Les six de Lesbos
En septembre 2020, le camp de réfugiés de Lesbos, en Grèce, qui abritait 12 000 personnes, partait en fumée. Il y a quelques mois, la justice grecque condamnait lourdement six jeunes migrants afghans, jugés responsables de l’incendie. Un verdict qui fait polémique.
En mars et juin derniers, six jeunes réfugiés afghans étaient condamnés à de lourdes peines de prison, jugés responsables de l’incendie du plus grand camp de réfugiés d’europe, Moria, sur l’île grecque de Lesbos.
Mais un peu plus d’un an après les faits, sur place, personne ne croit à la culpabilité des condamnés. Et tout le monde dénonce l’inhumanité des politiques migratoires européennes.
ZIA a vu grandir son petit frère Hassan à travers l’oeil d’une webcam.
“Il avait 3 ans quand je suis parti d’afghanistan. On ne s’est revus qu’une fois en quinze ans. C’était en Grèce, en juin, pour son procès, auquel on ne m’a même pas laissé assister, soupire l’aîné de la fratrie, installé depuis une dizaine d’années dans un village de la région toulousaine. J’avais pourtant essayé de le décourager de prendre la route de l’europe. Mais il insistait tellement! Il voulait venir en France, faire des études, avoir une vie tranquille. C’est quand même mon petit frère, alors je lui ai envoyé des sous pour l’aider à quitter le pays. Si j’avais su...” Les 11 et 12 juin derniers, Hassan –ainsi que trois autres garçons, Fayz, Sayed et Madhi– était condamné à une peine de dix ans de prison par le tribunal grec de Chios, jugé coresponsable de l’incendie qui avait ravagé le camp de réfugiés de Moria en septembre 2020. Trois mois plus tôt, pour les mêmes faits, deux autres jeunes Afghans, Mortaza et Ali, reconnus mineurs, écopaient de cinq ans
d’enfermement. Au moins une fois par semaine, depuis, Zia reçoit un appel du centre pénitentiaire de Kasavotia, où son petit frère a été transféré début octobre. “Il dit que ça va, mais c’est la prison, quoi… C’est un gamin très calme, un peu dans la lune, qui n’en dit jamais beaucoup. Il est si jeune! Et on lui dit qu’il va devoir rester dix ans là‑dedans...”
Il y a plus de trois ans, avant de quitter Kaboul, Hassan avait appris le numéro de son grand frère par coeur. “Irrégulièrement”, Zia recevait selfies, nouvelles et appels à l’aide. Il y avait d’abord eu l’iran et quelques mois à turbiner dans de petites fabriques, où Hassan craignait la police comme son ombre. Puis les vergers et les ateliers textiles de Turquie pendant près d’un an. “Mais il dépensait tout ce qu’il arrivait à gagner pour manger et payer le logement. Il m’a demandé plein de fois de l’aider à sortir du pays”, se souvient Zia, qui finira par envoyer quelques billets pour payer les passeurs et une place dans un Zodiac. Au début de l’automne 2019, après quelques heures effrayantes en pleine mer, Hassan et ses dizaines de compagnons d’infortune débarquent sur la petite île grecque de Lesbos: les voilà enfin en Europe. Aussitôt à terre, le jeune Afghan est conduit à Moria, à quelques centaines de mètres de la côte et des petits villages de pêcheurs. Que ressent-il en découvrant ce bidonville qui s’étend à perte de vue, hérissé de rouleaux de barbelés? À l’époque, près de 20 000 personnes survivent entre les murs grillagés du camp de réfugiés –conçu pour en accueillir dix fois moins–, entassées dans des conditions que Filippo Grandi, haut commissaire des Nations unies pour les réfugiés, qualifiera “d’effroyables” lors d’une visite d’inspection quelques semaines après l’arrivée d’hassan. Le jeune homme n’imagine pas y rester plus de quelques jours. Mais très vite, il comprend qu’il est pris au piège, que le camp de Moria n’est plus un “centre de réception des demandeurs d’asile” mais une terrible prison à ciel ouvert, une jungle désespérante et impitoyable. “Il me disait que c’était très dangereux, qu’il se faisait frapper, qu’il n’y avait presque rien à manger, pas assez de douches et qu’il devait aller se laver dans la mer”, enrage Zia, au volant de la camionnette de sa petite société de travaux en bâtiment.
“On criminalise les victimes”
“Un désastre. Le chaos. L’enfer.” Nicolien Kegels, ex-employée de Médecins sans frontières, pourrait dérouler les qualificatifs les uns après les autres sans jamais parvenir à dépeindre ce qu’était le camp de Moria. “Dans mon équipe, il y avait des gars qui avaient bossé pendant l’épidémie d’ebola. Même eux ne comprenaient pas”, assure-t-elle. Envoyée par L’ONG à Lesbos début 2018, celle qui est alors déjà passée par “plusieurs zones de guerre” découvre un camp insalubre, toujours à la limite de l’explosion. À la tête de l’équipe de prévention et de promotion de la santé de MSF, elle court dans les allées du matin au soir, dépassée par la situation. Se glisse dans les tentes pour “trouver les patients”, prendre quelques nouvelles d’une maman et d’un nouveauné, distribuer quelques dérisoires cachets d’antalgiques. “Il manquait de tout. De l’eau, des toilettes, des médicaments... décrit-elle. Moria transformait les gens. Ils comprenaient qu’ils devaient se battre pour survivre. Et on ne parle pas d’une catastrophe humanitaire avec des causes naturelles ou d’une guerre. La responsabilité est politique! Des gens ont décidé d’entasser de plus en plus de personnes là‑dedans. En Europe!”
“L’enfer” a été rayé de la carte en moins de 48 heures, les 8 et 9 septembre 2020. Le vent soufflait
“Ce camp, ce n’était pas un endroit pour vivre. Les derniers mois, les agressions y étaient de plus en plus fréquentes. Les gens devenaient des animaux. Et en septembre 2020, avec le Covid, c’était encore pire” Régine, migrante congolaise de 28 ans
très fort le premier soir, se souvient Régine, 28 ans, Congolaise et coincée à Moria avec sa fille pendant de longs mois. “Ce camp, ce n’était pas un endroit pour vivre. Les derniers mois, les agressions y étaient de plus en plus fréquentes. Les gens devenaient des animaux. Et en septembre 2020, avec le Covid, c’était encore pire”, décrit-elle. Quelques jours avant l’incendie, les premiers cas positifs sont enregistrés dans le camp. Panique générale. La promiscuité est telle que le pire semble inévitable. Les autorités imposent un confinement strict. Tout le monde dans les tentes, interdiction de sortir. “La frustration accumulée par tous ces gens depuis des années était déjà énorme. Mais avec la réponse chaotique apportée à la pandémie, on ne pouvait arriver qu’à une catastrophe comme celle‑là”, peste Allan*, responsable d’une ONG, présent sur l’île depuis des années. Le 8 au soir, au terme d’une journée infernale, la situation explose.
Des jeunes hurlent devant les grilles fermées du camp. Projectiles, bombes lacrymogènes. L’effrayante tente où sont prévues les mises en quarantaine est réduite en charpie, de petites barricades s’embrasent dans l’allée principale. Mais rien à voir avec la tempête de flammes qui s’abat soudainement sur le camp. “Le feu est parti très vite, de partout. Des flammes immenses qui détruisaient tout. Je n’ai même pas eu le temps de sauver mes affaires. Je me suis concentrée sur le plus important: sortir ma fille de là. Est‑ce que ce sont des fascistes ou des paysans grecs qui ont fait ça? Ou bien des réfugiés en colère? C’est impossible à dire, mais ce n’était pas un accident”, assure Régine, résumant en quelques mots les différentes rumeurs et versions qui courent toujours, plus d’un an après. Une fois hors de danger, elle filme tout ce qu’elle peut avec son téléphone. Une colonne d’hommes portant de gros cabas. Des femmes et leurs poussettes chargées à la hâte. Des gamins tirant de petites charrettes. Et l’énorme nuage de fumée noire, le ciel en feu, les cris qui résonnent. L’évacuation est chaotique. Le 8 septembre 2020, ils sont plus de 13 000 à vivre dans le camp, dont près de 4 000 enfants, et les secours tardent à arriver pour les sortir du brasier. “Par miracle”, répètent tous ceux qui étaient présents cette nuit-là, aucune victime ne sera recensée.
“On a voulu s’échapper vers Mytilène (la grande ville de Lesbos, à moins de dix kilomètres de Moria, ndlr), mais arrivés au niveau du magasin Lidl, un gros camion s’est mis en travers de la route pour nous empêcher d’aller plus loin. On n’avait nulle part où aller”, retrace Régine, avant de lancer une autre vidéo où on la voit hurler sa peur aux visages de policiers impassibles. Elle passera finalement la nuit sur le bitume, sa fille à ses côtés. Dans son téléphone, elle a conservé les images des jours suivants. Les nouveaux départs de feu le lendemain, qui finiront de réduire le camp en cendres. Les visages épuisés de ses amis congolais appelant l’europe à l’aide face à sa petite caméra.
Les campements de fortune bâtis à la hâte sur le bas-côté par les milliers de sans-abri, qui ont interdiction de sortir d’un périmètre verrouillé par les militaires. La manifestation où “liberté” est hurlé dans toutes les langues, réprimée au gaz lacrymogène. La panique lors des rares distributions d’eau et de nourriture. Le ballet des hélicoptères. Régine n’a pas pu filmer mais, le cinquième jour –“même si je ne savais plus depuis combien de temps on était là”–, les policiers se fraient un chemin dans la cohue et interpellent cinq jeunes hommes. Un sixième sera arrêté un peu plus tard, à l’aéroport. Dans la foulée, les ministres grecs de la Protection civile et de l’immigration déclarent à la presse que les responsables de l’incendie sont sous les verrous et qu’il s’agit de six demandeurs d’asile afghans. Hassan, Fayz, Sayed, Madhi, Mortaza et Ali.
Depuis, dans les rues de Mytilène, on a pris l’habitude de parler des
“six de Moria”. On sait qu’ils sont “dans une prison en Grèce”, qu’ils sont “très jeunes” et, surtout, qu’il est “impossible” et “injuste” de faire porter le chapeau du carnage à ces “petits gars”. Hashmat croit savoir que l’un d’eux traînait souvent devant sa tente, dans la zone 9. “Il jouait tout le temps aux billes avec des petits. Un bon gars, très gentil, avec des cheveux un peu longs… Ce qui est sûr, c’est qu’il n’a pas pu faire ça”, assure-t-il, la tête collée à l’écran de son ordinateur dans le local d’une association de distribution alimentaire. “On dirait qu’ils ont arrêtés six jeunes isolés, fragiles, que personne ne connaissait, pour que ça passe un peu inaperçu, soupçonne Rouddy, exilé congolais à Lesbos depuis 2017, musicien et toujours dans l’attente d’hypothétiques papiers.
Il y avait aussi tellement de monde
à Moria en 2020 que plus personne n’était vraiment identifiable. Ce qui est sûr, c’est que les vrais responsables ne sont pas ces six‑là. Quand on enferme quinze personnes dans un container ou sous une tente, on doit s’attendre à une catastrophe.” Pourquoi eux, alors? “Les projecteurs étaient braqués sur Lesbos à ce moment‑là”, rappelle Allan, qui se souvient aussi des images apocalyptiques en boucle dans tous les JT, des grands discours sur “la honte de l’europe” et des “no more Moria” répétés par les dirigeants européens. “Il leur fallait des coupables. Mais la cause de ce feu, c’est la politique européenne. Pas un gamin qui aurait allumé de l’herbe sèche avec un bout de carton enflammé, fulmine-t-il. Même s’ils ont participé à ce feu, pourquoi ils l’ont fait? Cet endroit était chaotique, déshumanisant, horrible. Là, on criminalise les victimes.”
Un seul témoignage
À la terrasse d’un petit café, à deux pas du port où sont amarrés les navires de Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, Mohamed, jeune réfugié afghan, ne retient pas ses mots. Arrivé en Europe avec une montagne “de projets artistiques et l’envie de faire des études d’astrophysique à l’université”, il a vu tous ses rêves et ses plans s’effondrer pendant ses neuf mois à Moria, rongé par la peur, la haine et les envies suicidaires. “Ils ont aspiré tous nos espoirs, nous ont détruits.
Et à la fin, ce sont six gamins qui se retrouvent en prison, innocents en plus! C’est injuste! Un jour, des gens devront répondre de tout ça. De la façon dont on a traité toutes ces personnes qui fuyaient la guerre. Et de la façon dont on continue à le faire.” Après l’incendie, un nouveau camp a été bâti à la hâte, à quelques kilomètres de là, au bord de l’eau. Près de
3 000 réfugiés s’y trouvent en cette fin d’année 2021, loin du “pic” des dernières années. Mais les règles y sont plus strictes, les permissions de sortie encore plus rares et les procédures terriblement expéditives, dénoncent nombre D’ONG.
“C’est littéralement une prison, tranche Marion Bouchetel, avocate pour le Legal Centre Lesbos, organisation de défense et d’aide juridique auprès des réfugiés. Les nouveaux camps qui se construisent sur les îles de la mer Égée paraissent plus rangés et propres que Moria, mais c’est peut‑être encore pire.”
Mohamed écrit et rappe les vies volées des damnés de Moria.
Le 9 octobre dernier, il était sur la scène d’un grand squat du centreville de Mytilène à l’occasion de Rap Against Borders, un concert “pour les six”. “L’argent récolté leur sera envoyé pour qu’ils puissent s’acheter quelques trucs en prison. Ce n’est pas grand‑chose, 400 ou 500 euros, mais c’est important.” Depuis l’allemagne, c’est Oda, physicienne et activiste, qui est chargée de préparer les colis de vêtements chauds pour les jeunes détenus avec l’argent collecté. “Avec l’hiver qui arrive, ils se les gèlent dans la prison.” Pendant leurs longs mois de détention préventive, avant les procès de mars et juin, ils l’appelaient presque tous les jours depuis le centre pénitentiaire pour jeunes détenus d’avlona. “Le premier truc qu’ils faisaient, c’était toujours de me demander comment j’allais… Ils essayaient de garder le moral. Mais petit à petit, ça s’est dégradé, ils ont presque tous été séparés”, se désole celle qui passe plusieurs mois par an à Lesbos depuis 2015 et qui remue ciel et terre pour que “ces enfants ne soient pas oubliés”. Depuis que les sentences sont tombées, les contacts se font plus rares. “Ils risquent six mois de prison supplémentaires s’ils sont pris en cellule avec un téléphone”, explique l’activiste, qui garde aussi un oeil sur le blog Free the Moria 6. “Ce dossier ne peut pas être refermé comme ça. Ils ne comprennent toujours pas vraiment pourquoi ils sont en prison. Ils pensaient que les avocats allaient remettre les choses dans l’ordre à l’issue du procès. Pas qu’on allait les condamner à dix ans…”
En ce début octobre, Vicky Aggelidou et Natasha Dailiani, deux des avocates des jeunes Afghans incarcérés, croulent sous les dossiers et peinent à bloquer un créneau pour leur rendre visite. “Mais c’est vraiment important, il faut qu’on aille les voir. C’est un devoir”, se désole Me Aggelidou. Les six l’appellent “au moins toutes
“Nos plaidoiries n’ont même pas été traduites en farsi […] Ce n’était pas un procès. C’était une parodie” Vicky Aggelidou, l’une des avocates des six condamnés
les deux semaines. Ils répètent juste ‘please, don’t forget us’ et veulent savoir quand aura lieu le procès en appel. Mais on ne sait pas. Ce ne sera pas avant un an, au mieux”. Les deux avocates ont beau être habituées à la justice “expéditive” et “politique”, elles assurent que le procès des six de Moria a dépassé tout ce qu’elles avaient vu et entendu jusque-là.
Le dispositif policier colossal et les rues bouclées autour du palais de justice, d’abord. Puis l’interdiction aux journalistes et aux observateurs internationaux d’entrer dans la salle, décidée à la dernière minute “pour des raisons sanitaires, alors qu’il y avait au moins huit policiers à l’intérieur”. Le refus d’examiner les documents attestant de la minorité de trois des jeunes au moment de l’incendie. La traduction chaotique et hasardeuse. “Nos plaidoiries n’ont même pas été traduites en farsi. Depuis le banc des accusés, ils pouvaient imaginer qu’on était en train de les sortir de là”, suppose Me Aggelidou. Et, “le pire”, l’attitude du jury au cours des deux jours d’audience. “Pour le juge, le feu est déconnecté de la situation chaotique
qui régnait à Moria, du contexte sanitaire, des tensions… Il voyait juste des gars qui avaient participé à un incendie criminel.” Enfin, les preuves plus que bancales présentées par les enquêteurs. “Toute l’accusation est basée sur le seul et unique témoignage d’un leader pachtoune en conflit avec la minorité ethnique hazara, dont font partie les six jeunes. Il n’était pas à l’audience et il a même pu quitter la Grèce peu après son témoignage”, hallucine Me Dailiani. Le témoin mystère, sorti des radars, serait actuellement en Allemagne, croient savoir quelques-uns, qui rêvent d’une lettre d’excuse, d’un message dans lequel il reviendrait sur sa dénonciation. Mustafa, 23 ans, le frère d’un des six, a essayé de retrouver “l’homme qui a vendu Madhi”, sans succès. “C’était un de nos voisins à Moria. Il est raciste et égoïste. C’est pour ça qu’il a fait ça”, devine le jeune homme. “Dans une histoire similaire avec un faux témoin qui avait obtenu des papiers, on avait fini par recevoir une vidéo du type qui demandait pardon”, se souvient Oda, bien obligée d’attendre un miracle “pour sortir les petits de là”.
Nicolien, la superviseuse de Médecins sans frontières, était également au procès de juin, appelée à la barre par la défense pour “peindre une image du camp de Moria devant le tribunal”. Elle a déchanté très vite. “Le juge me demande si je sais qui sont les jeunes derrière moi. Je me retourne. Bien sûr que non, il y avait des milliers de jeunes. Il me répond que ce sont ceux qui ont mis le feu au camp. Pour lui, c’était déjà très clair. Un peu après, il me demande ce que le gouvernement aurait dû faire avec le Covid dans le camp et si les autres pays européens n’auraient pas dû apporter davantage d’aide. Qu’est‑ce que ce genre de choses venait faire dans un tribunal?” Le samedi matin, au deuxième jour d’audience, le verdict tombe. Quand Hassan, Fayz, Sayed et Madhi comprennent qu’on les reconduit en prison, tout s’effondre. Les avocates baissent la tête, écoeurées. “Ce n’était pas un procès. C’était une parodie, assène Me Aggelidou. On est allées les voir avant qu’ils ne soient embarqués pour s’excuser au nom de la justice grecque…”
Welcome to Europe
Dans les ruines de Moria, il ne reste plus aujourd’hui qu’un vieux migrant pakistanais, impossible à déloger de son cabanon de bâches et de tôles. Le fantôme du plus grand camp de réfugiés d’europe s’étend dans les collines derrière lui, couvertes de verre pilé, de bouts de tissu et de débris métalliques. Le grand portail, béant. La vertigineuse allée bétonnée que tout le monde avait pris l’habitude d’appeler le marché.
Il ne reste que les petites planchettes en bois au sol, vestiges des étals. Les traces des terrasses où étaient plantées les tentes. Les fondations des bungalows. Quelques oliviers noircis. Le mur d’enceinte jaune pâle et l’énorme graffiti “Welcome to Europe” –“Europe” encerclé de barbelés. Seule la cage, sorte de prison dans la prison, est ironiquement intacte. Les six ne se connaissaient pas avant d’être incarcérés, assurentils, mais étaient installés dans le même secteur. La tente sous laquelle dormaient Madhi, son grand frère Mustafa et la femme de ce dernier devait se trouver par-là, sur ce versant de colline tout boursouflé. Ils étaient arrivés ensemble le 15 janvier 2020, remplis d’espoirs. Elle était enceinte et devait bientôt accoucher. Madhi était déterminé à trouver rapidement du travail. À Qom, en Iran, il réparait des mobylettes. “C’était un gamin motivé, éclairé et poli, qui adorait son boulot”, raconte l’aîné qui, lui, offrait ses bras sur les chantiers iraniens. Les deux frères, Afghans d’origine mais nés en Iran, avaient pris la route de l’europe pour fuir les persécutions et les menaces d’expulsion. “À quoi bon rester là‑bas si nous ne pouvions pas étudier et risquions toujours d’être renvoyés par la police?” résume Mustafa, lui-même attrapé et expulsé “trois fois” vers son pays d’origine. À Moria, le rêve tournera vite au cauchemar. Les bâches ne protègent pas des températures glaciales et trouver de quoi se chauffer est une bataille permanente. Madhi tombe malade plusieurs fois. L’épouse de Mustafa accouche en plein hiver d’une petite fille, qui décède peu après dans un hôpital d’athènes où elle a été transférée en urgence. “Pour nous, vivre en Grèce, c’est vivre en enfer”, écrit Mustafa depuis une salle d’attente de l’hôpital d’arta, dans le Nord de la Grèce. Le jeune Afghan est rongé par la peur, convaincu que son coeur est en train de le lâcher. Deux jours plus tôt, une ambulance a fini par le conduire hors du camp de réfugiés de Filippiáda, où il est désormais installé. “J’ai perdu ma première fille à cause de Moria. Ma femme a désormais de gros problèmes psychologiques. Mon petit frère est en prison. Et voilà que je suis moi aussi gravement malade… Je suis un homme malchanceux, voilà tout.” Il y a quelques jours, Madhi l’a appelé et la conversation s’est encore terminée par des larmes.
“Je ne sais pas quoi lui dire pour le consoler. Il me dit qu’ils se font battre par d’autres prisonniers car ils sont les plus petits et qu’ils n’ont pas intérêt à se plaindre. Il a très froid dans sa cellule qu’il partage avec un autre des six.” Mustafa tente de se consoler: “Au moins, ils sont devenus amis en prison.”
*Le prénom a été changé.
“J’ai perdu ma première fille à cause de Moria. Ma femme a désormais de gros problèmes psychologiques. Mon petit frère est en prison. Je suis un homme malchanceux, voilà tout” Mustafa, frère de Madhi, l’un des six condamnés