GOD BEC AMERICA
Longtemps menacé d’extinction, l’aigle à tête blanche a retrouvé sa splendeur. Ce volatile, qui s’affiche sur les billets de banque, le drapeau et les pièces de monnaie des États-unis, a quadruplé ses effectifs en dix ans. Mais pas à n’importe quel prix: désormais il pullule, saccage les poubelles, s’attaque aux humains et devient le symbole agité d’un pays qui l’est tout autant depuis le passage de Donald Trump.
S’ il existait un classement des plus belles décharges du monde, nul doute que celle de Cedar Hill figurerait dans les premières places. Situé 20 kilomètres à l’est de Seattle, perché au sommet d’une colline cernée par une forêt de sapins, le site fait face au mont Rainier, point culminant de l’état de Washington avec ses 4 392 mètres. Par beau temps, la décharge s’offre même une vue sur les Cascades, la chaîne montagneuse qui longe la côte ouest des États-unis. Malgré les 2 000 tonnes d’immondices déversées chaque jour, il flotte une douce odeur de sous-bois et de conifères. C’est que l’établissement, ultramoderne, recouvre la plupart des déchets avec d’épaisses bâches. Ainsi protégée des effluves nauséabonds, la nature environnante s’épanouit en toute quiétude, à peine dérangée par le ballet des camions bennes. Mouettes, daims et autres wapitis passent régulièrement une tête dans les 370 hectares de la décharge. À cette faune déjà surprenante autour des ordures, s’ajoute un autre joyau du monde animal nord-américain: le bald eagle, ou pygargue à tête blanche. Des dizaines de spécimens de ce volatile au plumage brun et à la tête couleur d’ivoire rôdent au-dessus de la fange. Ils font partie du décor pour Joe Desimone, employé depuis 17 ans à Cedar Hill. Dans son cabanon en bois mal chauffé à l’entrée du site, Joe replace sa casquette, plisse les yeux et scrute le ciel: “Les aigles viennent pour la nourriture. On croit qu’ils attrapent des saumons dans des rivières. Conneries! Ce sont des charognards, ils mangent les poubelles. En fait, ce sont des rats. Majestueux peutêtre, mais ça reste des rats.”
Pour illustrer ce qu’il avance, Joe enfile sa doudoune, accroche un talkie-walkie à sa ceinture et grimpe dans son pick-up afin d’improviser un safari ornithologique sur les chemins cahoteux de la décharge. “On voit les aigles du matin au soir, tout le temps. Il y en a environ 200, je dirais. D’ailleurs, là, j’en vois un.” Joe s’arrête, le doigt pointé hors de l’habitacle.
Une tache sombre aux ailes déployées plane dans le ciel nuageux. Difficile de percevoir la tête blanche, mais le gabarit de l’individu tranche avec le profil fluet des corbeaux et des mouettes tournoyant dans le secteur. Mesurant jusqu’à 2,40 mètres d’envergure pour un poids de 5,8 kilos, le pygargue fait partie des rapaces à forte corpulence. Empereurs des airs, ces animaux sont comme chez eux à la décharge, même si ce nouvel habitat leur réserve quelques surprises. “Ils sont habitués aux humains et à nos engins. Ils n’ont pas peur de nous. En revanche, ils se battent souvent entre eux et ça peut devenir très violent. Une fois, pendant une bagarre, il y en a un qui n’a pas vu un camion et qui s’est cogné dans le pare-chocs”, raconte Joe en montrant sur son iphone à l’écran ébréché une photo du malheureux en question, emmailloté dans une couverture avant d’être envoyé chez un vétérinaire du coin pour soigner sa blessure à l’aile. La décharge, poste avancé de la conservation animalière? L’éboueur rigole mais valide: “Ici, c’est probablement le meilleur endroit de tous les États-unis pour voir des aigles. Un jour, j’en ai vu un descendre en piqué et fondre sur un rat. Il l’a attrapé dans ses serres, s’est envolé et l’a fait tomber pour l’achever au sol.” Le boucheà-oreille fonctionne chez les amateurs d’ornithologie. Depuis quelques années, des visiteurs toquent à l’entrée du site pour demander l’autorisation d’entrer et voir les aigles de près. Les plus équipés se pointent en tenue de camouflage, appareil photo et téléobjectif sous le bras. Hélas pour eux, ils doivent faire marche arrière et c’est bien souvent Joe qui se charge de les recaler:
“Je leur dis qu’ils ne peuvent pas entrer. C’est un lieu dangereux si tu ne connais pas les règles. Ça reste une décharge, pas un parc naturel.”
Si les photographes du dimanche se pressent, c’est qu’il a longtemps été difficile d’apercevoir un bald eagle. L’espèce vit seulement en Amérique du Nord et nulle part ailleurs dans le monde. Surtout, elle a été décimée par le DDT, un pesticide abondamment utilisé après guerre. En polluant les sols, le produit se répandait dans les cours d’eau, intoxiquait les poissons et finissait par tuer les aigles qui s’en nourrissaient. Par capillarité, le DDT fragilisait aussi les coquilles d’oeufs et accroissait la mortalité des aiglons. L’hécatombe fut telle qu’en 1963, un recensement établissait qu’il ne restait plus que 417 couples de pygargues à tête
blanche sur le sol américain. L’espèce est alors classée en voie d’extinction. En 1972, les autorités américaines interdisent le DDT. Les effectifs vont pouvoir repartir à la hausse, mais la croissance se fait lentement lors des trois décennies suivantes. Avant de s’accélérer vraiment à partir de 2009. Le nombre de pygargues quadruple en dix ans pour atteindre le chiffre de
71 000 couples en 2019. De quoi gonfler d’orgueil de Deb Haaland, la secrétaire à l’intérieur, qui plastronnait en mars dernier sur cette “réussite historique en matière de conservation pour un animal [...] qui a toujours été sacré pour [notre] nation”. Désormais, les pygargues quadrillent tout le territoire américain, de l’alaska, où ils sont les plus nombreux, à la Floride, qui compte leur deuxième plus gros contingent du pays, en passant par l’état de Washington, donc, où ils se sont toujours sentis comme chez eux. Si tout le monde aux États-unis considère ce volatile comme un aigle –ce qui est correct du point de vue biologique–, le pygargue se range plus précisément dans le sous-groupe des haliaeetus, qui désigne les oiseaux mangeurs de poisson. Une spécificité nutritive qui tend à disparaître avec le mode de vie des jeunes volatiles. “Il y a deux types de pygargues: les territoriaux et les non territoriaux, cadre Chris Anderson, biologiste au département vie sauvage de l’état de Washington. Les premiers mangent surtout du poisson ; les autres, qui sont souvent plus jeunes et qui n’ont pas encore leur propre ‘royaume’, mangent tout ce qu’ils trouvent: lapins, ratons laveurs, corbeaux. Ce sont eux qu’on retrouve près des décharges, ils adorent. Ils trouvent là tout ce qu’ils aiment sans se fatiguer.”
Aspiré dans un réacteur d’avion
La ville d’issaquah est une banlieue cossue de Seattle, en contrebas de la colline où se trouve la décharge de Cedar Hill. La commune ressemble à une cité-dortoir pour cadres sup, avec des lotissements dotés d’entrées sécurisées et d’accès privatifs à des lacs. Beaucoup d’habitants du coin travaillent dans la Tech, chez Amazon ou Microsoft, dont les sièges sociaux sont à Seattle. Malgré tout, elle a réussi à conserver son charme de village tourné vers les activités montagnardes, type randonnées ou excursions en eaux vives. Plusieurs sentiers pédestres démarrent en lisière de la commune, à côté d’une piste d’atterrissage pour parapentes, et il n’est pas rare de croiser en ville des 4x4 avec des canoës-kayaks ficelés sur le toit. Dans cette nature en Technicolor où le vert des pelouses vire au fluo et où les teintes orange des arbres semblent sorties d’un fond d’écran Windows, le pygargue à tête blanche sème un bordel peu ragoûtant. “On retrouve des morceaux de viande devant chez nous, ou des os de poulet. Des voisins ont même retrouvé des couches de bébé dans leur jardin”, grimace Geenna, une quinquagénaire aux yeux bleus “amoureuse” de la nature mais “fatiguée” par les aigles. Les rapaces attrapent des sacs-poubelle à la décharge et s’éloignent pour déguster leur butin à l’abri des convoitises de leurs congénères. En vol, leurs serres percent les sacs et provoquent un “garbage bombing” dans les environs, soit un déversement de détritus sanguinolents. Au point que le sujet s’est invité au conseil municipal et a viré à la bataille politique. “Les voisins sont fous de rage et c’est un casse-tête pour nous. On n’a pas le droit de tuer les aigles, ils sont protégés, il faut donc seulement les éloigner sans leur faire de mal”, synthétise Scott Barden, employé au service des déchets du comté de King, qui englobe Seattle. Il a été décidé en 2020 que des feux d’artifice allaient être tirés pour chasser les nuisibles.
La solution a déjà été testée à l’aéroport de Seattle, où les pygargues aussi sèment la pagaille, attirés par les lapins qui pullulent le long des pistes. “Cette année, un aigle a été aspiré dans un réacteur d’avion et a provoqué 1,7 million de dollars de dégâts, chiffre Steve Osmek, biologiste reconverti en pyrotechnicien près des tarmacs. Au début des années 2000, on voyait un ou deux aigles par an. Aujourd’hui, c’est une demi-douzaine par jour. On ne veut pas qu’ils disparaissent, on veut seulement qu’ils s’installent ailleurs.” Les aéroports de Portland et Vancouver, au sud et au nord de Seattle, ont les mêmes soucis. Plus au nord encore, en Alaska, les aigles s’en prennent aux humains. Un garde-côte a été attaqué dans le port d’unalaska, son pull déchiqueté par un aigle, qui est reparti avec son smartphone dans les serres. Face à ces volatiles nombreux et agressifs, le pays semble démuni, piégé par l’immunité en béton octroyée à ces rapaces depuis le National
“On croit que les aigles attrapent des saumons dans des rivières. Conneries! Ce sont des charognards, ils mangent les poubelles. En fait, ce sont des rats” Joe Desimone, employé à la décharge de Cedar Hill
Emblems Act, une loi votée en 1940 qui interdit formellement de tuer et de faire commerce du plus patriotique des volatiles américains.
Figure martiale et agressive
L’histoire commence en réalité en 1782. Un certain William Barton, juriste de Pennsylvanie, propose de faire du pygargue à tête blanche le symbole de la toute jeune nation américaine. Benjamin Franklin, l’un des pères fondateurs des États-unis, exprime ses doutes sur la moralité du volatile. “Dans une lettre écrite à sa fille, il regrette ce choix au motif que l’aigle est un charognard, qu’il ne se nourrit pas de façon honnête. Benjamin Franklin aurait préféré prendre la dinde”, replace Tamara Boussac, historienne et spécialiste des États-unis à l’université Paris 1 Panthéon-sorbonne. Mais Franklin est défait. Finalement, la dinde s’incline devant l’aigle et les puissants symboles qu’il colporte. “Il a été choisi parce qu’il
représentait un imaginaire impérial et parce qu’il est endogène à l’amérique du Nord, c’est un facteur déterminant. Cet animal se détachait de toute référence coloniale aux îles britanniques”, complète l’historienne. À partir de 1782, le bald eagle s’invite sur le sceau officiel de la nation, sur des pièces de monnaie, des billets de banque, sur le drapeau officiel de la présidence et celui de la Chambre des représentants. Trois siècles plus tard, le pygargue à tête blanche a gagné de nouveaux supporters, d’un genre turbulent et vindicatif.
Le 6 janvier dernier, lors de l’assaut du Capitole, l’aigle figurait en bonne place sur les tenues bariolées des assaillants pro-trump. Il s’affichait sur des t-shirts, casquettes et sweat-shirts. Un manifestant avait même enfilé un masque de bald eagle qu’il avait assorti à un costume aux couleurs de la bannière étoilée. “Comme figure agressive, dominatrice et martiale, l’aigle plaît aux pro-trump. Ce n’est pas à proprement parler un motif d’extrême droite, mais il n’est pas étonnant que ceux qui se réclament de la ‘vraie’ nation américaine, en opposition aux immigrés et aux minorités, se réapproprient ce symbole d’un animal typiquement américain”, poursuit Tamara
Boussac. Mascotte d’une Amérique en colère, l’aigle s’est même invité sur le bureau de Donald Trump. C’était en 2015, et cela avait mal tourné. En pleine campagne électorale, alors que le candidat posait à côté d’un aigle pour le magazine Time, le rapace, calme jusque-là, paniqua d’un coup, déploya ses ailes et fit vriller la chevelure du futur 45e président des États-unis, lequel sursauta et demanda au fauconnier d’évacuer le turbulent spécimen.
Difficile d’imaginer un lieu plus éloigné de Washington que la Skagit River. Géographiquement, d’abord. Cette vallée étroite et encaissée se situe à l’extrême nord-ouest des États-unis, près de la frontière canadienne. Politiquement, ensuite. L’ex-président Trump est honni dans ce coin farouchement démocrate. Dans la Skagit River, on refuse d’instrumentaliser le pygargue à tête blanche. L’animal y est comme chez lui, au point que certains guides touristiques ont rebaptisé le coin “Skagit River Bald Eagle”. Et pour cause: certaines années, on a compté jusqu’à 900 aigles entre Marblemount et Newhalem, deux villages de la vallée distants de 24 kilomètres.
“Il y a plus d’aigles que de poteaux électriques ici, se marre Ember Labounty, fondatrice du Bald Eagle Interpretive Center, un lieu exclusivement dédié à l’animal. Les aigles adorent passer l’hiver ici parce que la rivière ne gèle pas et qu’il y a quatre variétés différentes de saumons à pêcher dans la rivière Skagit.” Accompagnée de Judy Hemenway, une sculptrice à la retraite, Ember gère ce centre hébergé dans un chalet sur pilotis du village de Rockport –109 habitants. Âgées de 67 et 71 ans, les deux femmes en doudoune et lunettes organisent bénévolement des randonnées d’observation, des ateliers de photos et des conférences dans le but de mieux faire connaître cet animal qu’elles révèrent.
“Les voir voler, c’est magique, ils sont tellement majestueux. Ils font plein de bruits différents, ils semblent discuter, dialoguer et parfois rire entre eux”, s’émerveille Ember. Judy prend le relais, les yeux perdus vers les nuages: “Quand un aigle attrape un poisson dans la rivière, ça vous hérisse le poil. C’est pas pour rien que les Native Americans l’ont pris comme symbole d’harmonie entre la terre et le ciel, entre l’eau et l’air. C’est un spectacle qui vous subjugue, c’est irréel.” Aussi étonnant qu’une troupe décharge.• d’aigles dans une
“L’aigle a été choisi parce qu’il représentait un imaginaire impérial et parce qu’il est endogène à l’amérique du Nord: il se détachait de toute référence coloniale aux îles britanniques” Tamara Boussac, historienne