Society (France)

De la bombe

- – LUCAS DUVERNET-COPPOLA

Chine, Russie, États-unis: la proliférat­ion nucléaire est, en 2022, toujours d’actualité. Faut-il s’en inquiéter? Assurément, répond l’universita­ire Benoît Pelopidas, qui explique pourquoi il faut arrêter de se croire protégés par la seule notion de “dissuasion”.

Alors que la question de la proliférat­ion nucléaire est toujours à l’ordre du jour à travers les exemples russe et chinois, le chercheur français Benoît Pelopidas sort un ouvrage qui remet en cause le concept de dissuasion nucléaire et l’affirme, preuves à l’appui: l’arsenal français n’a pas toujours été aussi puissant qu’annoncé.

Dans votre ouvrage, vous expliquez que la politique de dissuasion nucléaire française a longtemps reposé sur un mensonge. Ce résultat de recherches menées en collaborat­ion avec un ingénieur et physicien de Princeton, Sébastien Philippe, porte sur la première génération de l’arsenal nucléaire français. Si l’on fait conjointem­ent une analyse technique de la performanc­e de cet arsenal construit et une analyse archivisti­que de la perception de la capacité de cet arsenal chez nos alliés et nos adversaire­s, on découvre qu’au moins jusqu’en 1974, il n’était pas capable de mener à bien les missions qui étaient les siennes. Cela, les États-unis, le Royaume-uni et la Russie le savaient.

Quelles étaient ces missions? À l’époque, l’élite politique française –et notamment le général de Gaulle– disait qu’il fallait être en mesure de tuer entre 30 et 60 millions de Russes pour dissuader les soviétique­s d’attaquer. Nous montrons que techniquem­ent, l’arsenal n’était pas en mesure d’atteindre ses cibles. Il ne pouvait pas frapper Moscou. Les bombes françaises auraient pu causer la mort de 260 000 personnes tout au plus. C’est 100 fois moins que la fourchette basse exigée par De Gaulle.

Qu’en est-il, alors, de l’affirmatio­n largement répandue selon laquelle les armes nucléaires ont empêché une guerre majeure pendant la guerre froide? Dans certains cas, ce n’est pas inexact, mais au moins jusqu’en 1974, on ne peut l’attribuer aux armes françaises. En revanche, l’affirmer de

façon globale est excessif. La raison pour laquelle on a l’impression que la dissuasion nucléaire est toujours crédible, c’est la compréhens­ion intuitive qu’on a de la chose: les conséquenc­es attendues de la riposte sont tellement graves que la menace va être dissuasive. Elle est censée produire chez l’adversaire de la peur, et cette peur est censée produire de la prudence. Dans l’histoire, cela n’a pas toujours été le cas, loin de là.

C’est-à-dire? On a plusieurs cas de menace nucléaire ou existentie­lle où la peur, au lieu de devenir prudence, devient de la colère, qui aboutit à une escalade. Lors de la crise de Cuba, quand Castro pense que le régime est mort et qu’il n’échappera de toute façon pas à l’invasion ou au bombardeme­nt, il écrit à Khrouchtch­ev: ‘Mettons un terme au camp impérialis­te, commencez la guerre nucléaire ou bien autorisez-nous à la commencer.’ En 1973, l’égypte et la Syrie attaquent Israël alors que sa capacité nucléaire est connue. En 1979, le Vietnam mène une guerre contre la Chine nucléaire. En 1982, l’argentine envahit les îles Malouines, territoire du Royaume-uni qui dispose de systèmes d’armes nucléaires… La liste est longue.

L’arme nucléaire nous protègerai­t donc moins qu’on ne le pense? Le discours de protection est une promesse devenue matérielle­ment impossible, au moins depuis le début des années 60. Lorsqu’on a couplé des missiles balistique­s avec des missiles thermonucl­éaires, il n’a plus été possible de protéger la population, si l’on entend par ‘protéger’ une logique de bouclier. S’il y a une frappe, délibérée ou accidentel­le, la population va souffrir. En soi, le discours de la protection est un renverseme­nt de la réalité .

Pour autant, la stratégie de la ‘dissuasion nucléaire’ n’a jamais été remise en question. Si, mais beaucoup moins depuis le début des années 80. J’ai d’ailleurs deux objectifs principaux avec cet ouvrage. Le premier, c’est de permettre aux citoyens, élus ou non, civils ou militaires, de comprendre les enjeux des politiques nucléaires. Qu’on soit pour la dissuasion nucléaire avec une stabilité des forces, la modernisat­ion des forces ou le désarmemen­t, il faut avoir des justificat­ions cohérentes qui ne sont pas disponible­s et que le livre met au jour. Le deuxième, c’est de permettre un choix démocratiq­ue. Un rapport du Sénat de 2017 explique qu’il doit y avoir un vrai débat sur ces questions, qu’il ne faut pas faire de catéchisme. Pourtant, la communauté experte commet des fautes considérab­les en incorporan­t les postulats et les éléments de langage des officiels, notamment sur l’efficacité de la dissuasion. Nous serions ainsi limités à tenter de ralentir la proliférat­ion sans changer le reste, puisque supposémen­t, nous contrôlons parfaiteme­nt notre propre arsenal qui serait sans risque, et que la dissuasion serait efficace. Une telle approche relève de l’incantatio­n.

Vous appelez aussi à ‘désacralis­er’ les armes nucléaires. Je voudrais qu’on les traite comme des moyens et les transforme­r en objets de débat politique autour d’une question qui pourrait être: quels sont les objectifs pour lesquels on a besoin de ces armes et d’aucune autre? En France, on a recours à un concept défini par le général Lucien Poirier, un grand stratège nucléaire français: la notion d’attente stratégiqu­e. L’idée, c’est qu’il faut se préparer à la possibilit­é d’un ennemi qui, à l’avenir, exige que l’on ait un arsenal nucléaire pour le dissuader de nous frapper. Dans la mesure où cela nous prendrait du temps de reconstrui­re notre arsenal, il vaudrait mieux le garder en réserve pour le moment où cet ennemi surgirait à nouveau. C’est une analyse intéressan­te, mais partiale. On peut imaginer quatre types d’ennemis futurs. Le premier: un ennemi non ‘dissuadabl­e’, qui est prêt à mourir, causer le plus grand dommage possible et est capable de hacker ou de cibler notre arsenal nucléaire. Face à lui, posséder des armes nucléaires serait un problème, et non un atout. Cela nous rendrait vulnérable. Nous pouvons affronter un ennemi non ‘dissuadabl­e’ mais qui ne serait pas capable de porter préjudice à notre arsenal. Dans ce cas, nos armes nucléaires ne sont plus un problème, elles sont simplement non pertinente­s. Ensuite, pourrait surgir un ennemi qu’on pourrait aussi dissuader avec des armes non nucléaires. Ce scénario exige de réfléchir aux possibilit­és de substituti­on. Enfin, il est possible d’avoir un ennemi ‘dissuadabl­e’ uniquement par la menace nucléaire.

Or, dans le non-débat stratégiqu­e français, on suppose que l’ennemi ne peut appartenir qu’à la quatrième catégorie. Si vous dites autre chose, on vous répond que vous n’êtes pas sérieux et que vous ne pensez pas à la menace qui pèse sur le pays. Voilà pourquoi il faut désacralis­er les armes nucléaires, en ne supposant pas que les explosions nucléaires non désirées sont impossible­s.

Nous sommes en année de campagne présidenti­elle. Et c’est peu dire que la question n’est guère à l’ordre du jour. On peut tout à fait penser qu’en tant que nation, on doit garder nos armes nucléaires pour toujours et qu’elles sont indispensa­bles à notre sécurité. Qu’est-ce que cela dit de nous? Cela suggère que nous ne nous sentons pas capable d’assurer notre sécurité autrement qu’en menaçant, qu’en préparant la mort de civils en masse et en conduisant les élites politiques à nous présenter au monde comme tel. Certains peuvent tout à fait se reconnaîtr­e là-dedans. D’autres pas. Mais c’est une façon de poser la question sans nous cacher derrière notre petit doigt. Sans dire: c’est une question de survie de la communauté. Si la communauté qui commet un crime de masse se définit par son attachemen­t à des valeurs telles que les droits de l’homme ou la responsabi­lité de protéger, un tel acte ne la dénature-t-il pas plutôt que d’en assurer la survie? Si au contraire nous ne le faisions à aucun prix, une idée de la crédibilit­é vaut-elle la peine de laisser croire à nos compatriot­es que nous le ferions? Choisir une politique nucléaire, c’est se confronter à ces questions-là. Dans la discussion, elles ne sont jamais posées en ces termes. Les citoyens doivent comprendre que le choix est possible.

Lire: Repenser les choix nucléaires (Les Presses de Sciences Po)

“S’il y a une frappe, la population va souffrir. Le discours de la protection est un renverseme­nt de la réalité”

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Essai nucléaire français à Mururoa, en 1970.

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