VUE D’ENSE MBLES
Depuis 25 ans, le sociologue Renaud Epstein collectionne les cartes postales représentant les cités HLM de la France entière. Il les réunit aujourd’hui dans un livre, On est bien arrivés, qui permet de briser l’image uniforme et caricaturale qui colle sou
Comment avez-vous commencé à collectionner les cartes postales de grands ensembles? Quand j’étais étudiant en sociologie, il y a 25 ans, j’ai fait un mémoire sur la politique de la ville dans le quartier des Trois-ponts, à Roubaix. Un matin, j’y suis arrivé trop tôt pour un rendezvous et je me suis mis dans un troquet en attendant. Au bout du bar, j’ai vu un présentoir à cartes postales comme il y en a encore parfois dans les cafés, avec des cartes postales défraîchies, des cartes d’anniversaire jaunies, etc. Au milieu, il y avait une carte postale de la cité.
J’étais assez interloqué parce que les cités HLM ne font a priori pas partie des bâtiments que l’on considère comme beaux et que l’on met en avant. J’en ai acheté plusieurs exemplaires. Les dix années suivantes, mes recherches m’ont fait sillonner la France entière, et à chaque déplacement dans un ‘quartier’, j’en ai cherché. La plupart du temps, j’en ai trouvé.
Lorsque le plan Borloo et son programme de rénovation des grands ensembles ont été mis en oeuvre en 2003, votre approche a-t-elle changé? Il s’agissait d’un programme de démolition-reconstruction d’une ampleur inédite. La perspective affichée –qui s’est en partie réalisée– était de voir 500 quartiers disparaître, ou en tout cas se transformer de manière extrêmement forte. D’une certaine façon, ces cartes allaient devenir des archives, des traces d’un monde appelé à disparaître. D’un seul coup, ma collecte a changé de nature. Je me suis mis en tête de trouver une carte pour chacun de ces quartiers, et j’y suis quasiment parvenu. Puis, vers 2014, j’ai commencé à scanner ces cartes et à les diffuser quotidiennement sur Twitter. En lançant cette série, je n’imaginais pas qu’elle aurait une telle réception. Très rapidement, les cartes étaient likées et retweetées, elles se sont mises à susciter beaucoup de commentaires et de discussions.
De quelle nature? Vu ce qu’est Twitter, il y a évidemment un paquet de commentaires racistes venant de la fachosphère… Mais il y a aussi beaucoup de réactions d’habitants ou d’anciens
habitants des quartiers représentés, qui vont adresser la carte aux copains de la cité, sur le mode ‘c’est dingue comme ça a changé, il y avait des champs là où il y a aujourd’hui un Auchan’. J’observe pas mal de nostalgie. Et cela prend souvent la forme de récits de vie qui témoignent d’un attachement aux lieux. C’est l’un des points que j’ai voulu mettre en avant avec ce livre: montrer que si le regard social sur ces quartiers est aujourd’hui presque uniformément sombre, il existe aussi de la tendresse de la part des millions de personnes qui y vivent ou y ont vécu. On le voit lors des démolitions: le jour où une barre tombe, tout le monde pleure. C’est l’endroit où vous avez grandi, où vos enfants sont nés, c’est un bout de votre vie qui disparaît dans un nuage de poussière.
La production de ce type de cartes postales a été particulièrement massive en France par rapport à d’autres pays. Comment l’expliquez-vous? D’abord, tout simplement parce que la production de grands ensembles a été particulièrement massive en France. Ensuite, il faut savoir que notre pays a connu jusqu’au milieu des années 1970 un retard très fort sur l’équipement téléphonique, par rapport à d’autres pays européens. La carte postale, support de communication rapide et bon marché, était donc très largement utilisée, au-delà de la seule carte de vacances. Ce n’était pas seulement ‘Je suis en vacances, il fait beau, on mange bien’, mais aussi une carte envoyée le jeudi par un néo-urbain, par exemple, qui écrivait à sa famille restée en Lozère: ‘Je rentre ce week-end, j’arriverai par le train de telle heure.’ Des fonctions aujourd’hui assurées par un SMS. Ce qui est intéressant aussi quand on regarde les versos des cartes postales de ZUP, c’est le nombre de celles qui sont en fait des cartes de retour de vacances. On est allés au camping ou dans la famille, et comme on n’a pas de SMS, on envoie une carte pour dire qu’on est bien rentrés. Il y a donc une sorte de lien entre la carte postale de vacances et celle de cité, qui est souvent la carte postale de retour de vacances. À de très rares exceptions près, les problèmes sociaux et économiques des cités ne sont jamais évoqués dans ces cartes…
La presse, les réseaux sociaux, le cinéma ou les séries représentent aujourd’hui quasi systématiquement ces quartiers sous l’angle de la pauvreté, de la ségrégation, de la violence, de la délinquance, de l’islamisme, etc. Cette représentation n’est pas dénuée de fondement, mais elle correspond à un regard extérieur. Ce que je trouve très intéressant dans ces cartes postales, c’est qu’elles nous offrent une parole de l’intérieur, par les habitants. Et quand on lit les messages figurant au dos, on ne retrouve aucune trace des critiques habituelles des grands ensembles, qu’il s’agisse des dénonciations d’un urbanisme aliénant qui avaient cours dans les années 1960 ou de la déploration de la dégradation économique, sociale et urbaine des cités HLM qui sature les discours publics depuis le début des années 1980. Bien sûr, quand on écrit une carte postale, le ton est plutôt positif. Ce n’est pas le médium favori
pour raconter ce qui va mal. J’imagine aussi que les habitants les plus critiques vis-à-vis de leur quartier n’envoyaient pas ces cartes postales-là. Par ailleurs, mon corpus de cartes est essentiellement constitué de cartes envoyées des années 1950 à la fin des années 1970, donc avant que tous ces quartiers ne soient pris dans une dynamique de dévalorisation et de stigmatisation.
On ne voit aussi que très peu d’êtres humains sur ces cartes. Qu’est-ce que cela raconte des grands ensembles, d’après vous? On peut se dire que cela tient au ‘style’ carte postale. Ce qu’on appelle un ‘paysage de carte postale’, c’est un paysage dans lequel il n’y a la plupart du temps aucune présence humaine, afin de mieux mettre en scène le paysage. On peut aussi considérer que cette absence de vie nous dit des choses à propos du regard porté sur les grands ensembles. On sent une fascination des photographes pour le caractère monumental des cités. On privilégie souvent le bird eye, la vue d’avion, qui permet d’englober d’un seul point de vue l’ensemble d’un quartier. Cette représentation fait écho à celles qu’on retrouve dans les critiques savantes et artistiques à partir des années 1960. Le film de Jean-luc Godard Deux ou trois choses que je sais d’elle est emblématique de cette critique politique et sociale des grands ensembles, qui considère que ce sont des quartiers d’aliénation dans lesquels l’individu est écrasé par la masse.
Vous écrivez dans le livre qu’après avoir été vus d’en haut, les quartiers ont par la suite été regardés d’en bas. C’est-à-dire? Je reprends ici des analyses développées par Raphaële Bertho (historienne de la photographie et maîtresse de conférences à l’université de Tours, ndlr), qui n’a pas travaillé sur les cartes postales mais a étudié comment l’état avait mis en photo les grands ensembles. Dans les années 1950, en même temps qu’il engageait une politique extrêmement volontariste de construction de ces nouveaux quartiers, le ministère de la Reconstruction et de l’urbanisme avait mis en place un service photographique, avec des fonctionnaires chargés de photographier les grands ensembles. C’est à ce moment-là qu’on a privilégié cette vue d’avion, sans doute pour donner à voir la grande oeuvre aménageuse de l’état en cours de réalisation. Raphaële Bertho montre que cette photographie institutionnelle a changé de nature à partir de la fin des années 1970, au moment où l’état a arrêté de construire ces ensembles et a lancé la ‘politique de la ville’, qui vise à résoudre les problèmes sociaux dans ces quartiers. À partir de là, la photographie institutionnelle ne prend plus les bâtiments d’en haut, mais plutôt d’en bas, en montrant les habitants, comment ils vivent, et en essayant de mettre en scène non pas l’aménagement, mais les politiques sociales, sportives, culturelles, d’animation, d’emploi...
Personnellement, comment avez-vous vu évoluer les quartiers depuis 25 ans? Tous les quartiers n’ont pas évolué de la même manière, mais la tendance générale est celle de la dégradation urbaine, liée à un abandon des quartiers par les pouvoirs publics. Il y a eu très peu de programmes d’investissement dans les décennies qui ont suivi les constructions de ces grands ensembles, que ce soit de la part de l’état, des villes ou des HLM. Ce sous-investissement s’est traduit par une dégradation du bâti et plus encore des espaces extérieurs, avec des façades délabrées, des commerces abandonnés et des espaces de jeux à moitié en ruines, alors qu’ils étaient tout beaux sur les cartes postales. Il y a aussi eu des évolutions sensibles dans le peuplement de ces quartiers, qui se sont progressivement paupérisés et spécialisés dans l’accueil des populations les plus défavorisées, notamment les immigrés et leurs descendants, à partir des années 1980. Mais il n’y a pas que ça. Il y a d’autres évolutions que l’on oublie et que les cartes postales permettent de toucher du doigt. Ces quartiers ont pour la plupart été construits à l’écart des villes, dans des périphéries lointaines, le plus souvent sur des terres agricoles ou dans un tissu peu dense de petite industrie et d’habitat pavillonnaire. Quand on regarde les cartes postales, on voit souvent un quartier isolé entouré de vide, ou bien au milieu d’un espace un peu foutraque qui n’est pas de la ville. Ce qui renvoie à cette idée du quartier périphérique, lointain et enclavé, de l’isolat urbain. Alors que quand on regarde ces mêmes barres d’immeubles aujourd’hui, la plupart ont été rattrapées par l’extension urbaine. On les présente toujours comme des ghettos, avec cette impression qu’il s’agit de mondes à part. Mais en vérité, elles sont intégrées dans la ville et tous les habitants ne passent pas leurs journées dans le quartier, ils en sortent.
Sur le plan architectural, on reproche souvent à ces grands ensembles leur monotonie, voire leur laideur. Votre envie était-elle de montrer qu’il y a aussi du beau là-dedans? Au-delà du goût esthétique que je peux avoir pour l’urbanisme moderne, il me tenait surtout à coeur de casser la représentation uniforme des quartiers, qui fait qu’aujourd’hui, quand on parle des ‘quartiers’, on a l’impression qu’il n’y a aucune différence entre la Seine-saint-denis, les quartiers nord de Marseille et une cité HLM de Nantes ou de Vesoul. C’est très dommageable, notamment parce que cela induit aussi l’idée qu’on aurait les mêmes problèmes partout, ce qui est hautement discutable. Certes, lorsqu’on regarde ces cartes, on est frappé par le fait qu’il s’agit souvent de la même barre reproduite à l’infini. Mais lorsqu’on les met les unes à côté des autres, on voit à quel point les quartiers ne se ressemblent pas entre eux. On n’a pas nécessairement les mêmes matériaux, les mêmes ornements, la même composition urbanistique, le même type d’environnement, etc. Donner à voir une sélection de ces cartes postales, c’était aussi donner à voir la diversité des quartiers et inviter à sortir de la représentation uniformisante des cités HLM.
Lire: On est bien arrivés (Le Nouvel Attila)
“Ces cartes postales nous offrent une parole de l’intérieur, par les habitants. Et on n’y retrouve aucune trace des critiques habituelles des grands ensembles”