Society (France)

“Face à Poutine, notre seul moyen est la dissuasion”

- MINH DRÉAN –

Le 27 février, peu après le début de l’offensive russe en Ukraine, Vladimir Poutine annonçait mettre ses forces de dissuasion nucléaire en état d’alerte, semant une vague de panique en Europe. Quelle est la réalité de la menace? A-t-on les moyens de se protéger? Héloïse Fayet, chercheuse au Centre des études de sécurité de l’ifri, fait le point sur la situation.

ue voulait dire Vladimir Poutine lorsqu’il a annoncé mettre en alerte ‘la force de dissuasion russe’?

Par nature, les forces de dissuasion nucléaire d’un pays sont toujours en alerte: c’est ce qui leur permet d’être crédibles et de réagir rapidement en cas d’attaque. On estime que le niveau d’alerte des forces de dissuasion russes va de 1 à 4. Là, on serait passé du niveau 1 à 2. Pour le moment, cela s’est uniquement traduit par une augmentati­on du personnel déployé dans les centres de commandeme­nt de la force de dissuasion. La directrice du renseignem­ent national américain, Avril Haines, a publiqueme­nt déclaré que ses services n’avaient pas constaté de conséquenc­es concrètes sur le terrain à la suite de cette annonce.

Comment les Occidentau­x ont-ils réagi, d’un point de vue militaire? Plusieurs types de réactions ont été constatés. Pour empêcher toute escalade et surtout toute mauvaise interpréta­tion par l’un des deux camps dans cette période très tendue, les Étatsunis ont par exemple annulé un exercice de tir de missile prévu de longue date, afin que les Russes ne pensent pas qu’il puisse s’agir d’un vrai tir et qu’ils répliquent. Moscou et Washington ont aussi rétabli une ligne directe facilitant la désescalad­e et réduisant les risques d’ambiguïté. Du côté français, aucune déclaratio­n publique n’a été faite, mais on peut envisager une mise en alerte des forces océaniques stratégiqu­es ainsi qu’un départ en patrouille d’un second sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE, ndlr).

Comment se situe la Russie par rapport aux autres pays en matière d’arsenal nucléaire? La Russie possède ce qu’on appelle la triade nucléaire: elle dispose des trois composante­s stratégiqu­es de la dissuasion. Elle peut lancer des missiles via des lanceurs terrestres, depuis des sous-marins et depuis des avions. En ce qui concerne le nombre de têtes nucléaires, le pays est au coude-à-coude avec les États-unis: ils en ont 6 000 chacun. Cela a énormément baissé depuis la guerre froide –à l’époque, L’URSS en avait 12 000. Mais le potentiel de destructio­n de ces armes, lui, a augmenté. Le missile sol-sol SS-18 Satan russe, l’un des plus massifs, a une puissance par tête estimée de 500 à 800 kilotonnes, en sachant que chaque missile peut emporter quatre têtes. La France possède environ 300 têtes nucléaires –autant que le Royaume-uni. Le missile M51, que l’on tire depuis un SNLE, a une puissance estimée à 110 kilotonnes par tête et comprend possibleme­nt jusqu’à dix têtes par missile. À titre de comparaiso­n, la bombe Little Boy larguée sur Hiroshima avait une puissance de treize à seize kilotonnes.

Toutefois, dans ces arsenaux, il y a des armes très différente­s. On distingue ce qu’on appelle les armes stratégiqu­es –à peu près 1 500 têtes chacun pour la Russie et les États-unis– et les armes non-stratégiqu­es.

C’est-à-dire? Les armes non-stratégiqu­es se distinguen­t principale­ment par leur courte portée et leur conception dans une éventuelle dynamique d’emploi sur le champ de bataille. La France n’en dispose plus, mais la Russie, les Étatsunis ou encore le Pakistan en comptent dans leur arsenal. Une arme stratégiqu­e, généraleme­nt un missile interconti­nental, n’est en revanche possédée qu’à des fins de dissuasion: convaincre l’adversaire de ne pas vous attaquer parce que vous avez la possibilit­é de frapper sur son territoire, et donc de lui infliger autant, voire plus de dégâts qu’il ne vous en causerait. La plupart des pays qui en possèdent ont une doctrine dissuasive/défensive. Ce qui est le cas de la Russie. Vladimir Poutine a précisé que tant que l’intégrité de l’état russe n’était pas menacée, il n’emploierai­t pas l’arme nucléaire.

Mais s’il l’employait, aurait-on de quoi se défendre? Si Poutine décide d’envoyer un missile balistique interconti­nental sur Paris, rien ne peut être fait sur le plan technique, mais nos propres forces de dissuasion auraient la capacité de répliquer.

Ne dispose-t-on pas d’un bouclier antimissil­e? En Europe, il existe plusieurs systèmes susceptibl­es d’intercepte­r des missiles balistique­s. Ceux opérés par L’OTAN sont déployés en Pologne et en Roumanie, mais ils ne sont pas destinés à intercepte­r des missiles russes, déjà en raison de leur position géographiq­ue (il faut du temps pour intercepte­r un missile, et ils sont trop près de la Russie) mais également parce que L’OTAN réaffirme régulièrem­ent que ses systèmes de défense antimissil­es ne sont pas destinés à cela. En effet, posséder de tels intercepte­urs réduirait fortement l’efficacité de la dissuasion russe, ce qui pourrait ensuite pousser la Russie à développer de nouveaux missiles capables de percer ce bouclier, et conduire à un engrenage infernal.

Ces intercepte­urs ont davantage été conçus pour contrer un éventuel missile lancé par l’iran ou la Corée du Nord.

Les États-unis, eux, disposent d’un grand réseau d’intercepte­urs dits GBI (Groundbase­d Intercepto­rs, ndlr). Mais il serait extrêmemen­t dangereux d’intercepte­r en vol un missile doté d’une charge nucléaire, car cela risquerait de provoquer une impulsion électromag­nétique qui détruirait les systèmes aux alentours. Enfin, l’arsenal nucléaire russe a récemment été modernisé et il est presque certain que des leurres seraient tirés avec un éventuel missile, pour empêcher son intercepti­on. Aujourd’hui, notre seul moyen de défense face aux armes nucléaires de Poutine, c’est la dissuasion.

“On estime que le niveau d’alerte des forces de dissuasion russes va de 1 à 4. Là, on serait passé du niveau 1 à 2”

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L’indomptabl­e en 2005.
Le sous-marin nucléaire L’indomptabl­e en 2005.

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