Dans l’ombre de Moscou
L’estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Géorgie, la Moldavie. Dans ces cinq pays issus de l’ex-union soviétique, on sait depuis longtemps la menace que peut représenter le fait de vivre dans la “sphère d’influence” du Kremlin. On l’a dit depuis longtemps. Mais on n’a pas été entendu.
Quand Vladimir Poutine a décidé d’envahir l’ukraine, eux ont été moins surpris que d’autres. Ces pays voisins de la Russie –les trois États baltes,
la Géorgie et la Moldavie– savaient depuis longtemps que cela pouvait arriver, affirment aujourd’hui leurs députés et anciens dirigeants, qui racontent avoir tenté d’alerter l’occident sur les visées impérialistes du chef du Kremlin et la nécessité de le contrer. Sans jamais y arriver.
L'heure est grave, tout le monde l’a compris en cette soirée du 21 février, alors que Vladimir Poutine achève sa longue allocution, vers 20h35 à Paris, 22h35 à Moscou. Le chef du Kremlin vient d’annoncer qu’il reconnaissait l’indépendance des territoires séparatistes dans le Donbass. Désormais, la guerre n’est plus un mot que l’on prononce pour jouer à se faire peur, elle va avoir lieu ; il n’est plus question de “et si?” mais de “quand?”.
Sur Twitter, Toomas Ilves, président social-démocrate de la République d’estonie de 2006 à 2016, poste, à 20h43, ces mots rageurs: “J’accepte ici et maintenant les excuses des Européens de l’ouest pour les absurdités condescendantes auxquelles j’ai eu droit pendant 31 ans, disant que nous, Estoniens, étions ‘paranoïaques’ à propos du comportement des Russes.” Quelques semaines plus tard, par téléphone, il enfonce le clou. “Jusqu’à aujourd’hui, les Européens de l’est n’étaient pas pris au sérieux”, dit-il, exprimant une rancoeur largement partagée dans les anciennes républiques soviétiques que sont les trois pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie), la Géorgie et la Moldavie. Car pendant longtemps, les dirigeants de ces pays frontaliers ou très proches de la Russie ont eu le sentiment de crier au loup quand ils évoquaient la menace posée par leur imposant voisin, son ingérence et son autoritarisme. Sanctions infligées par Moscou, représailles, humiliations, intervention armée en Géorgie en 2008, annexion de la Crimée en 2014: eux ont subi tout ça, ou alors étaient aux premières loges. Or, disent-ils, tout ce qui se passe aujourd’hui était déjà écrit, la spirale amorcée depuis trop longtemps, et face aux Occidentaux ébahis par l’irruption de la guerre en Europe, ils s’agacent, comme pour dire: ce n’est pas faute de vous avoir prévenus.
Pour ces pays, la situation, sur le plan géopolitique, diplomatique et même économique, est très simple. Binaire, même, à écouter l’ancien président estonien, qui reprend à son compte une formule du diplomate américain George Kennan. Selon lui, il n’y a que deux relations de voisinage possibles avec la Russie: “Soit tu es un ennemi, soit tu es un vassal. Dès que les pays de la région ont essayé de mener une politique propre, ils sont devenus des ennemis.” C’est ce que les trois pays baltes ont tout de même fait, dès la chute de L’URSS, en proclamant leur indépendance en 1991, puis en refusant de rejoindre la CEI (Communauté des états indépendants, sous influence russe), et enfin en se tournant vers l’union européenne et L’OTAN, qu’ils ont fini par rejoindre en 2004 au terme d’un long processus. Depuis les années 1990, ces pays entretiennent donc des relations pour le moins compliquées avec la Fédération de Russie, que le député européen lituanien Petras Austrevicius, membre du Mouvement libéral de la République de Lituanie et de la commission parlementaire d’association Ue-ukraine, résume par une image: “Nous vivons dans une belle maison, avec un beau jardin, nous menons une vie heureuse, tranquille. Notre seul problème, c’est que notre voisin est un alcoolique agressif qui a toujours un couteau dans la main. Et à chaque fois que nous le croisons, il fait des commentaires menaçants.”
Au tournant des années 1991-92, pour châtier les pays baltes et leurs envies d’ouest, Moscou décide de couper leur approvisionnement en gaz en plein coeur de l’hiver. Plus tard, quand l’estonie bataille pour que les bases militaires russes quittent son pays, ce sont les exportations estoniennes qui sont visées. Cette arme de l’embargo, la Lituanie en a également été victime, au début des années 2010. Alors que le Premier ministre Andrius Kubilius (aujourd’hui président de l’assemblée parlementaire Euronest, qui vise à accélérer l’association politique entre L’UE et des pays comme la Géorgie, l’ukraine et l’arménie) choisit la voie de l’indépendance énergétique, condition sine qua non selon lui pour se prémunir de l’ingérence russe, et s’attaque aux intérêts des géants de l’énergie Gazprom et Lukoil, la réponse du Kremlin est douloureuse. “Ils ont opté pour des sanctions ciblées pour des raisons fallacieuses. Tout à coup, les services vétérinaires ont décidé que notre lait, très apprécié à Moscou, était impropre à la consommation”, se souvient-il. L’ancien chef de l’état estonien abonde dans son sens: “Leur position, dès le départ, a été: ‘Vous osez quitter notre petit empire merdique, nous allons vous le faire payer.’” Engagée dès son indépendance dans de grandes réformes et dans la construction d’institutions fortes et indépendantes, l’estonie peut non seulement se targuer d’avoir un PIB par habitant supérieur à celui de l’espagne, mais aussi d’être une championne mondiale du numérique. Et c’est justement dans ce domaine que le petit État balte va subir, en avril 2007, une agression d’une ampleur inédite, le premier épisode de ce que l’on a qualifié de “cyberguerre menée par la Russie”, bien que l’implication de l’état russe n’ait jamais été clairement établie. À l’époque, Toomas Ilves est président de l’estonie depuis moins d’un an. Dans une volonté de marquer son indépendance vis-à-vis de Moscou, le Parlement a décidé de déplacer une statue à la gloire des soldats de l’armée rouge du centre-ville vers la banlieue de Tallinn. Peu après, le site du gouvernement et ceux des principales banques et institutions estoniennes font l’objet d’une attaque informatique massive. À la tribune de L’OTAN, Ilves dénonce l’inertie de l’organisation face aux cybermenaces. Mais il n’est pas pris au sérieux: “Quand j’ai alerté sur le danger des hackers russes, certaines personnes, qui ne savaient pas faire la différence entre un ordinateur et un grille-pain, nous ont dit: ‘Arrêtez avec votre russophobie.’”
“Leur position, dès le départ, a été: ‘Vous osez quitter notre petit empire merdique. Nous allons vous le faire payer’” Toomas Ilves, ancien président de l’estonie
La “naïveté des dirigeants européens”
Parfois, il arrive à Giorgi Margvelashvili d’allumer sa télévision, de se brancher sur une chaîne occidentale et d’y voir des éditorialistes s’interroger longuement sur la nature profonde de la personnalité de Vladimir Poutine et sur ses intentions. Depuis sa maison de
Doucheti, à une grosse heure de route de la capitale Tbilissi, le sang de l’ancien président de centre-gauche de la Géorgie (2013-2018) ne fait alors qu’un tour: “C’est l’un des hommes politiques les plus francs et les plus explicites du monde. Il n’y a pas besoin de lui faire une psychanalyse! Il révèle ce qu’il est sans rien masquer avec ses mots et ses actes. Il dit ce qu’il fait et il fait ce qu’il dit. Il regrette l’empire russe et il fera tout pour le restaurer. Sa politique est l’une des plus constantes au monde.” L’ex-président lituanien Andrius Kubilius ajoute: “Les tentatives de dialogue pour le faire changer témoignent d’une naïveté incroyable de la part des dirigeants européens. Chaque fois que j’entendais ‘Il faut qu’on ait un dialogue avec le Kremlin’, je soupirais.” Pour lui, c’est aussi une question de langue et de culture. “Il suffit de regarder la télévision d’état, de lire la presse russe pour comprendre. De par notre histoire, nous savons mieux que quiconque que les Russes ne comprennent que le langage de la puissance. S’ils voient des faiblesses, ils avancent. En revanche, ils battent en retraite devant la force. Et l’europe n’a pas été capable de montrer sa force.”
Vus de l’est, les Occidentaux auraient eu tendance à mythifier la Russie et à en avoir une vision excessivement romantique. “Il y avait une forme d’idéalisation. Malheureusement, un grand nombre de responsables politiques n’ont pas admis le fait que les Russes avaient une logique différente. Or pour eux, envahir un pays voisin afin de ‘restaurer la paix’, c’est quelque chose qui se fait”, analyse l’estonien Urmas Paet, qui fut ministre des Affaires étrangères de 2005 à 2014. Pour lui comme pour les autres dirigeants de ces pays, les sommets internationaux et la diplomatie n’ont jamais mené à rien avec la Russie. Les poignées de main et les accolades avec les dirigeants occidentaux ne seraient en effet pour Poutine qu’une façon de montrer les muscles. Et ne seraient utilisées, en vérité, qu’à des fins de politique intérieure, pointe le député européen lituanien Petras Austrevicius: “À chaque déplacement d’un représentant occidental à Moscou, Poutine s’est montré intimidant. Il envoyait alors un message très clair aux Russes:
‘La Russie est forte, elle est respectée. Tous ceux qui viennent à Moscou font en quelque sorte allégeance, acceptent nos conditions.’” L’ex-président géorgien Giorgi Margvelashvili, qui a vu, lors de grands sommets, les responsables politiques du monde entier faire la queue pour avoir droit à leur photo protocolaire avec le chef du Kremlin, tire de tout cela une conclusion désabusée: “L’occident a préféré ne pas voir la réalité, alors qu’elle s’appuyait sur des faits aussi bien que sur la rhétorique du Kremlin. Se dérober à cette réalité, c’est incompréhensible pour moi. Le résultat, c’est qu’on a cette catastrophe en Europe.”
Quand ils refont le film des 30 dernières années, tous s’accordent à dire que les “faits” sont pourtant devenus incontestables dès 2008, et que c’est cette année-là, en Géorgie, que la fuite en avant s’est enclenchée. En août, les combats opposent alors le pays à sa province séparatiste d’ossétie du Sud et le conflit s’étend à l’abkhazie. Le président russe de l’époque, Dmitri Medvedev, ordonne à ses troupes d’intervenir pour “protéger” la population d’ossétie du Sud et contraindre la Géorgie à la paix. En Europe, les désapprobations pleuvent, mais pas les sanctions. Nicolas Sarkozy se rend à Moscou pour négocier un cessez-le-feu et proclame triomphalement être parvenu à un compromis prévoyant le retrait des troupes russes du pays en échange du rétablissement de l’accord de partenariat et de coopération avec la Russie. Six semaines plus tard, cet accord est rétabli, mais les troupes russes restent en place. Pour Petras Austrevicius, “la Géorgie a été le point de départ. Agir à cette époque aurait changé les choses, j’en suis persuadé. L’ouest a oublié cette guerre en une minute, quelle honte!” Plus tôt dans l’année, la Géorgie avait demandé, avec l’ukraine, son adhésion à L’OTAN. Et les Européens, soucieux de ménager Moscou, avaient botté en touche, proposant lors du sommet de l’organisation à Bucarest, en avril, que l’analyse des deux candidatures soit repoussée à l’année suivante. Andrius Kubilius: “La vraie motivation était de ne pas provoquer
Poutine (remplacé à la présidence par Medvedev en mai 2008, ndlr), mais en vérité, le renoncement provoque beaucoup plus Poutine que le volontarisme. Là, il a compris qu’en quelque sorte, il avait les mains libres pour attaquer la Géorgie.” Invité lors de cette rencontre à Bucarest, le chef du Kremlin met en garde ses “partenaires” occidentaux au sujet de l’élargissement de L’OTAN –et, déjà, de l’ukraine, au sujet de laquelle il emploie des mots tristement annonciateurs: “Mais qu’est-ce que l’ukraine? Même pas un État! Une partie de son territoire, c’est l’europe centrale ; l’autre partie, la plus importante, c’est nous qui la lui avons donnée!” “Personne n’avait pris ça au sérieux”, se remémore Urmas Paet. Comment expliquer les tergiversations occidentales? “Les intérêts cupides de l’occident”, déplore Petras Austrevicius. Outre les oligarques, nombreux à avoir été accueillis à bras ouverts en Europe, bien des entreprises occidentales sont implantées en Russie, qui représente une part importante de leurs bénéfices. Et les Russes n’hésitent pas à les mettre sous pression. “Quand la Russie demande aux producteurs français d’appeler le champagne ‘vin pétillant’ et que Moët Hennessy joue le jeu, c’est perdre son prestige, commente le député lituanien. Les Russes se disent ‘on peut apprendre aux Européens à jouer à notre partition, selon notre mélodie’.” Sans compter les liens étroits que Poutine a tissés avec de nombreux hommes politiques européens,
de l’ancien Premier ministre français François Fillon à l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder. “Tout cela est une stratégie pour légaliser le système autoritaire russe: si un ancien chancelier travaille pour les Russes, quel message cela envoie au public allemand? interroge Austrevicius. Tu leur donnes un certificat. Tout devient acceptable.”
Des flèches vers la Moldavie
22 février 2014. À Kiev, le mouvement Euromaïdan obtient la destitution du président pro-russe Viktor Ianoukovytch, au terme d’une semaine de manifestations. Les troupes russes débarquent en Crimée. Le 18 mars, la Russie annonce l’annexion de la péninsule, une première depuis la Seconde Guerre mondiale. Giorgi Margvelashvili, qui venait alors d’être élu à la tête de la Géorgie, se remémore le choc ressenti à ce moment-là. Lui qui espérait encore renouer le dialogue avec la Russie comprend que cela ne sera pas possible: “Ils avaient envahi des territoires en Géorgie, mais n’ont pas dit que cela faisait désormais partie de l’état russe. La Crimée, ce n’est pas une occupation ou une déclaration d’indépendance. C’est une annexion pure et simple, qu’ils ont pu faire en toute impunité.” Même s’il y a cette fois des sanctions, des condamnations, les conséquences sont peu douloureuses pour la Russie. Et c’est dans ce contexte que débute la guerre du Donbass, qui oppose le gouvernement ukrainien aux séparatistes pro-russes et à la Russie. “Les pays européens ont pris des sanctions envers la Russie, mais ce n’était pas assez. Ensuite, ils sont juste retournés à leur vie normale, comme si de rien n’était”, dénonce Urmas Paet. L’ukraine ou la Géorgie auraient-elles été mieux protégées si l’union européenne et L’OTAN avaient moins tergiversé quant à leur volonté d’adhésion? Pour le lituanien Andrius Kubilius, la réponse est claire: “L’UE n’a pas été assez proactive pour leur intégration européenne.”
Une chose est sûre: les pays baltes membres de L’UE et de L’OTAN se sentent, eux, plus protégés que les autres –la Géorgie, l’ukraine ou la Moldavie. “On serait faciles à envahir, mais on a l’article 5 (du traité de L’OTAN, disposant qu’un pays membre se voyant attaqué bénéficie de facto de l’aide militaire des autres membres, ndlr)”, résume l’ex-président estonien Toomas Ilves. Autrement dit, Poutine ne peut se permettre de se comporter chez eux comme il l’a fait en Géorgie et en Ukraine. C’est ce qui explique que même en Finlande, membre de L’UE mais pas de L’OTAN et traditionnellement neutre, l’invasion de l’ukraine a changé la donne. Le pays partage plus de 1 300 kilomètres de frontière avec la Russie. “Les Finlandais se sentent vulnérables et se rendent bien compte que nous n’avons pas les mêmes garanties de protection que d’autres, rapporte la députée Elina Valtonen, du Parti de la coalition nationale (centre droit). Pour la première fois, l’opinion publique finlandaise est favorable à rejoindre le commandement intégré de L’OTAN.”
La Géorgie et la Moldavie se sentent, elles aussi, plus vulnérables que jamais. Au début de la guerre en Ukraine, une image a beaucoup alarmé les Moldaves. Lors d’un briefing militaire du président biélorusse Alexandre Loukachenko, une carte semblait indiquer, par des flèches, un plan d’invasion du petit État coincé entre la Roumanie et l’ukraine. Ce qui n’étonne pas Alexandru Flenchea, ancien secrétaire d’état:
“La Moldavie fait partie des ambitions russes pour reconstruire d’une manière ou d’une autre l’union soviétique.” En 2019, Flenchea avait été nommé à la Réintégration, un poste stratégique le destinant à s’occuper du retour de la Transnistrie (région sécessionniste pro-russe autoproclamée en 1991) dans le giron moldave. Considéré dès sa nomination par Moscou
“Poutine est l’un des hommes politiques les plus francs et les plus explicites du monde. Il n’y a pas besoin de lui faire une psychanalyse! Il dit ce qu’il fait et il fait ce qu’il dit”
Giorgi Margvelashvili, ancien président de la Géorgie
comme un défenseur d’une ligne dure sur la question de la Transnistrie, il raconte avoir été “activement et de manière totalement assumée mis sur une sorte de liste noire par la Russie. On refusait que je participe aux réunions. Le message était: ‘Nous ne lui parlerons pas, mettez quelqu’un d’autre à ce poste.’ Ce qui est arrivé quelques mois plus tard!” En 2006 déjà, son gouvernement avait voulu imposer des frais de douane sur les exportations de Transnistrie. Quelques jours plus tard, le directeur des services sanitaires russes déclarait –sans preuve– que 60% des vins moldaves contenaient des pesticides et des traces de métaux lourds et les interdisait en Russie. Résultat, des viticulteurs étouffés. En Géorgie, riche région viticole, c’est le vin mais aussi le tourisme qui trinquent à chaque crise.
Il y a quelques semaines, la Moldavie et la Géorgie ont renouvelé, avec l’ukraine, leur demande d’adhésion à L’UE. Sans surprise, la position des 27 sur la question reste mitigée. Les pays baltes, eux, y sont favorables. Dès le lendemain de l’invasion de l’ukraine, ils décidaient de fermer leur espace aérien et de cesser la délivrance de visas aux ressortissants russes. Andreas Kubilius exige, lui, un embargo complet sur le gaz et le pétrole. Son argument est mathématique: “Un char T72 soviétique coûte 1,5 million d’euros et, chaque jour, 600 millions d’euros sont versés à la Russie en échange de ses ressources énergétiques. Nous offrons donc quotidiennement 400 tanks à Poutine.”