Society (France)

JONATHAN JAHAN

Celui qui devait “traverser la rue”

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Le samedi 15 septembre 2018, pour les Journées du patrimoine, la maman de Jonathan Jahan a l’idée de monter à Paris. Pourquoi ne pas visiter l’élysée? Après presque sept heures de queue, ils pénètrent enfin dans le saint des saints, puis se promènent dans les jardins, quand Emmanuel Macron apparaît. “Va donc lui parler, si tu en as envie”, dit sa mère. Après un selfie avec le président, le jeune homme de 25 ans lui demande ce qu’il fait pour les jeunes qui, comme lui, galèrent à trouver un travail. “Je traverse la rue, je vous en trouve”, le met au défi le locataire des lieux. L’un des plus gros tubes de son quinquenna­t. Les jours suivants, le buzz est infernal. Jonathan parle sur BFM-TV, France 5, M6, et se retrouve chez Hanouna. Puis, plus rien.

Trois ans et demi plus tard, il reçoit à Beaune-larolande, dans le petit pavillon de fonction de sa mère, agente d’accueil dans un collège. Charentais­es, jogging noir, t-shirt blanc. Il est 15h. Jonathan était en pleine partie de GTA. Il joue les Fangio sur console et vient de passer son code avec succès dans la vraie vie. En mai, il sera titulaire du permis de conduire. À l’évaluation, le moniteur lui a confirmé que ce sera une formalité –et pour cause: il a conduit sans permis pendant une bonne année, dans une vie antérieure, pour pouvoir se rendre au travail. En attendant, il a économisé “euro par euro” les 1 100 nécessaire­s pour payer les 20 heures obligatoir­es. Jonathan affirme ne pas pouvoir bénéficier d’aides, trop vieux. Et le compte formation? “J’y comprends rien,

Pôle emploi m’a dit de passer pour m’aider, j’y suis allé, mais ils n’avaient pas le temps.” Son dernier job, c’était pendant les fêtes de fin d’année, aide de labo chez un traiteur de Pithiviers. Il avait bon espoir d’être embauché mais le patron, “parfait” au début, lui a “mis une grosse carotte sur la fin, à parler mal, à pousser à la faute”. Depuis, il touche le RSA. “Après deux mois, le conseiller me dit: ‘Faudrait peutêtre se bouger.’ J’ai pété un câble, je lui ai dit de venir vérifier avec moi si je ne cherchais pas.” Il lui a aussi dit: “À part emmerder les gens qui sont dans la misère, le cul sur votre siège, vous faites quoi?” “Avec l’ukraine, ça va pas s’arranger”

Jonathan en a connu, des périodes de chômage. Dont une, la plus longue, de trois ans et demi, quand il habitait à Corbeilles-en-gâtinais. “Là, j’ai failli frôler la dépression.

On a besoin de travailler, pas que pour l’argent mais aussi pour se laver la tête, voir des gens.” À l’époque, il roule en deux-roues d’occasion, mais souvent, quand il trouve une mission d’intérim, sa machine le plante à mi-chemin, à l’aller ou au retour. “Les trucs pas chers, t’as beau savoir bricoler, y a toujours un nouveau problème.” Il résume sa situation de l’époque par une formule: “Pas assez d’heures pour toucher le chômage, pas assez d’argent pour acheter un scooter fiable. La grande dégringola­de.” Le CV de Jonathan en témoigne, cependant: il est volontaire, polyvalent et mobile. Sa première expérience remonte à l’adolescenc­e, quand sa famille d’accueil –il ne souhaite pas entrer dans les détails– lui trouve un “paysan chez qui ramasser les patates”. “C’était à la cadence, fallait suivre, il était dur, lui!” Plus tard, c’est les volailles qu’il ramasse, “la nuit, pour ne pas trop les énerver”. Le transport est organisé, mais il faut parfois compter trois heures aller-retour pour se rendre sur l’exploitati­on. Et seules les deux heures de travail sur place sont rémunérées. Une misère. “J’avais gagné à peine 400 euros dans le mois. J’ai arrêté… et de manger de la viande pendant un moment, aussi!” Jonathan a aussi connu des périodes bien plus fastes, jusqu’à 3 200 euros par mois.

Toujours de nuit, chez Brossard, comme cariste, mais c’était pour un remplaceme­nt. “J’avais mes CACES (certificat­s permettant la conduite d’engins de manutentio­n, ndlr) 1, 3 et 5 mais ils ne sont plus valables, et c’est 485 euros pour deux jours de formation. Et puis, y a pas de boulot, et avec l’ukraine, ça va pas s’arranger.”

Il a fait les moissons chez un céréalier, de la mise en rayon chez Leclerc, été aide grutier, manutentio­nnaire, “et puis soudeur, fraiseur, et parfois peintre, chez un fabricant de machines agricoles, continue-t-il. Ils cherchaien­t un gars pour apprendre sur le tas, et un mois après, CDI. J’avais le sourire jusqu’aux oreilles. Mais j’ai été licencié pour motif économique, pas assez de commandes, et j’étais le dernier arrivé…”

Pour résumer, Jonathan a fait à peu près tout ce que Pôle emploi et les agences d’intérim du Loiret ont pu lui proposer. “Et je ne me lève pas à 6h pour rester au lit, je prends le bus pour chercher du travail, j’envoie des CV partout.” Ironie du sort, s’il y a un secteur dans lequel il n’a jamais réussi à trouver du travail, dans ce départemen­t pourtant rural, c’est celui pour lequel il a été formé: l’horticultu­re. De fait, ce n’était pas une passion. “À 16 ans, on a choisi pour moi, on m’a dit: ‘C’est soit ça, soit tu restes chez toi à rien faire.’ J’étais le cancre de la classe, je foutais le bordel.” À l’époque, il vit encore en famille d’accueil et son rêve est de devenir cuistot. Avec son éducateur, ils ont d’ailleurs tenté de lui faire intégrer “une grande école d’hôtellerie­restaurati­on parisienne”. En vain.

Treize ans plus tard, et trois ans après qu’emmanuel Macron l’a incité à postuler dans les cafés et les restaurant­s, Jonathan Jahan a fini par réparer cette erreur d’aiguillage initiale. Il a passé son CAP cuisine au Greta (un groupement d’établissem­ents publics de formation pour adultes) de Pithiviers et a déjà accumulé un peu d’expérience de commis dans le métier, dans un “semi gastro” en Bretagne, puis dans un immense établissem­ent d’avoriaz. Et si le Covid a quelque peu escamoté les possibilit­és de travailler comme saisonnier, il a gardé le contact avec ses employeurs. “Avec le chef, près de Saint-malo, on s’envoie des recettes, je maîtrise bien les Saint-jacques rôties, les ravioles de langoustin­e, et s’il cherche un second…” Il aimerait, un jour, partir vivre en Haute-savoie: “J’ai fait toutes mes colonies là-bas quand j’étais petit, ça marque, tu te dis: ‘Bah voilà, c’est là où je veux être, quoi.’” L’élection à venir? Jonathan Jahan n’a jamais voté, et cette fois-ci, il est allé s’inscrire le lendemain de la clôture des inscriptio­ns. S’il avait pu, il aurait voté pour Marine Le Pen. Pas Zemmour –“trop violent, c’est un malade ce mec!”–, et pas Macron non plus –“qu’il mette déjà plus de deux bus par jour, ici, à la campagne. Bon, c’est le président, faut le respecter, le prendre comme il est, avec beaucoup de défauts et très peu de qualités, quoi. C’est vrai, c’est pas méchant. Je l’insulte pas, mais en ce moment, il fait de la merde. L’essence à deux euros le litre, on va où, là?”

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