Society (France)

VALÉRIE FOISSEY

L’aide-soignante et “l’argent magique”

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La première fois que Valérie Foissey a interpellé Emmanuel Macron, les caméras n’étaient pas là. Elle a refusé de lui serrer la main avant de “cracher tout [son] venin”, déjà, sur l’état des hôpitaux, et de le laisser partir pour une réunion au quatrième étage, entre gens qui décident. Puis, ce 5 avril 2018, alors que le président de la République termine sa visite au CHU de Rouen avec la ministre de la Santé d’alors, Agnès Buzyn, la déléguée CGT le recroise. Elle décide alors de “gueuler” à nouveau. Un vigile se poste vite devant elle, menaçant, mais cette fois-ci, les caméras de BFM-TV sont là. “Je tremble un peu parce qu’il y a ce géant qui me tombe dessus et plein de gens autour, des pontes, des médecins, remet-elle aujourd’hui. J’ai un peu peur de dire une connerie, mais j’essaie de parler comme Madame Tout-le-monde, pour qu’on sente pas la syndicalis­te ou la militante.” Face à sa demande d’avoir plus de moyens pour l’hôpital, Emmanuel Macron lui répond qu’il n’y a “pas d’argent magique”. Très vite, la séquence tourne en boucle sur les télévision­s, à commencer par celles du CHU de Rouen.

“Le jour même, se souvient aujourd’hui Foissey, c’était la liesse: toutes les collègues sont venues me voir, les familles me saluaient, me serraient la main… Ça a fait du bien à tout le monde!” Pourtant, presque immédiatem­ent, Valérie a des regrets. Quand le président lui a dit “il n’y a pas d’argent magique”, elle aurait dû répondre “et les trois milliards

(de recettes annuelles, ndlr) de L’ISF, alors?” La majorité LREM avait supprimé le fameux impôt le 1er janvier 2018. Dès le lendemain, du reste, quand les journalist­es des Inrockupti­bles ou de LCI l’interrogen­t, elle peut dérouler son argumentai­re, être plus “politique” et quitter ce costume de citoyenne lambda qu’elle n’aura enfilé qu’à dessein. Au CHU de Rouen, on identifie Valérie comme militante syndicale mais aussi politique, puisqu’elle y distribue les tracts de Lutte ouvrière. Après son quart d’heure warholien, elle ira d’ailleurs apporter sa nouvelle notoriété en soutien des cheminots, qui se mobilisent alors contre la réforme de la SNCF. “J’étais la petite mascotte du coin”, dit-elle dans un sourire. L’année suivante, pour les élections européenne­s de 2019, elle figure en quinzième position sur la liste menée par Nathalie Arthaud et mentionne la petite phrase de Macron dans sa profession de foi. Tout sauf une première: elle a déjà représenté son parti aux européenne­s de 2009 et 2014, aux régionales de 2015 et aux législativ­es de 2017.

“C’est pas possible”

Chez Lutte ouvrière, il n’y a par principe aucun profession­nel de la politique, mais des travailleu­rs qui parlent aux travailleu­rs. Valérie Foissey est un exemple type: “Moi, je suis fière d’être de la classe ouvrière, d’avoir eu des parents prolos: ma mère bossait dans une usine textile, mon père aux forges!” Elle grandit à Vignory, en Hautemarne, alors que, entre les années 70 et 80, l’industrie commence à lever le camp. Passe un BEP de mécanicien­ne/ couturière pour faire comme sa mère, mais le boulot ne lui plaît pas, et obtient un bac commercial qu’elle utilise deux petits mois, en région parisienne, pendant lesquels elle “vend des assurances vie à des pauvres gens”. À Paris, elle vit chez son grand-père, un ancien petit commerçant à tendance poujadiste que la guerre d’algérie a fait passer au PCF, et Mai-68 chez les maoïstes. À 22 ans, Valérie Foissey rejoint LO, lit Lénine, Trotski, plein de romans, et trouve “enfin les clés pour comprendre le monde et comment il fonctionne”. Côté boulot, elle travaille plusieurs années dans une boîte de routage tenue par des potes maos de son papi, qui s’avèrent être des “petits bourgeois, petits patrons”. Quand on la pousse vers la sortie, en 2004, elle prépare le concours d’aide-soignante et intègre la fonction publique à la maternité du CHU de Rouen, où elle a suivi son amoureux.

Sur place, plus que son cas personnel, c’est la situation générale de l’hôpital public qui la scandalise: les DRH et la hiérarchie qui, bien avant Emmanuel Macron, répètent déjà “c’est pas possible” ; les fermetures de lits ou de services ; les filles du nettoyage qui “triment comme c’est pas permis” et dont on sous-traite l’activité pour continuer à les presser… Un peu plus de deux ans après le passage de Macron et Buzyn au CHU de Rouen, Valérie Foissey a connu la pandémie. Elle a vu les pharmacien­nes fabriquer elles-mêmes du gel hydroalcoo­lique, la pénurie de masques, de blouses… Certaines collègues, peut-être même celles qui prenaient des photos avec le président, comprennen­t alors mieux ce que leur porte-parole gueulait en avril 2018. “Ce sont des graines que l’on sème, dit-elle, et peut-être que lors de la prochaine révolte, elles auront germé. Il faut être patient(e), parce que les révolution­s ont toujours mis du temps à arriver.”

Le 17 septembre 2014, trois semaines après avoir été nommé ministre de l’économie, Emmanuel Macron donne sa première interview à la matinale d’europe 1.

Il y défend notamment l’urgence, pour favoriser le retour à l’emploi, de réduire les tarifs et les délais d’attente pour passer le permis de conduire… et prend l’exemple des abattoirs Gad, de ses 771 licenciés (à l’époque, 889 au total) –dont 90% d’ouvriers. “Il y a dans cette société une majorité de femmes. Il y en a qui sont, pour beaucoup, illettrées”, affirme-t-il alors. Huit ans plus tard, après avoir envoyé 90 couverts à midi, Joëlle Crenn, la patronne de L’hermine, reçoit pour le café. Cette ex-salariée de Gad a invité deux de ses anciennes collègues, Hassina Tamindjout­e et Sylvie Bozec. Avec cinq autres ex-employés de l’usine de Lampaul-guimiliau, dans le Finistère, Hassina et Joëlle ont partagé l’affiche d’un documentai­re racontant leur parcours de réinsertio­n, après leur licencieme­nt d’octobre 2013. Son titre? Les Illettrées.

La vie chez Gad

Joëlle: Mon oncle Jean avait commencé avec Louis Gad, au tout départ, dans la charcuteri­e à côté de la pharmacie. Mais moi, je m’étais toujours dit: ‘Tu travailler­as jamais chez Gad.’ Gamins, on nous disait ‘Si tu travailles pas à l’école, tu vas finir chez Gad’, hein!

Sylvie: Oh oui, combien de fois je l’ai entendu! Moi, à la base, mes grands-parents sont agriculteu­rs, mais mon père est venu travailler chez Gad en 1965, et je suis née à Lampaul en 66. J’ai baigné dedans. À cette époque, on visitait l’usine, l’abattoir, avec l’école primaire… C’était un peu choquant. Mais j’y suis rentrée en 1986, à 19, 20 ans, après le bac.

Hassina: Moi, je viens des Ardennes, j’ai arrêté l’école à 15 ans. Ma mère était malade, hospitalis­ée régulièrem­ent, donc étant l’aînée, je m’occupais de la maison, des frères et soeurs. Ensuite, j’ai bossé trois ans en mairie, puis chômage, stages, formations, un peu de boulot dans la vente, et puis une de mes meilleures amies, qui avait passé ses vacances en Bretagne, m’a proposé de la suivre. Sa belle-soeur lui avait dit qu’il y avait du boulot. J’avais pas 30 ans, pas d’attaches. Je me suis inscrite dans une boîte d’intérim et quinze jours plus tard, j’arrivais chez Gad. J’ai commencé à la chaîne, en production, à découper les cochons. Un mois et demi après, je signais un CDI. J’ai pas attendu le boulot, je suis allée le chercher là où il était. C’était en 99.

Joëlle: J’étais arrivée deux ans plus tôt. À la base, j’ai une formation d’aide-soignante. J’ai bossé quatre ans dans une maison de retraite. À 24 ans, j’étais veuve avec un petit garçon, et j’ai ouvert une crêperie. Au bout de huit ans, j’ai vendu pour prendre la gérance d’une autre crêperie et passer un BTS ‘action co’. J’attendais les résultats quand une voisine qui bossait chez Gad m’a dit qu’ils cherchaien­t des commerciau­x. Je suis convoquée un matin à 5h via une boîte d’intérim. J’arrive, tailleur, chignon, petit sac à main. On me dit qu’il faut me changer, on m’amène en lingerie, on me donne tout l’attirail, les bottes de sécu, lourdes, et je rentre dans un énorme atelier avec 157 hommes, tous en blanc. Eh ben punaise, comment je vais être mangée, ici? Le cadre de production, qu’on appelait ‘Amine Dada’, me dit:

‘Il y a des demi-poitrines qui arrivent sur le tapis, tu les mets dans les bacs de 600 litres.’ Combien? ‘Jusqu’à ce qu’on te dise d’arrêter.’ Et le tapis se met en route, ça pèse bien douze, quinze kilos, les morceaux à mettre dans les bacs…

Sylvie: C’était comme ça, on n’avait pas le choix si on voulait rester. Moi, au départ, j’étais employée administra­tive –secrétaria­t, saisie. Mais après mon deuxième enfant,

JOËLLE CRENN, HASSINA TAMINDJOUT­E ET SYLVIE BOZEC Les “illettrées” de Gad

j’ai pris un congé parental et quand je suis revenue, en 97, on m’a dit: ‘C’est l’usine ou la porte.’ Donc j’ai fait de la mise en carton, du conditionn­ement.

Joëlle: En 17 ans, je n’ai jamais vu le service commercial. Mais je me plaisais dans ce que je faisais, et finalement, j’ai évolué beaucoup plus vite que les filles qui sont restées dans les bureaux. Là, c’était le SMIC et basta, tandis qu’en production, on avait la possibilit­é d’évoluer. En tant que responsabl­e des expédition­s carcasses, j’ai fini à 2 200 euros net par mois. Quand on arrivait chez Gad, on était bien, on n’avait pas envie de partir. Franchemen­t, est-ce que vous seriez parties de chez Gad, les filles? Hassina: Ah non, j’étais vachement bien, j’avais ma petite vie.

Sylvie: Quelque part, c’était une grande famille.

Mes enfants venaient travailler l’été. Il y avait la sécurité de l’emploi. Pour les prêts à la banque, il suffisait de dire qu’on bossait chez Gad pour que ça passe.

Joëlle: C’était très dur, très physique, mais cette difficulté faisait qu’on se resserrait. Moi, j’ai fait les trois dernières années en congélatio­n, à -25°C. Puis ils ont arrêté les expédition­s carcasses et transféré progressiv­ement nos activités sur le site de Josselin (dans le Morbihan, ndlr), beaucoup plus petit, qui n’avait pas les agréments, la structure qu’on avait.

Hassina: On a commencé à voir des changement­s de méthodes de travail, de directeurs, on entendait des rumeurs… Par exemple que si untel était parti, c’est que la direction lui avait demandé de virer des gens. Il ne se sentait pas de le faire, il connaissai­t tout le monde par son prénom. Comme le fondateur, Louis Gad. Lui, il se baladait dans l’usine en civil.

Il était très facile, on pouvait aller vers lui.

Joëlle: Il était là, avec sa casquette, ‘bah tiens, vas-y, metsmoi des os pour mon chien’, ‘coupe-moi un rôti d’échine, j’ai du monde à midi’. C’est quand ses héritiers ont fusionné avec la Cecab, puis vendu leurs parts en 2010, que ça a commencé à merder. Jusque-là, ça tournait encore à son meilleur. Louis Gad était très affecté par la fermeture. Il est mort pendant le conflit, à 93 ans. Hassina: En fait, on comprend qu’il se passe un truc quand on arrive un matin et qu’on regarde ce qu’on a à faire: ‘Ah, y en a pour une heure de boulot.’

Le conflit

Joëlle: Il y a eu la première manif à Landivisia­u en février 2013, puis on a recommencé à travailler, et en juillet, on a vu qu’on ne venait que faire acte de présence. Le 15 juillet, le maire de Lampaul m’a demandé si je voulais bien prendre la présidence de l’associatio­n Sauvons Lampaul, et j’ai dit oui. À partir du 2 août 2011, on était dehors tout le temps, jusqu’au 13 octobre. On vivait sur place, on avait des tentes militaires pour dormir. On faisait à manger pour 200, 300 personnes. Des gens de la région, des commerçant­s, venaient décharger des voitures de provisions, c’était un gros mouvement de solidarité.

Hassina: Et c’est début septembre qu’on a arrêté complèteme­nt d’aller en usine. La grève, c’était vraiment intense, il faut savoir que les Bonnets rouges sont nés chez Gad, hein! Le premier portique démonté, c’étaient des gars de Gad avec des routiers du Finistère!

Joëlle: Ils avaient finalement choisi Josselin parce que c’était de la politique: il y avait Le Drian dans le Morbihan, et ici, dans le Finistère, il n’y avait personne qui pesait autant pour nous soutenir –même si notre députée PS, Chantal Guittet, a été très bien. Elle était très proche de nous, elle venait sur le parking, on est allés voir les directeurs de chez Josselin avec elle. Nous, on a lutté sans être syndiqués. Les syndicats ont pourri notre combat. Les cadres départemen­taux étaient complèteme­nt lobotomisé­s par la direction qui leur demandait de calmer le jeu, nous faisait croire qu’il y avait un repreneur. Alors que c’était faux, on le savait.

Macron

Sylvie: Quand Macron nous traite d’illettrées sans permis, notre sort est scellé depuis presque un an. Moi, j’étais en formation compta avec six anciens de chez Gad. Je m’en souviendra­i toute ma vie, on s’est dit: ‘C’est pas possible.’ On était en train de galérer, et il nous sort ça! Non mais c’est choquant, quoi. Il y en a une qui a pris son téléphone pour appeler le maire de Lampaul: ‘C’est quoi ce truc, là?’

Joëlle: Moi, j’étais au marché à Landivisia­u avec un ancien collègue, Georges, on est tout de suite allés à la mairie pour appeler le préfet.

Hassina: Moi, je me souviens même plus où ni comment je l’ai appris, j’ai occulté parce que c’était tellement… À l’époque, si je l’avais croisé… Ah non, franchemen­t!

Il ne sait pas de quoi il parle et il se permet de juger les gens.

Sylvie: Je lui en ai voulu pendant longtemps.

Joëlle: C’était choquant, évidemment. Après, moi, j’avais déjà mon projet ici, donc je ne me sentais pas concernée. Et puis, il faut reconnaîtr­e –je défends un peu Macron là-dessus– que sa phrase a été un peu sortie de son contexte, puisqu’il voulait défendre l’accès au permis. Reste que statistiqu­ement, ‘une majorité de femmes’, c’est faux: on était 42% de femmes chez Gad. Et ensuite, il n’aurait pas dû employer le mot ‘illettrées’. Il y en avait des illettrés, hommes et femmes, 10% apparemmen­t, c’est un fait, et c’est pas si étonnant. De même qu’il y avait des étrangers en intérim qui ne parlaient pas bien le français, des Polonais, des Roumains, des Maghrébins, des Vietnamien­s. Je le sais, je travaillai­s avec eux. Mais je vais vous dire, ‘illettrés’, quand Michel Sapin était venu nous voir, il l’avait déjà prononcé devant nous!

Sylvie: C’est vrai, je me rappelle, ça m’avait interpellé­e. Joëlle: J’ai commencé à gueuler, eux ils avaient des micros, pas moi: ‘Mais vous ne pouvez pas dire ça!’ Mais personne n’avait relevé, à ce moment-là.

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 ?? ?? De gauche à droite: Sylvie Bozec, Joëlle Crenn et Hassina Tamindjout­e.
De gauche à droite: Sylvie Bozec, Joëlle Crenn et Hassina Tamindjout­e.

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