“Notre mode de scrutin produit de la frustration”
Chloé Ridel, présidente de l’association Mieux voter.
Vous défendez le jugement majoritaire: en quoi cela consiste-t-il?
C’est un mode de scrutin inventé par deux directeurs de recherche du CNRS en 2007, dans lequel l’électeur vote en évaluant tous les candidats, plutôt que d’en choisir un seul. Concrètement, l’électeur attribue à chaque candidat une mention à partir d’une échelle de valeurs. Par exemple: Excellent, Très bien, Bien, Assez bien, Passable, Insuffisant, À rejeter. Le candidat le mieux évalué par une majorité remporte l’élection au bout du seul tour de vote.
Pourquoi ce mode de scrutin vous paraît-il plus pertinent?
Le jugement majoritaire permet de mesurer précisément l’opinion, tout en mettant fin à ce qui empêche l’électeur de s’exprimer: le vote utile, le vote par défaut, le vote blanc. Le scrutin majoritaire uninominal que nous utilisons est critiqué par tous les scientifiques depuis longtemps, mais personne n’en parle. Il sert à fabriquer des plébiscites mais ne mesure pas la réelle légitimité des candidats et restreint trop fortement l’expression des électeurs. Quand vous choisissez un candidat parmi dix, vous n’exprimez pas votre opinion, vous ne dites rien du candidat pour lequel vous votez –si c’est par adhésion ou par ‘vote utile’– ni des autres.
En quoi serait-ce de nature à changer radicalement la façon de faire de la politique?
Le mode de scrutin détermine toute la vie politique. Le scrutin uninominal force les candidats à cliver pour exister: il faut à tout prix se démarquer des autres. Deux candidats trop proches peuvent se neutraliser, même si les idées qu’ils portent sont majoritaires. Avec le jugement majoritaire, la stratégie change. Pour gagner, il faut parler au plus grand nombre d’électeurs plutôt que de chercher à radicaliser une base de 20%. Des candidats d’un même bord politique n’auraient plus du tout intérêt à se taper dessus. Cela remet donc structurellement en cause les discours politiques et les façons de faire campagne.
Vous avez publié quelques jours avant le premier tour un sondage, avec Opinion Way, mesurant les intentions de vote à partir de trois modes de scrutin différents: quels enseignements en tirez-vous?
Qu’aucun candidat ne requiert l’adhésion d’une majorité de l’électorat! C’est préoccupant dans une démocratie où le président de la République concentre autant de pouvoirs. Au jugement majoritaire, on peut observer qu’aucun candidat n’obtient une majorité de mentions positives. Tous les candidats sont rejetés par au moins 29% des électeurs et aucun n’est jugé excellent par plus de 10% d’entre eux. Plus généralement, cette élection montre une nouvelle fois à quel point notre mode de scrutin produit de la frustration: 20% des Français se sont décidés dans l’isoloir, 26% se sont abstenus, un nombre incalculable s’est tordu le cerveau pour voter utile. Et qui que soit le prochain président ou la prochaine présidente, au moins 75% des inscrits n’auront pas voté pour lui ou elle au premier tour.