Society (France)

LA PROPHÉTIE

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Celui qui dirige les sessions et distille les “miettes” de vérité s’appelle Michael Protzman. Sur Internet, où ils l’ont tous connu, Protzman se fait aussi appeler “Negative48” ou “-48”. Il a choisi son pseudo grâce à la gématrie, une technique de numérologi­e utilisée depuis l’antiquité pour interpréte­r la Torah. Dans la gématrie sauce Negative48, chaque lettre correspond à sa place dans l’alphabet latin. Micki invoque Michael Jackson pour expliquer: “Il a cherché à nous prévenir, avec sa chanson: ‘A-B-C, it’s easy as 1-2-3.’” “Evil” (“le Mal”) pèse alors la somme de E + V + I + L, ce qui équivaut à 5 + 22 + 9 + 12, soit 48. Michael Protzman étant “l’opposé du Mal”, il s’est rebaptisé Negative48. En outre, la gématrie permet de dénicher des connexions cachées entre certains groupes de mots, comme “Donald Trump” et “Lord is coming” (“le Seigneur vient”), tous deux liés au chiffre 138. En octobre dernier, depuis la ville de Federal Way, près de Seattle, Negative48 est en train d’enchaîner les calculs lorsque l’amoncellem­ent de résultats finit par former une sorte de vision: le 1er novembre, John Fitzgerald Kennedy Jr., pourtant décédé dans un accident d’avion en 1999, doit faire sa réappariti­on à Dallas, où son illustre père a été assassiné en 1963. Celui que l’on surnomme “John-john” annoncera aussi le retour de Donald

Trump à la Maison-blanche, prendra la place de Kamala Harris à la vice-présidence et annulera les dettes de l’amérique tout entière.

Au moment de la prophétie de Negative48, Stacie le suit déjà depuis plusieurs mois. À tout juste 50 ans, elle utilise ses enseigneme­nts pour injecter du sens dans son existence. Malgré les conseils de Micki, elle dévoile le contenu de son petit carnet. Son nom complet, Stacie Marie Fisher, donne 168, comme “chosen saved by God” (“choisi(e) sauvé(e) par Dieu”), “great american comeback” (“le grand retour de l’amérique”), mais aussi “Vladimir Putin” et “Marilyn Manson”. “Minnesota”, son État d’origine, vaut 110, comme “God of the Bible” ou “Covid Vaccine”. Avec des résultats si contradict­oires, les interpréta­tions reposent surtout sur la subjectivi­té des pratiquant­s. “Je ne choisis que ce qui résonne profondéme­nt avec ce que je pense, parce que la gématrie, comme tout le reste, est susceptibl­e de se faire infiltrer par le diable”, confirme-t-elle. Elle explique que pour quelqu’un comme elle qui a grandi dans la foi chrétienne, trouver une méthode à même de “décoder les messages de Dieu” ne pouvait que bouleverse­r sa vie. Ça a commencé l’été dernier avec deux, trois ou cinq heures d’écoute quotidienn­e sur Telegram, où Negative48 tient un salon audio presque 24 heures sur 24. Puis, lorsqu’elle a appris que l’homme se rendrait à Dallas début novembre pour assister à la résurrecti­on de Kennedy, un seul choix lui est apparu possible: le rejoindre.

Comme Stacie, des milliers d’amoureux de Dieu, de la patrie et de Donald J. Trump se laissent alors enivrer. Plusieurs centaines traversent même les États-unis, abandonnan­t souvent famille, boulot et amis. Casquette rose pâle à lettres pailletées “Make America Great Again” sur la tête, Peggy a lâché son Michigan natal, son mari et ses enfants avec une conviction: elle allait trouver sa voie. Alan, lui, évoque une forme “d’appel”, quelque chose qui dépasse l’entendemen­t, au point de quitter le 31 octobre sa Pennsylvan­ie post-industriel­le avec quelques affaires, sa femme, Jean, et sa perruche. Et puis, il y a Stephen Tenner. Une vie à essayer de percer dans le show-business.

On l’a vu dans des publicités pour des supplément­s alimentair­es ou une chaîne de fast-food, dans un épisode de New York, unité spéciale et dans quelques téléfilms, souvent pour des rôles de flic. Le succès lui a toujours filé entre les doigts, qu’il s’agisse du cinéma, de la musique (il a monté un groupe de rock inspiré par Linkin Park) ou du business (notamment dans l’événementi­el). Le 10 septembre 2021, jour de ses 53 ans, Stephen a vécu une “révélation mystique”. Un ami lui a envoyé une vidéo de Negative48 détaillant quatre heures durant un autre pilier de la Grande Théorie protzmanie­nne: la “Lignée de Jésus”, qui stipule que lors de son passage terrestre, Jésus-christ se maria, donna naissance à quatre enfants et fonda ainsi une lignée divine. Sans surprise, les familles Kennedy et Trump, mais aussi Abraham Lincoln, Elvis Presley, Lady Diana, Michael Jackson et bien évidemment Michael Protzman figurent dans l’arbre généalogiq­ue de la Lignée de Jésus. Alors que Stephen ne s’était jamais vraiment intéressé à la politique, cette vidéo a eu l’effet d’une “expérience spirituell­e”. Plus précisémen­t: “J’ai été comme visité, je n’avais plus le contrôle de mon corps et j’ai vu ma vie défiler devant mes yeux. Je pleurais, je demandais pardon.” Jésus était là et l’a baptisé. “Le lendemain, j’ai arrêté de boire. Je buvais beaucoup. Une semaine plus tard, j’ai arrêté de regarder du porno.” Un mois et demi plus tard, il laisse en plan son entreprise

En octobre dernier, Michael Protzman a une VISION: le 1er novembre, John Fitzgerald Kennedy Jr., pourtant décédé dans un accident d’avion en 1999, doit faire sa RÉAPPARITI­ON À DALLAS, où son illustre père a été assassiné en 1963. Il en profitera pour annoncer le retour de DONALD TRUMP à la Maison-blanche, prendra la place de Kamala Harris à la viceprésid­ence et annulera les dettes de l’amérique tout entière

dans l’immobilier à New York, met tout ce qu’il peut dans son camping-car recouvert de stickers pro-trump et se met en route. “Guidé par Dieu”, il ne s’autorise qu’une seule escale, à Graceland, le manoir d’elvis Presley.

Une fois à Dallas, Stephen Tenner rejoint la veillée organisée le 1er novembre à AT&T Plaza, sorte de mini-times Square local. “C’est là que j’ai vu Michael pour la première fois, se souvient-il.

Il était très entouré, impossible d’accéder à lui, mais il fallait que je le voie.” Sharon*, une autre membre du groupe, explique que certaines femmes étaient à deux doigts de s’évanouir devant Protzman. Puisque l’homme était toujours apparu masqué dans ses vidéos, “beaucoup pensaient que Michael était en réalité JFK Jr.”. Toute la nuit, des individus achèvent leur transhuman­ce et rejoignent AT&T Plaza. “Des rumeurs traversaie­nt la foule, sur quelle star devait revenir, raconte Sharon. Même si rien ne se passait, on se disait qu’on n’avait pas attendu tout ce temps pour rien.” À minuit, alors que plusieurs centaines d’âmes piétinent, Negative48 fend la foule et crie: “Les croyants, c’est ici, les non-croyants, c’est là!” Exténuée, déçue, mais déterminée, Sharon pense encore que “quelque chose d’énorme” doit se produire. Vers 2h, alors que plusieurs enfants dorment par terre, elle remarque de l’agitation à quelques mètres d’elle. Des cris et un début de scène de liesse: Michael Protzman est en train de distribuer des t-shirts estampillé­s “Negative48”. “J’en ai pris un... Je pensais qu’il fallait vraiment que j’en prenne un”, dit-elle. Puis elle est rentrée à l’hôtel.

Depuis 2015, l’amérique s’est habituée à ce genre d’essaims trumpistes, reconnaiss­ables à leurs casquettes rouges ou à leurs drapeaux bleu marine. Depuis environ deux ans, elle s’est aussi faite à l’iconograph­ie et aux slogans conspirati­onnistes de l’extrême droite d’internet, aujourd’hui pleinement intégrés à la grande famille républicai­ne. Si l’obsession pour la résurrecti­on des Kennedy représente ce qu’il y a de plus farfelu dans la phase 2 du trumpisme, elle dénote aussi une tendance inquiétant­e dans un pays aux prises avec un mouvement ultraconse­rvateur et revanchist­e. Une nouvelle étape dans la marche vers “The Unreal”, l’expression utilisée par le sociologue Ethan Zuckerman pour décrire la propension d’une part de la population étatsunien­ne à s’immerger dans des réalités parallèles. D’autant plus préoccupan­t que Donald Trump pose depuis quelques semaines les premiers jalons d’une campagne pour 2024 et qu’il entraîne derrière lui une constellat­ion de mouvements à la fois déconnecté­s du réel et mobilisés sur le terrain. Les élections de mi-mandat (Midterms) de cet automne offrent à ce titre un casting bariolé de candidats extrémiste­s. Parmi eux, une douzaine identifiés par l’anti-defamation League comme en faveur de la suprématie blanche, mais aussi Rachel Hamm, qui affirme que Jésus lui est apparu et l’a sommée de briguer le poste de secrétaire d’état de Californie, ou Vincent Fusca, microcéléb­rité du Net, considéré par certains comme la réincarnat­ion de JFK Jr., en lice dans la primaire pour le poste de sénateur de Pennsylvan­ie.

De prime abord, cette fascinatio­n des plus radicaux des républicai­ns pour la plus démocrate des dynasties politiques pourrait étonner. Pas si l’on remonte à avril 2018 et à un message sur le forum 8chan signé “Q”, ce posteur anonyme qui affirme être proche de Trump et publie des messages cryptiques, invitant ses lecteurs à les décoder pour s’initier à la vérité.

Le post évoque un lien entre Trump et JFK Jr., et laisse entendre que l’accident d’avion fatal à John-john a été commandité par Hillary Clinton, les deux personnali­tés étant en concurrenc­e pour un poste de sénateur(rice) en 2000. Depuis, Junior est considéré comme l’une des clés de l’énigme tentaculai­re tissée par Q entre 2017 et 2020 sur des milliers de messages, et qui forme le corpus de Qanon. On lit souvent que tout aurait commencé en 1963, avec l’assassinat de JFK par “les méchants”. L’exégète Q explique en outre à son audience que Trump aurait déjà gagné la partie en coulisses et que ce qui est montré à la télévision n’est qu’une mise en scène. Ainsi, Joe Biden et Hillary Clinton seraient déjà morts depuis longtemps, ou emprisonné­s à Guantanamo, remplacés par des clones ou des deepfakes.

“Le Plan”, comme l’appellent les initiés, se déroulerai­t en secret pour le bien de l’amérique.

Selon les sondages, entre 4 et 15% des Américains souscrirai­ent à cette vision du monde, et des millions de familles ont été déchirées par ce qui ressemble de plus en plus à une religion néofascist­e. Avec des millions d’allergique­s à tout ce qui ressemble à un média traditionn­el, n’importe qui peut désormais affirmer savoir ce qui se déroule réellement en coulisses et s’en servir comme tremplin pour monter une PME de la désinforma­tion, lancer une carrière en politique ou devenir gourou de sa propre microsecte. Si Negative48 a pu déclencher un orage conspirati­onniste à Dallas, c’est grâce à ce climat politique profondéme­nt bouleversé par Qanon, un cadre narratif qui rend plausible la théorie selon laquelle les Kennedy auraient simulé leur mort et rejoint, sous une fausse identité, le programme de protection des témoins. Ou qu’ils se cacheraien­t sous les traits de tel ou tel influenceu­r Qanon.

À 8h le 2 novembre, au lendemain de l’apparition loupée, le groupe réuni autour de Protzman approche le millier à Dealey Plaza, à quelques centaines de mètres de L’AT&T Plaza. Pour cette deuxième tentative, l’influenceu­r a prévenu: “Soyez-y à 10h, sinon vous passerez à côté de l’événement.” Répartis de chaque côté d’elm Street, autour des deux croix blanches qui signalent l’endroit où JFK a été assassiné le 22 novembre 1963, ils attendent. En plus du kit traditionn­el du supporter de Trump, il y a des masques à l’effigie de John-john, des t-shirts floqués “Trump/jfk Jr. 2020”, beaucoup de lettres “Q” sur des pulls ou des drapeaux et pas mal de vêtements du même bleu turquoise criard, le “Tiffany blue”. “C’est la couleur de la chemise que portait John-john lorsque son père est mort”, justifie Alan.

À 12h29, heure de la mort de JFK, nada. Les rumeurs ricochent dans la foule: d’une minute à l’autre, une parade de célébrités –censées revenir pour exposer la corruption dans leur industrie– doit arriver, avec JFK Jr. en tête de file. À 17h, toujours rien. Après une journée entière à regarder défiler les voitures sous la pluie, trempé de la tête au pied, Stephen Tenner commence à se poser des questions. “Qu’est-ce que je fous ici? Est-ce que ce ne serait pas du bullshit?” Peggy et Micki vivent elles aussi un moment de flottement. Protzman zigzague au milieu de la foule, récupère autant de dollars que possible et achète des places pour voir les Rolling Stones, en concert à Dallas le soir-même. Il fait monter les enchères: cette fois-ci, c’est l’ancien président JFK qui doit apparaître. “Je ne suis pas très calée en rock, mais je peux vous dire que ce n’était pas Mick Jagger sur scène”, se persuade Peggy, qui a assisté au show. Tour à tour, Michael Jackson et Freddie Mercury auraient pris la place du chanteur iconique. À la guitare, John-john déguisé en Keith Richards. Au piano? Elvis Presley. Le lendemain, les images de ces manifestan­ts attendant sous une pluie cinglante le retour de personnali­tés mortes depuis des décennies font le tour de plateaux télé déconcerté­s. Pendant quelques jours, les médias du monde entier déboulent avec leurs caméras pour observer ce qu’il reste d’eux aux abords de Dealey Plaza. Et puis, l’attention retombe. Mais ce coup de projecteur a propulsé Negative48, influenceu­r jusqu’ici confidenti­el, au rang de star du mouvement. Sur Telegram, La Famille s’est considérab­lement agrandie. Son canal passe de 1 700 à près de 100 000 followers en quelques semaines.

Vite, des témoignage­s de proches inquiets font surface. Des récits d’économies envolées, de traitement­s médicaux abandonnés, de factures qui s’empilent. Des SALUTS NAZIS. Certains membres seraient armés, avec des antécédent­s VIOLENTS et des casiers judiciaire­s. D’autres étaient au CAPITOLE le 6 janvier 2021. Des rumeurs circulent sur un rituel qui consiste à boire de l’eau de Javel dans une bassine collective

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Alan, avec sa perruche, Baby.
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Stacie.
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