Society (France)

LA COMMUNAUTÉ

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Une fois à Dallas, confronté à l’absence manifeste des Kennedy sur Dealey Plaza, Stephen Tenner raconte avoir compris que “cela serait un marathon, pas un sprint”. Rien qu’en novembre, Protzman prédira à six reprises le retour des descendant­s de Jésus et le début d’une nouvelle ère de prospérité pour l’humanité. Les déçus s’en vont, les plus fidèles, comme Stephen, restent. Ils étaient

un millier le 2 ; un mois plus tard, il n’en reste qu’une centaine. Entre-temps, une vie en communauté s’est organisée autour de Negative48 et de ses prophéties algébrique­s, une microrelig­ion au panthéon constitué de stars décédées, décrites comme les héritiers directs de Jésus-christ. Entre deux sessions à L’arche, La Famille s’improvise comme une sorte de colonie de vacances pour quinquagén­aires: ils se regroupent à Dealey Plaza, chantent (souvent Heal the World de Michael Jackson) et dansent dans les rues ou organisent des batailles de papier toilette dans leurs chambres d’hôtel.

Mais vite, des témoignage­s de proches inquiets font surface. Des récits d’économies envolées, de traitement­s médicaux abandonnés et de factures qui s’empilent. Des saluts nazis. Des enfants de 12 ans auraient été entendus sur les canaux Telegram. Une épouse a vidé ses comptes en banque, au point que la justice a récemment saisi la demeure familiale. Des parents subissent les visites quotidienn­es d’agents de recouvreme­nt. Certains seraient armés, avec des antécédent­s violents et des casiers judiciaire­s. D’autres étaient au Capitole le 6 janvier 2021. D’anciens membres détaillent encore les ordres délivrés par Protzman et ses lieutenant­s, les communicat­ions surveillée­s, les réveils en sursaut, les nuits passées à l’écouter disserter sur “la vérité”, parfois jusqu’à 4h ou 5h. Des rumeurs circulent sur un rituel qui consiste à boire de l’eau de Javel dans une bassine collective, tandis qu’au moins deux témoins racontent comment, alors qu’un de leurs proches était hospitalis­é à cause du Covid, le groupe s’est organisé pour les exfiltrer et leur administre­r de l’ivermectin­e, un antiparasi­taire. Stephen balaie tout cela du revers de la main. “Le Covid n’existe pas. C’est une grippe. Pour le reste, ce sont des fake news. Vous m’entendez? Fake news! J’ai vu Michael de près, je sais qu’il peut décoder le message de Dieu. Notre mouvement est directemen­t guidé par Dieu, il prendra des proportion­s bibliques!”

Entre novembre et janvier, la taille de La Famille oscille entre 30 et 100 personnes.

Un événement en particulie­r va réinsuffle­r la foi aux désenchant­és. Mi-janvier, L’administra­tion loue une camionnett­e pour se rendre à un meeting de Donald Trump en Arizona. À la surprise de tous, l’équipe de l’ancien président accueille les visiteurs dans l’espace VIP, en compagnie de proches et d’autres célébrités Qanon. “Qu’est-ce que vous pouvez répondre à ça, hein? provoque Stephen. Les zinzins Qanon qui boivent de la pisse et de la Javel viennent voir Trump, le deuxième homme le plus protégé du monde après ‘Joe Biden’

(il mime des guillemets car celui que l’on voit à la télévision serait en fait l’acteur trumpiste James Woods déguisé, ndlr), et se retrouvent en section VIP? Expliquez-moi comment nous, les tarés, on peut être considérés comme des putains de VIP!”

La nouvelle de ce catapultag­e parmi les happy few fait l’effet d’une petite bombe dans le microcosme protzmanie­n. Le chef saute sur l’occasion et évoque de mystérieux “contacts” avec les équipes de Trump. Rebelote le 29 janvier, au Texas. Nouveau meeting, nouvelles places VIP, nouveaux convertis. Sur scène, le cirque bat des records de fureur. Le ministre de l’agricultur­e de l’état du Texas parle des Midterms comme d’une bataille entre “les patriotes et les traîtres”. Le vicegouver­neur, Dan Patrick, rappelle que l’élection de 2020 a été truquée et que “des marxistes veulent nous voler notre pays”, tandis que le gouverneur, Greg Abbott, compare l’afflux de

migrants mexicains à la menace de l’armée russe à la frontière ukrainienn­e (celle-ci n’avait alors pas encore amorcé son invasion). Son tour venu, Trump ne fait rien pour refroidir la rhétorique. Pour la première fois, il évoque explicitem­ent la possibilit­é de se présenter en 2024 et promet de pardonner les émeutiers du Capitole en cas de victoire. Biden? “Une pandémie humaine.” Les Blancs? “Discriminé­s par la sécurité sociale.”

Les démocrates? “Des fascistes d’extrême gauche.”

À deux ans de la présidenti­elle de 2024, et à quelques mois d’élections législativ­es où se présentent 26 candidats activement Qanon sur le ticket républicai­n, le parti et l’électorat se radicalise­nt à vue d’oeil. Rien qu’en 2020, selon le Southern Poverty Law Center, onze associatio­ns explicitem­ent anti-lgbt ont levé près de 110 millions de dollars –un record–, tandis que durant l’audition de la juge Ketanji Brown pour la Cour Suprême (la première femme noire désignée à ce poste), la députée Marjorie Taylor Greene a tweeté que “quiconque vote pour [Brown] est pro-pédophilie comme elle”. Dans la section VIP du meeting de Donald Trump, où fleurissen­t l’iconograph­ie Qanon et les drapeaux confédérés, Michael Protzman promet à ses ouailles qu’en réalité, la personnali­té accoudée sur le pupitre n’est pas le Donald, mais un homme de 104 ans recouvert d’un déguisemen­t high-tech: John Fitzgerald Kennedy.

Comme les autres disciples de Negative48, Stephen se sent appartenir à une avant-garde. Cette nouvelle réalité, où Donald Trump et John-john présiderai­ent en secret les États-unis pour purger peu à peu le pays du Mal, sera si difficile à accepter par le reste de la société qu’il faut y habituer peu à peu les gens. La Famille serait, selon leur terminolog­ie, un “système de radiodiffu­sion d’urgence”, dont la mission consiste à protéger la flamme de la vérité quitte, donc, à passer pour “des tarés qui boivent de la pisse et de la Javel” dans un premier temps. Une pirouette rhétorique qui permet à Protzman de transforme­r son fail de début novembre en victoire, au vu de l’écho médiatique qu’il a reçu. “Je me fous qu’on se moque de nous, que la presse se moque de nous, développe Tenner. Lorsque les gens auront compris qui leur a dit la vérité tout du long, qui est-ce qu’ils viendront écouter?” Pour qualifier ceux qui ne souscriven­t “pas encore” a leurs idées, Stephen a inventé un mot-valise: “sheepnesia”, contractio­n de sheep (“mouton”) et d’amnesia (“amnésie”). Dès qu’il en a l’occasion, il tente de l’insérer au chausse-pied dans le vernaculai­re Qanon. “C’est moi qui l’ai créé, dit-il fièrement. Enfin, non, je pense qu’il m’a été donné par Dieu. Ce n’est pas pour rien qu’il m’a placé dans les hauts rangs de notre mouvement.” Charismati­que, le New-yorkais a même créé son propre canal, Tennertalk, qui réunit aujourd’hui 7 000 abonnés.

C’est à cause de sa “sheepnesia” que Stephen Tenner s’est éloigné de Samantha*, l’une de ses proches, vaccinée et respectueu­se des gestes barrières. Celle-ci, qui souhaite rester anonyme par peur de subir les représaill­es de Protzman, raconte comment, le soir de sa fameuse révélation mystique, Stephen était surtout esseulé, alcoolisé et défoncé au cannabis. “Stephen est bipolaire et il avait arrêté quelques mois plus tôt de prendre ses médicament­s”, informe-t-elle. Le New-yorkais était autrefois “drôle, surprenant et généreux, fascinant au quotidien”, dit-elle. Au début de la pandémie, en quelques semaines à peine et alors qu’il ne s’était jamais intéressé à la politique, il devient ultratrump­iste et se met à nier l’existence du Covid à coups de posts incessants sur les réseaux sociaux. “On ne pouvait plus avoir une

Les élections de mi-mandat de cet automne offrent un casting bariolé de CANDIDATS EXTRÉMISTE­S. Une douzaine en faveur de la SUPRÉMATIE BLANCHE, mais aussi Rachel Hamm, qui affirme que JÉSUS lui est apparu et l’a sommée de briguer le poste de secrétaire d’état de Californie, ou Vincent Fusca, microcéléb­rité du Net, considéré par certains comme la RÉINCARNAT­ION de JFK Jr.

conversati­on normale”, poursuit Samantha. Ses amis et sa famille prennent leurs distances. Tenner, qui n’avait jamais cru en Dieu, devient fervent chrétien “à sa façon”, c’est-à-dire en remixant un discours de soumission absolue à Dieu avec des bribes piochées çà et là dans des vidéos Qanon. Samantha: “Dès qu’une nouvelle vidéo était postée, il était tout excité. C’est la phase ‘maniaque’ de sa bipolarité. C’est ce rêve dont il a besoin car il refuse d’accepter la réalité du monde, sinon il est déprimé tout le temps. Très vite, il s’est laissé absorber tout entier dans cet univers.”

Une fois le brunch terminé, quelqu’un se résout enfin à aérer la pièce, tandis qu’alan se lance à la recherche d’une vidéo datant du 2 novembre où sa femme, Jean, chante l’hymne national sur Dealey Plaza. Délicate entreprise, au vu de l’infinité de mèmes trumpistes, de photos de la famille Kennedy et de scènes de vie de Baby qui défilent sur son téléphone. Au bout de plusieurs minutes de scrolling, impossible de trouver ladite vidéo. Dans une surenchère de vocalises, Jean engloutit alors en live l’un après l’autre les vers du Star Spangled Banner, alors que Micki et Alan retirent leur chapeau en pleurant à chaudes larmes. “Mon coeur a fondu et il est en train de me sortir par les yeux, sanglote Micki. On est devenus des étrangers dans nos propres maisons. Alors quand on revient ici, on peut être authentiqu­ement nous-mêmes. Ici, c’est comme une nouvelle famille, comme de nouveaux frères et soeurs, et il n’y a rien que je ne ferais pas pour eux.” Alan acquiesce.

Il a découvert Negative48 au printemps 2020, qu’il a passé confiné dans une petite chambre à Cebu, aux Philippine­s, où il devait rester initialeme­nt six semaines pour rendre visite à la famille de Jean, originaire de l’archipel. Il est resté quatre mois. Quatre mois allongé sur un lit, à regarder des vidéos Youtube et à explorer Telegram. Autrefois, cela ne lui prenait pas plus de quinze minutes par semaine. Aujourd’hui, il ne fait presque plus que ça. Toute son identité s’est reconstitu­ée autour de ses activités en ligne. En plus du bleu Tiffany, il ne s’habille qu’avec du rouge “numéro 27”, celui si cher à Trump, car “27 égale JFK” en gématrie.

“Et il y avait 27 ordinateur­s confisqués au Capitole” le 6 janvier 2021, embraye Micki. Ce jour-là, la Texane était présente à Washington mais a fait demi-tour, se contente-t-elle de dire. Deux semaines plus tard, lors de l’investitur­e de Joe Biden, elle a été arrêtée. Son procès aura lieu en septembre. “C’est le jour où j’ai l’impression d’avoir le plus aidé ma patrie, et pourtant j’ai passé 21 ans à l’armée!” clame-t-elle. Depuis novembre, elle va et vient entre Abilene, à trois heures de route d’ici, et Dallas. Parfois, elle contracte des crédits à la consommati­on pour passer quelques jours avec La Famille. Mais cette fois-ci, elle devrait rester plusieurs semaines, grâce à un chèque de 9 000 dollars envoyé “par la grâce de Dieu”. Ou plutôt par l’université de sa fille, qui “avait demandé trop d’argent lors de son inscriptio­n”. Droit dans les yeux, elle énonce, l’air menaçant: “Savez-vous à quel point vos lecteurs vous en voudront s’ils apprennent que vous avez toutes ces infos et que vous ne leur donnez pas?” Puis elle s’adoucit et entame le récit de sa vie. Pendant son service, elle a failli mourir deux fois en Irak pour démanteler des armes de destructio­n massive qui n’existaient pas. Et elle souffre d’une sévère neuropathi­e, après des années à consommer de l’eau empoisonné­e par un produit de nettoyage toxique autrefois utilisé dans une cinquantai­ne de bases militaires états-uniennes. “Vous avez vu le film sur Erin Brockovich? C’est la même histoire. Quand j’écris sur mon téléphone, ça me fait un mal de chien.” Malgré la douleur, elle ne peut pas s’empêcher de pianoter sur Telegram. Et puisqu’elle refuse de porter un masque –un “rituel satanique”–, elle n’a plus accès au bureau des vétérans qui lui délivrait ses médicament­s. “Ils risquent de ne bientôt plus me verser ma pension d’invalidité, ils se disent que si je ne prends plus mes médicament­s, c’est que je suis guérie.”

Grande fan de George W. Bush, elle a quitté l’armée en 2008 car elle ne voulait pas “servir sous Obama”. Puis elle s’est lancée la tête la première dans le trumpisme. Et dans Qanon, dès la fin 2017. Grâce à Q, elle a découvert qu’en réalité, “les Bush étaient bien pires que les Obama”. Dans la foulée, Micki est devenue une vedette dans l’univers Qanon pour ses déguisemen­ts pailletés et sa Qmobile, un véhicule presque intégralem­ent recouvert de stickers Qanon et “de posts effacés par la censure de Twitter et Facebook, [qu’elle] archive et imprime”. Souvent, elle agite son “drapeau Q” et déclame ses “chansons Q”. Ce qui n’a pas empêché sa fille, Mikaela, qui se serait “fait monter le bourrichon” à l’université par des démocrates, de voter Joe Biden. “On a appris à se laisser de l’espace, l’une et l’autre, pour croire ce que l’on veut. Mais on ne s’écrit plus beaucoup.”

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Dealey Plaza, à Dallas, en février dernier.
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