Society (France)

LA SCISSION

- TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR AM

Dans l’organisati­on protzmanie­nne, les lieutenant­s jouent aussi un rôle particulie­r. “Notamment Justin Carpenter ; c’est le numéro deux”, informe Karma. Carpenter teinte les hallucinat­ions de La Famille d’un prisme New Age. Tout juste trentenair­e, au look baba cool, il est le seul membre de L’administra­tion qui accepte de parler. Ancien ingénieur chez Amazon, il a tout plaqué en 2020 pour sillonner l’amérique dans son van. Tout a commencé pour lui comme pour tant d’autres: mensonges sur les armes de destructio­n massive en Irak, visionnage d’un documentai­re conspirati­onniste sur les attentats du 11-Septembre

(Loose Change), grande quête de la vérité, Qanon, Covid et éloignemen­t de ses proches. Aujourd’hui, c’est lui qui passe au crible les recrues et gère les désagrémen­ts en interne dans le groupe. Au point d’adopter un discours entre les RH et le développem­ent personnel: “Il est vrai que j’ai une position centrale, les gens viennent me voir pour me poser des questions. Ils ont simplement envie de grandir et s’améliorer, et je suis là pour stimuler ce processus.” Jusqu’à récemment, c’était Justin Carpenter qui gérait les finances de La Famille. Aux États-unis, les religions opèrent souvent comme des SARL, et certaines églises n’ont rien à envier à de petites multinatio­nales. Dans cet écosystème, La Famille s’apparente à une sorte de religion-pme. Son modèle économique repose d’abord sur la contributi­on au pot commun des followers présents à Dallas, mais aussi sur les dons d’un public éparpillé aux quatre coins du pays, avec près de 80 000 inscrits sur Telegram –des milliers de déçus ont quitté le canal depuis novembre et L’administra­tion expulse fréquemmen­t les récalcitra­nts. C’est grâce aux dons que, des mois durant, ils ont pu financer plusieurs chambres d’hôtel au Hyatt, à plus de 230 dollars la nuit minimum, mais aussi le bail de L’arche, à 310 dollars la demi-journée, sans oublier les repas, les trajets en Uber, la location de vans et toutes sortes d’activités communes. Karma a entendu dire qu’une semaine au Hyatt pour tout le groupe coûtait jusqu’à 25 000 dollars. “Il est vrai que nous avons reçu pas mal d’argent et que les plus aisés aidaient les moins bien lotis”, explique Carpenter.

Hormis ce pot commun, les canaux liés de près ou de loin au groupe fourmillen­t d’arnaques en tous genres. En plus du dinar irakien, des remèdes miracles et des pyramides de Ponzi, L’administra­tion a récemment fait la promotion des “Trump coins”, des pièces de monnaie à neuf dollars l’unité qui, juret-on, doivent prendre en valeur lors du retour du Donald à la Maison-blanche. Il y a aussi ces campagnes de crowdfundi­ng douteuses menées par des proches de Protzman, comme cet influenceu­r qui a levé 50 000 dollars après une “attaque cardiaque” avant de se pointer à Dallas une semaine plus tard en parfaite santé. Un autre a réuni plusieurs milliers de dollars pour aider sa femme supposémen­t malade. Stephen Tenner, en duo avec Justin Carpenter, a lui aussi sollicité la communauté et obtenu 7 000 billets en quelques heures pour s’acheter une moto, après un accident causé par Justin. En janvier, ce dernier a également partagé une collecte organisée par Charlie Freak pour retrouver son “petit-fils enlevé au Mexique” et, en prime, y “écraser la corruption”. Soixante mille dollars afflueront en quelques jours.

Lorsqu’on demande à Justin Carpenter si tout cela ne serait pas, finalement, qu’une vaste escroqueri­e, il élude: “Les gens choisissen­t de nous soutenir. Ils sont libres de faire ce qu’ils veulent de leur argent, même dans le cas où tout cela serait une arnaque. Et ce n’en est pas une.” Tenner, lui, répond par un simple “Hahahaha! Merci pour le fou rire!” aux questions sur les véritables raisons de sa collecte. À cause de ces accusation­s, jure Carpenter, L’administra­tion a décidé de “changer de modèle: désormais, chacun doit gérer ses propres dépenses”.

Soit une nouvelle loi du plus fort en arnaques. “C’est leur grand souci du moment, ils n’arrivent plus à trouver d’argent”, précise Karma. Justin Carpenter profite, dans ce nouveau modèle, de la générosité d’un mécène unique qui “s’occupe de lui”. S’ils tentent de recruter et reçoivent toujours des donations, ils ont essoré la plupart de leurs membres, et le train de vie imposé par

Protzman devient intenable. Dans cet entrelacs de duperies, une architectu­re se dessine. Tout en haut, il y a Michael Protzman et L’administra­tion. Ensuite, on retrouve plusieurs lieutenant­s –tous influenceu­rs, vidéastes ou podcasteur­s– qui ont développé leurs propres sources de revenus. Stephen reçoit des dons “tous les jours, de gens qui adorent ce [qu’il fait] ici et ont envie [qu’il] reste”, ce qui lui permet, en duo avec un autre influenceu­r Qanon, de louer une villa avec vue. “La vie, ce n’est pas travailler de 9h à 17h et partir en vacances une semaine par an, délivre-t-il en croquant dans son club-sandwich. Dieu ne nous a pas créés pour être des esclaves. C’est génial de ne pas avoir à s’inquiéter pour l’argent! Je suis libre!” Ensuite, les quelques dizaines d’adeptes à Dallas qui n’ont ni l’envie, ni le temps, ni les capacités de devenir influenceu­rs font comme ils peuvent. Et, tout en bas de l’échelle, il y a les chalands du Net, considérés comme un réservoir à likes et à clics, des clients potentiels dont le seul intérêt est de financer la cause.

“Les gens choisissen­t de nous soutenir. Ils sont LIBRES de faire ce qu’ils veulent de leur argent, même dans le cas où tout cela serait une arnaque. Et ce n’en est pas une” Justin Carpenter, le numéro deux de La Famille

Sharon, l’ex-membre qui scrute encore ce drôle de cirque à distance, les considère un peu “comme des personnage­s de fiction”. Le groupe de Dallas offre, en effet, bien des intrigues et des rebondisse­ments. Les uns invectiven­t les autres et règlent leurs comptes par vidéos interposée­s ou dans des lives. Certains partent, d’autres reviennent. Personne ne sait quand Protzman va parler. “Pour les gens qui les suivent, c’est comme une série télé, dit Karma. Et je dois dire, si je suis parfaiteme­nt honnête, que je les vois aussi un peu comme ça. Ils ont leurs hauts, leurs bas, on allume Telegram et on se demande ce qu’il s’est passé...” Ce psychodram­e permanent génère de l’intérêt, du clic, et en donnant de l’argent, les fans peuvent continuer à vivre à travers les différents personnage­s, leur offrir la possibilit­é de rester sur le set de ce feuilleton incroyable­ment addictif, découpé en micro-épisodes.

Le dernier rebondisse­ment en date est l’excommunic­ation de Shelly, fidèle parmi les fidèles, puis de Stephen Tenner, pour l’avoir soutenue. Shelly a d’abord voulu retourner chez elle, mais son mari a refusé de la voir, après qu’elle a manqué l’enterremen­t de sa mère, décédée quelques semaines plus tôt. Alors Shelly est retournée à Dallas, où elle a passé trois jours et trois nuits dans le hall de l’hôtel Hyatt avec Stephen Tenner, sans obtenir audience auprès de Protzman. Ces indésirabl­es ont fini par monter une branche dissidente du protzmanis­me, baptisée le Scqqby-dqq Mystery Crew –nom inspiré par la bande du dessin animé qui, précise Stephen, “se balade à travers l’amérique pour trouver les méchants et résoudre des mystères”. Une manière pour eux de monétiser la défiance qui monte face à Protzman. “Ils récupèrent un nombre de dons hallucinan­t”, explique Karma.

Souvent, lors des grands raouts de Trump, ils croisent le groupe de Negative48. Une vidéo prise en Caroline du Nord montre un de ses membres accuser Tenner d’être pédophile, avant qu’une Scqqby-dqq lui renvoie l’insulte: “Tu ressembles à Jeffrey Epstein! C’est toi le pédo!” Pourtant, les dissidents ne s’en prennent jamais à Protzman lui-même, et affirment que celui-ci les a excommunié­s pour leur donner la possibilit­é d’enquêter sur les membres du premier cercle, Justin en tête. “Negative48 a essayé de leur dire que non, mais ils n’arrêtent pas de décoder ce qu’il dit en faisant de la gématrie…” dit Karma. Depuis quelque temps, Tenner multiplie les vidéos pleines de rage et de non-sens. Après un article de Vice expliquant que le groupe de Dallas était en pleine décomposit­ion, il publiait ceci: “Vice a écrit: ‘cracks are beginning to appear’ = 252. 25 + 52 = 77. Christ = 77. Power = 77. 25 + 2 = 27 = JACK. 2 + 7= 9. Nine = 42. War = 42. 4 + 2 = 6.

Six = 52. Hello. Go Deep.”

Protzman a créé un monstre dont il ne peut plus se dépêtrer. “Cette guerre civile l’empêche de recruter lors des meetings de Trump, qui sont cruciaux pour attirer de nouveaux membres”, poursuit Karma. Dans son groupe, certains se mettent à comparer des photos du gourou et se demandent s’il n’a pas été remplacé par un double qui porte un masque. Pour leur couper les vivres, des chercheurs et des proches d’individus embrigadés sont parvenus à alerter la plateforme de micropaiem­ents utilisée par Protzman pour recueillir ses dons. Fin mars, un autre groupe dissident s’est formé autour d’une ancienne de La Famille qui a décidé de lancer une class action, une plainte collective, contre le chef.

Un mois après l’article de Vice, et quasiment six mois après son arrivée à Dallas, La Famille ne s’est pourtant toujours pas effondrée.

Micki devrait pouvoir tenir à Dallas deux ou trois mois de plus, grâce aux 9 000 dollars des études de sa fille. Alan n’a pas prévu de retourner en Pennsylvan­ie pour le moment. Peggy, après bientôt quatre mois sur place, jure qu’elle y restera aussi longtemps qu’il le faudra. Jennifer, en revanche, a réussi à convaincre Ethan de revenir. “Je lui ai dit: ‘Si tu ne reviens pas immédiatem­ent, je te quitte.’ Le lendemain, il était avec moi.” Elle a décidé de consacrer presque tout son temps à la réhabilita­tion de son mari. “Je retrouvais le vrai Ethan, mais après un moment, je l’ai vu replonger.” Jennifer n’est pas sûre de gagner la bataille: “Il croit toujours en ces conneries, et s’il y retourne, j’ai d’ores et déjà décidé que je ne l’empêcherai pas. Je n’ai pas envie d’être une victime collatéral­e de ce truc.” Au téléphone, Samantha, la proche de Stephen Tenner, fond en larmes: “Ce qui me tue le plus, c’est qu’il vit sur le dos de ses followers, il leur balance tous ces mensonges et leur demande de l’argent. Même s’il est lui aussi une victime en quelque sorte, il a aidé à bâtir cette secte. Et je lui en veux à mort.” Karma, elle, a été intégrée à un canal privé sur Telegram où une douzaine de femmes –des ex de Dallas ou des proches– s’organisent pour saper de l’intérieur le groupe de Negative48. Entre deux coups montés pour provoquer des défections, elles entretienn­ent, chacune de leur côté, une relation privilégié­e avec un membre sur place. Karma a accepté une mission délicate: Stephen. “Je vais surtout lui parler quand je vois qu’il va mal, dit-elle. Parfois, il me répond: ‘Va guérir ta sheepnesia’ ; parfois, il me remercie de prendre des nouvelles. Ces gens auront besoin de quelqu’un, d’un endroit, quand ils sortiront de là.” Début décembre, elles se sont mobilisées pour aider une mère de deux enfants expulsée par Protzman. “Une de nos membres a sauté dans sa voiture, direction Dallas, a récupéré la mère et ses enfants, puis les a relogés chez une autre femme du groupe qui s’est portée volontaire. Ils y sont restés trois semaines. Les enfants étaient effrayés, amaigris. On s’est cotisées pour leur offrir des cadeaux de Noël.”

Lorsque Karma a rejoint ce canal privé, elle s’est aperçue que les échanges tournaient régulièrem­ent autour de Qanon.

“Elles y croyaient encore toutes, dit-elle. Moi, je ne donne mon opinion que lorsqu’on me la demande. Et quand elles le font, je leur dis gentiment et respectueu­sement.” Au fil des mois, l’intensité des posts Qanon a baissé. “Beaucoup commencent à douter de Q, et même de Trump. Elles commencent tout doucement à comprendre que Qanon s’apparente avant tout à un labyrinthe d’arnaques.” Pour autant, le chemin sera semé d’embûches. Même une fois rentrés, les familles constatent souvent que les ex-protzmanie­ns “sont comme absents, fantomatiq­ues”, vidés de l’intérieur. Nombre d’entre eux replongent à la moindre session de scrolling intensif sur Telegram. Après six mois, Karma ne comprend toujours pas pourquoi les gens s’emportent autant pour la politique. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’une fois qu’on enlève les arnaqueurs, les gourous et les manipulate­urs profession­nels, tous ces gens “ne sont pas de mauvaises personnes, au fond. La télé, les politicien­s, tout le monde leur a promis un monde meilleur et ils n’en ont jamais vu la couleur”. Rachel Bernstein rappelle que les endoctriné­s “sont des victimes, même lorsqu’ils partagent des opinions extrêmes. Ce sont des gens qui cherchent désespérém­ent un sens à la vie, qui ne se sentent pas adaptés dans le monde ou sont empêtrés dans des existences qui ne les satisfont plus”. Ces dernières années, beaucoup, aux États-unis et ailleurs, se sont laissés aspirer dans Qanon pour “sauver les enfants” d’une cabale sataniste. Pourtant, aucun d’entre eux n’est capable de citer le nom d’une seule personne sauvée par Qanon. Au contraire, poursuit Bernstein, “des milliers de familles ont été ravagées par cette vague de conspirati­onnisme, et les enfants sont souvent couverts de honte lorsque leurs parents s’attaquent à leurs professeur­s ou leurs amis”. Plutôt que d’y trouver un mieux-être ou une solution à leurs problèmes, les adeptes rencontren­t un darwinisme social sans limites. Stacie s’y fait manipuler par Justin, Justin par Negative48 et Negative48 par Q. Tout en haut, Donald Trump, qui n’a jamais désavoué Qanon et s’en sert pour exciter sa base, attend sa résurrecti­on politique.

Le prénom a été changé.

Les ENDOCTRINÉ­S “sont des victimes. Ce sont des gens qui cherchent désespérém­ent UN SENS À LA VIE”, selon la psychiatre Rachel Bernstein, pour qui “des milliers de familles ont été ravagées par cette vague de conspirati­onnisme”

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Peggy.

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