Ottolenghi for the people
Ses livres, qui vantent une cuisine du mélange et axée sur les légumes, se vendent comme des petits pains. Ses restaurants ne désemplissent pas. Ses collaborateurs viennent du monde entier. Et si le chef israélien Yotam Ottolenghi était la figure progressiste la plus influente du monde?
Plusieurs restaurants remplis chaque soir, neuf livres de cuisine écoulés à sept millions d’exemplaires: il ne fait aucun doute que la mégastar du moment, chez les chefs, se nomme YOTAM OTTOLENGHI. Israélien de parents d’origines italienne et allemande, associé à un Palestinien, installé à Londres, il a réussi en dix ans à imposer une cuisine de mélanges, axée sur les légumes et ouverte sur le monde. De là à l’ériger en contrepoint du repli identitaire observé partout sur la planète? Le sujet fait débat.
Dans
la petite galaxie en perpétuelle expansion des fans de Yotam Ottolenghi, il n’y a pas plus hard‑core que Zahra Saaidi. Son compte Instagram affiche plus de 1 600 publications, presque toutes signées du chef israélien. Avec 10 000 followers, elle figure au premier rang des “influenceurs Ottolenghi”. Elle a lancé le hashtag #Greatmindscookottolenghi, sous lequel plusieurs centaines de personnes postent chaque mois des recettes selon le thème qu’elle a donné. En à peine neuf mois, Zahra a aussi réalisé les 110 recettes du livre Falastine, publié par Sami Tamimi, l’associé d’ottolenghi. Et en 2018, cette Néerlandaise a réalisé son rêve en effectuant un stage d’une semaine chez Rovi, l’un des restaurants londoniens d’ottolenghi. Il lui a suffi d’adresser une lettre à celui qu’elle appelle simplement “Yotam” pour qu’il accepte sa venue. “Il m’avait déjà repérée sur Instagram, vu le nombre de recettes que je poste en le taguant”, dit‑elle. Elle qui travaille comme directrice produit dans une grande banque néerlandaise s’attendait à de longues journées passées à éplucher des pommes de terre. “Je l’aurais fait avec plaisir, dit‑elle. Mais finalement, je me suis retrouvée à aider un chef différent chaque jour. Section légumes le premier jour, à préparer les salades. Le lendemain, je m’occupais des desserts. J’ai aussi travaillé avec le sous-chef.” Peu après, Zahra embarquait six autres fans du cuistot pour un “pèlerinage Ottolenghi” en Israël. “C’était 50% gastronomie, 50% tourisme”, dit‑elle.
Ces sept femmes, qui se sont rencontrées sur un groupe Facebook de fans, s’appellent alors entre elles les “Lemongirls”. Signe distinctif: elle portent toutes un t‑shirt orné du même dessin de citron qui figure en couverture de Simple, le septième livre d’ottolenghi. Trois ans plus tard, la tradition perdure. “Nous partons chaque année en vacances ensemble, dans un pays différent, où nous allons cuisiner et voir du pays.” Aujourd’hui, elles possèdent toutes le même pyjama aux motifs citrons.
Pendant longtemps, aux Pays‑bas, Zahra s’est ennuyée, culinairement parlant. “C’est patates à l’eau, viande mal cuite et choux dans tous les sens.” Puis elle a découvert Ottolenghi en 2012, en cherchant des recettes sur Internet
pour l’anniversaire de sa fille. Révélation. “Aubergines rôties à l’ail noir, des kebbés façon tarte, une salade aux épinards, dattes et amandes, et des gâteaux de cabillaud dans une sauce tomate”, dix ans plus tard, elle récite encore le menu de tête. Dans les recettes d’ottolenghi, dit‑elle, Zahra retrouve alors quelque chose qui lui rappelle la cuisine de sa mère, originaire du village d’ait Sedrate, dans le Centre du Maroc, où elle a passé son enfance. Les épices, surtout, “le cumin, le curcuma, les graines de coriandre… Ce sont les saveurs avec lesquelles j’ai grandi”. Elle décèle aussi dans ces plats une approche généreuse, méditerranéenne, de la cuisine. À cette époque, Yotam Ottolenghi vient juste de sortir Jerusalem, son troisième livre. Cumulé aux deux premiers, Ottolenghi: The Cookbook et Plenty, le chef cumule alors un million de ventes rien qu’en Grande‑bretagne. Cela pourrait être l’aboutissement d’une carrière, mais ce n’en est que le début. Depuis, Ottolenghi, qui règne désormais sur sept restaurants à Londres, a en effet publié six autres livres, qui totalisent sept millions de ventes, en attendant son prochain, attendu en septembre 2022. Et acquis un statut de rock star suprême de cette époque où les chefs sont devenus les nouvelles rock stars. D’autres preuves? En quelques années, le natif de Jérusalem a eu droit à sa série de documentaires sur Channel 4, en Grande‑bretagne ; l’honneur de cuisiner pour le jubilé de 2012 d’elizabeth II (betteraves jaunes et chioggia, oranges, et salade d’olives avec du fromage de chèvre, oignons rouges, menthe, graines de citrouille avec vinaigrette à la fleur d’oranger) ; et effectué des tournées en Amérique du Nord et en Australie, comme, justement, une rock star. “En mai dernier, j’ai assisté à l’une de ses dates à Boston, raconte l’anthropologue culinaire Merry White, par ailleurs amie d’ottolenghi. Il a rempli une salle d’un millier de personnes, qui l’ont accueilli avec les cris que l’on réservait autrefois aux Beatles.” À lui seul, le chef a popularisé au niveau mondial, loin de leurs terroirs éparpillés tout le long de la Méditerranée, des épices et des condiments comme le sumac, le zaatar, l’eau de rose, l’ail noir ou la mélasse de grenade.
Il a appris, aussi, à une génération entière à cuisiner différemment les légumes. “Comme certains disent ‘Ce soir, on fait des pizzas’ ou ‘On mange japonais’, on entend de plus en plus de gens dire ‘On cuisine Ottolenghi’, explique Yael Raviv, directrice de la Jewish Food Society et d’un festival culinaire à
New York. Ça évoque le partage, les épices, les saveurs exotiques, les combinaisons aventureuses.” Bref, à 53 ans, Ottolenghi est presque devenu une AOP à lui tout seul. Pas un repère géographique, mais quelque chose qui y ressemble, à l’ère de la mondialisation et d’instagram.
Opération chou-fleur
Dans l’arbre généalogique des Ottolenghi, deux familles de sionistes laïcs se rejoignent en Palestine peu avant la Seconde Guerre mondiale: la première branche est constituée d’intellectuels allemands, la seconde, de marchands florentins. Une toile de fond cosmopolite et cérébrale. L’un des grands‑pères de Yotam a dirigé le département de mathématiques de l’université de Tel‑aviv. Son grand‑oncle n’est autre que l’historien de l’architecture Julius Posener, et sa grand‑mère, Charlotte Posener, a participé à l’opération qui a permis au Mossad de capturer le nazi Adolf Eichmann à Buenos Aires, en 1960. Un cran plus bas, Michael, le paternel, enseigne la chimie à l’université de Jérusalem, et sa mère, Ruth, dirige un lycée. Gamin, Yotam était “un garçon modèle, avec des amis plutôt geeks”, a‑t‑il confié au Sydney Morning Herald en 2020. Après son service militaire, il entame des études scientifiques et travaille à mi‑temps pour le journal de centre‑gauche Haaretz.
À 25 ans, il intègre le “programme des génies” de l’université de Tel‑aviv, où seuls une quinzaine d’élèves sont admis chaque année. Mais l’assassinat d’yithzak Rabin, en 1995, signe, comme il le confiera au New Yorker, “la fin d’une période d’optimisme: Israël devenait un pays fermé, vivant selon ses propres règles”. Cela fait naître en lui “le besoin de vivre ailleurs”. Un mois plus tard, il embarque pour Amsterdam, où il s’essaie aux coffee shops, aux rave‑parties, travaille pour un journal de la communauté juive néerlandaise. En 1997, il a 29 ans quand il met un point final à sa thèse sur “le statut ontologique de l’image photographique dans la philosophie esthétique et analytique”, puis passe un concours pour entamer un doctorat de littérature comparée à la prestigieuse université de Yale. Un destin de grand intellectuel tout tracé, n’était un démon intérieur nommé cuisine. Car comme sa soeur Triza l’expliquera plus tard, il n’y a qu’une seule chose que Yotam préfère à la cuisine: parler de cuisine. N’écoutant que sa passion, le jeune homme oublie Yale et pousse la porte du Cordon Bleu, une école de cuisine française à Londres.
Bon choix. En à peine dix ans, celui qui a découvert la cuisine avec les ragù de son père italien franchit quatre à quatre les marches de la scène food britannique: d’abord pâtissier dans plusieurs restaurants de la capitale, il monte avec Sami Tamimi –autre natif de Jérusalem, côté palestinien– un premier delicatessen en 2002. Nom: “Ottolenghi”. Succès: massif. Quatre ans plus tard, il reprend la chronique végétarienne du prestigieux quotidien The Guardian, ce qui lui ouvre les portes de l’édition avec Ottolenghi: The Cookbook, sorti en 2008.
“Les recettes m’ennuient.
Il y en a des millions sur Internet. Les gens attendent autre chose d’un livre de cuisine: ils veulent savoir d’où vient la recette” Yotam Ottolenghi
Nouveau succès immédiat. Comment l’expliquer? D’abord par l’art du petit twist qui fait la différence, décrypte Merry White: “Quand je pense à Yotam, je pense à la superposition des saveurs. Ce sont des techniques simples, mais qui changent tout. Si vous mettez de l’ail dans votre houmous, pourquoi ne pas le faire confire avant, pour ajouter une touche en plus?” Yael Raviv pense qu’il y a davantage: un sens de l’époque, ou du moins la rencontre avec les grandes préoccupations de cette dernière. “En mettant l’accent sur les légumes, il touche parfaitement les tendances du moment, la santé et le respect des saisons, explique‑t‑elle. Surtout, il parvient à les faire vibrer alors qu’en Occident, les gens voyaient jusqu’ici les légumes comme un mal nécessaire.” Les Européens ont en effet toujours eu tendance à maltraiter leurs légumes, à les découper en julienne, en brunoise, en mirepoix ou en macédoine, voire à les bouillir ou à en faire des purées. Ottolenghi, lui, aime les travailler tels quels, leur donner le premier rôle et se creuser les méninges sur la cuisson, comme pour ses célèbres choux‑fleurs et céleris, qu’il n’hésite pas à rôtir en entier, tandis que les aubergines sont souvent grillées, avec leur peau, au barbecue. Les graines et les épices agrémentent cette cuisine végétale –mais pas végétarienne–, toujours soucieuse des textures et des couleurs. Yael Raviv, qui a elle aussi grandi en Israël et travaille désormais à New York, explique que si les fondations de la table d’ottolenghi se trouvent au Moyen‑orient, “ses influences viennent en réalité de partout dans le monde, un peu comme la cuisine israélienne, qui a pioché dans toutes les diasporas qui sont arrivées et se sont mélangées à la cuisine locale”. Ce qui lui permet, en outre, de raconter des histoires. Et ainsi de se démarquer. “Les recettes m’ennuient, disait‑il ainsi en 2020 à
Channel 4. Il y en a des millions sur Internet. Les gens attendent autre chose d’un livre de cuisine: ils veulent savoir d’où vient la recette, s’il y a un contexte sociologique ou psychologique à l’oeuvre derrière.”
“Une cuisine de centre-gauche”
Yotam Ottolenghi, dont le menu des établissements change chaque mois, passe le plus clair de son temps dans sa “test kitchen”, où il développe ses recettes jusqu’à épuisement, tant pour perfectionner les goûts que pour en noter les étapes et faciliter la transcription.
Le tout dans un esprit collectif, dit la légende. “N’importe quel chef de n’importe lequel de ses restaurants peut présenter ses recettes à la test kitchen, ensuite Yotam les goûte et on les développe ensemble”, explique Esra Muslu, une cheffe turque qui a quitté Ottolenghi en 2020 pour monter son propre restaurant. Le choix de ses coéquipiers vante une mondialisation heureuse et bienveillante: Ramael Scully est né en Malaisie et a longtemps vécu en Australie ; Ixta Belfrage a passé son enfance entre l’italie, le Mexique et le Brésil ; Noor Murad a grandi au Bahreïn et fait ses premiers stages à Hawaï avant d’embarquer pour New York et Londres. Une traduction de sa vision du monde et de la cuisine, sans nul doute, mais aussi le reflet de l’effervescence culinaire de Londres, la métropole occidentale ultime, où “des chefs du monde entier viennent entamer leur carrière”, explique Esra Muslu. Pas une surprise,
“À l’ère des chefs superstars, chacun doit avoir son propre personnage, sa marque” Rafi Grosglik, sociologue
donc, si dans les livres signés “Ottolenghi”, on retrouve du porc effiloché vindaloo sur un bun, à mi‑chemin entre les États‑unis et l’inde ; un oeuf poché à la turque, le çilbir, relevé d’une pâte de piment libyenne nommée pilpelchuma ; voire un cacio e pepe –un pilier de la gastronomie romaine– agrémenté de zaatar –un condiment du levantin. “En réalité, ses plats n’appartiennent à aucun terroir, analyse Merry White. La plupart de ses recettes actuelles ne pourraient pas figurer au menu de n’importe quel restaurant ‘ethnique’, il n’y a aucune cohérence culturelle.” Une cuisine post‑géographique, en somme, que personne, avant les années 2000, n’aurait pu concevoir autrement que pour des tables étoilées. Selon le sociologue Rafi Grosglik, professeur à l’université Ben‑gourion du Néguev, Internet, Instagram et les nouveaux flux migratoires l’ont rendue possible. “Ottolenghi était le bon chef au bon moment, dit‑il. Les épices étaient disponibles partout, toutes les cuisines du monde ou presque s’étaient exportées, les goûts s’étaient plus ou moins uniformisés.”
Il fallait juste quelqu’un pour les rassembler et vanter ce mélange.
Presque tous les fans du chef israélien évoquent le groupe Facebook “The Yotam Ottolenghi‑inspired Cooking Housewives” comme, selon l’expression de Zahra,
“le dernier endroit sur Internet où les gens sont sympas”.
C’est là qu’elle y a rencontré les amies avec lesquelles elle a réalisé son “pèlerinage Ottolenghi”. On y trouve pas loin de 45 000 adeptes, qui postent leurs repas faits maison. Les commentaires piochent effectivement dans les champs lexicaux de l’excitation, de l’empathie et de la générosité. Récemment, la communauté s’est mobilisée pour envoyer des cartes postales à une de ses membres atteinte d’un cancer. Bob Eck, un États‑unien installé à Bruges, ne poste pas souvent sur le groupe, mais regarde presque tout. “Il y a tant d’isolement, de fanatisme, de trucs dingues qui se passent dans le monde, qu’on a avec Ottolenghi une sorte de mouvement culturel où les gens peuvent se reconnecter autour de quelque chose de naturel, basique, fondamental: ce que nous mangeons”, dit‑il. Autre élément rassembleur: cuisiner du Ottolenghi est à la portée de tout le monde. C’est ce qui a plu en premier à Nelly, Bordelaise expatriée à Bruxelles. Un jour, cette ancienne employée à la production de l’émission Un dîner presque parfait achète Plenty, l’un des livres du chef, dans une grande surface. “J’aimais bien le fait qu’il dise ‘Tout le monde peut y arriver, faut juste essayer’”, explique‑t‑elle. Aujourd’hui, Nelly cuisine deux fois par semaine “du Ottolenghi”. Ses livres sont recouverts de Post‑it, signalant les recettes à essayer. Dès qu’elle en a testé une, elle inscrit un “OK” sur la page. Et il y en a pour toutes les situations: “Quand je veux faire quelque chose de facile, j’ouvre Simple. Quand je veux faire de la grande cuisine, je prends Nopi.” L’anthropologue Merry White n’est pas surprise du témoignage. “Parmi le public féru d’expériences culinaires, je crois qu’il y a eu un ras-le-bol de l’exposition des grands chefs étoilés, qui semblent distants, onéreux, dit‑elle. C’est aussi à ce moment-là que les jeunes ont commencé à utiliser la nourriture comme moyen d’expression.”
Clémence, une réalisatrice de 28 ans, a découvert Ottolenghi en 2018 à la radio, dans une émission du critique culinaire François‑régis Gaudry. Pour elle aussi, le coup de foudre fut
immédiat. “Ils décrivaient les plats, les accords, les ingrédients, j’entendais quelque chose de très familier et très idéal, comme si c’était la synthèse de ce que j’aimais. En réalité, je crois qu’il a concrétisé quelque chose qu’une génération entière attendait.” Sa première recette: un pain de viande à l’agneau. “C’était une émotion incroyable et le soir même, j’ai rêvé que j’en reprenais… puis je me réveillais, et le rêve recommençait.” Aujourd’hui, la Parisienne a son petit rituel: presque chaque week‑end, elle attrape un livre du chef israélien et planifie sa journée en fonction des recettes du soir. D’ottolenghi, elle dit qu’il fait une “cuisine de gauche”. Comprendre: de saison, écologique, ouverte sur le monde. “Et puis il est gay, immigré, il a réussi en Angleterre. C’est la belle histoire de notre époque, quoi.” Pour Rafi Grosglik, cette “belle histoire progressiste, d’unité des peuples, a fait du bien à pas mal de monde”. Sans dire qu’il est fabriqué, il rappelle néanmoins que ce storytelling est aussi indispensable pour un chef qui veut réussir aujourd’hui: “À l’ère des chefs superstars, chacun doit avoir son propre personnage, sa marque.” Jamie Oliver “rappelle aux Britanniques la décennie 1990, quand l’angleterre était cool”, Anthony Bourdain jouait sur la fibre “du macho explorateur au coeur d’or”. Ottolenghi, lui, serait “l’érudit, le philosophe-gentleman, le chef ouvert d’esprit. Sa cuisine est, à mon sens, une cuisine de centre-gauche un peu bourgeoise, bien sous tous rapports. Ce n’est pas un hasard s’il a explosé en plein pendant l’ère Trump-brexit”.
Falafel et appropriation culturelle
C’est avec le livre Jerusalem, en 2012, qu’ottolenghi s’est d’abord fait connaître. En plus de livrer des recettes, il y raconte son histoire et celle de son partenaire de toujours, Sami Tamimi. L’un est juif, l’autre palestinien, mais les deux hommes sont nés en 1968 à Jérusalem. Ils ont découvert leur homosexualité dans un pays en tension, qu’ils ont quitté pour tenter leur chance à Londres. Autant livre de recettes qu’histoire culturelle, Jerusalem formule le rêve d’une nation “réunifiée par le houmous”. Un discours qui a touché la corde sensible en Occident, on l’a dit, mais moins en Israël. Dans son pays natal, Ottolenghi est en effet un inconnu, ou presque. “Si vous demandez ici à des gens férus de pop culture et de gastronomie, personne ne sera en mesure de vous dire qui il est, affirme Rafi Grosglik. Alors que nous avons tendance à soutenir mordicus nos compatriotes qui réussissent à l’étranger.” Comment l’expliquer? Peut‑être est‑ce une affaire de repli identitaire et de crispations face aux bouleversements de l’époque, estime Yael Raviv qui, dans son livre Falafel Nation publié en 2015, raconte comment l’identité nationale israélienne s’est construite en partie autour des arts de la table. “Certains pensent que l’identité d’un pays ou d’une cuisine doit être fixée dans le temps, détaille‑t‑elle. Sauf que l’on sait que les pays et les cultures évoluent sans cesse, qu’ils se nourrissent d’influences diverses et intègrent ou abandonnent constamment certaines coutumes. Par exemple, on ne peut pas envisager une seule seconde la gastronomie italienne sans la tomate, sauf que la tomate n’est arrivée en Europe qu’au xvi e siècle.” Merry White, qui travaille en ce moment sur une ethnographie du whisky au Japon, fait le lien avec le pays du Soleil‑levant: “Le Japon est très conservateur quand il s’agit de sa gastronomie. L’italie lui ressemble un peu: ce qu’on y mange est vecteur d’unité nationale. En opposition à ce désir de protectionnisme, d’authenticité, il y a ceux qui éprouvent un désir de cosmopolitisme, de citoyenneté du monde, de connaissance des cultures. C’est là que l’on retrouve Ottolenghi.” Traduction: les institutions conservatrices et le populisme israélien ne sauraient pas vraiment quoi faire de ce chef adulé à l’étranger pour son discours d’ouverture. D’autres le trouvent à l’inverse un peu trop mou dans son engagement, comme Rafi Grosglik, qui rappelle que “la gastronomie est un sujet éminemment politique en Israël. Par exemple, nous avons déclaré le falafel ‘plat national’, sauf qu’il n’est en rien israélien. C’est de l’appropriation culturelle. Autre exemple: l’industrie du bio repose beaucoup, ici, sur des colons dans les territoires occupés, qui disent se reconnecter à ‘leur’ terre”. Dans ce contexte, la position d’ottolenghi, qui consiste à ne jamais s’engager ouvertement sur le terrain de la politique, lui “semble impossible”. Quant à la cheffe et auteure culinaire palestinienne Reem Kassis, elle a expliqué à la radio américaine NPR lors de la sortie de son livre The Arabesque Table que si “la nourriture est le plus petit dénominateur commun que nous ayons, […] affirmer qu’elle peut nous réunifier, cela me semble aller un cran trop loin”.
Ottolenghi a affronté, de manière policée et sans véhémence, ces critiques dans la préface de Falastine, le premier livre en solo de Sami Tamimi: “Sami et moi, y écrit‑il, voulions célébrer les plats que nous adorions manger dans nos jeunes années. […] L’entreprise était compliquée, d’un point de vue politique, car il nous a fallu écarter les réalités difficiles de l’occupation de la Cisjordanie. C’était un travail tourné autour de l’amour: l’amour des ingrédients, l’amour de nos familles et nos souvenirs d’enfance.” Mais l’amour n’est‑il pas une façon de faire de la politique, après tout? “Même s’il n’est pas activiste, il y a quand même un agenda politique dans la cuisine de Yotam Ottolenghi: il promeut le vivre-ensemble et la tolérance”, défend Merry White. “Et il ne vous dit jamais quoi faire”, embraye Clémence, qui y voit peut‑être aussi une façon de parler d’écologie sans porter de discours punitif. “Il ne dit pas ‘Arrêtez de manger de la viande’. Il dit ‘Hey, regardez, on peut faire des trucs super avec les légumes’.” Et les gens se sont mis à manger des légumes.
“Il y a tant d’isolement, de fanatisme, qu’on a avec Ottolenghi une sorte de mouvement culturel où les gens peuvent se reconnecter autour de quelque chose de naturel, basique, fondamental: ce que nous mangeons” Bob Eck, fan d’ottolenghi