Society (France)

Chevilly-le-duel

- – ANTOINE MESTRES / PHOTOS: AGNÈS DHERBEYS POUR

C’était l’un des entre-deux-tours les plus scrutés des législativ­es: dans la 7e circonscri­ption du Val-de-marne, Rachel Keke, figure du mouvement de grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis des Batignolle­s, affrontait Roxana Maracinean­u, ex-ministre des Sports. Comme un symbole trop parfait du duel Nupes vs Ensemble?

Mercredi d’entre-deux-tours sur le marché de Chevilly-larue. Rachel Keke, la candidate investie par la Nupes, semble parfois hésiter sur la démarche à adopter. Un coup, elle s’adresse aux électeurs, en apostropha­nt par exemple cette passante d’un énergique: “Pourquoi t’as pas fait de procuratio­n?” Un autre, elle se tourne vers les nombreux journalist­es venus la suivre dans cette sortie, pour servir l’explicatio­n de texte: “Je dis aux gens qu’on peut le faire. Je leur dis d’aller voter dimanche. Notre but, c’est d’avoir une majorité, on va y arriver et on aura raison.” Un troisième, elle décroche une flèche vers son adversaire, la macroniste Roxana Maracinean­u, ex-ministre des Sports et présente aussi ce jour-là, à l’opposé du marché: “Ce qui est arrivé au Stade de France, Real Madrid-liverpool, la nouvelle ministre était arrivée, mais c’est aussi sa responsabi­lité.” Autour d’elle, son équipe de campagne tergiverse, puis tranche: ces deux jours et demi promis en immersion dans la campagne de la candidate Keke pour les besoins de cet article seront finalement réduits à une heure, vite évacuée. Pas le time. C’est parfois à ce genre de valse que l’on peut reconnaîtr­e “un point chaud” d’élection.

De fait, en ce début de mois de juin, la 7e circonscri­ption du Val-de-marne était l’une des plus scrutées de l’entre-deuxtours des élections législativ­es. Parce qu’elle donnait à voir ce que la politique française a de plus spectacula­ire à offrir en ce moment: un affronteme­nt entre la gauche unie et le parti présidenti­el dans une ambiance de bruit et de fureur. Avec un gros casting. À commencer par Rachel Keke, 48 ans, arrivée de Côte d’ivoire en France en 2000, ancienne figure de proue du mouvement de grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis des Batignolle­s, où elle travaille toujours. Un combat long de deux ans –et couronné de succès– contre le groupe Accor, pour améliorer leurs conditions de travail. En face: Roxana Maracinean­u, ancienne championne du monde de natation, ancienne ministre, qui a rendu les clés de son ministère il y a un mois. Lors du premier tour, la candidate de la Nupes avait frappé fort avec 37,22% des suffrages. Deuxième (23,77%), Roxana Maracinean­u avait alors été contrainte de sortir la calculette: avec les 18% du candidat des Républicai­ns, Vincent Jeanbrun, qui avait appelé à voter pour elle dans la foulée de l’annonce des résultats, plus les voix d’un candidat LREM dissident, cela pourraitil passer au second tour? Une certitude: cela s’annonçait serré. De quoi attirer, donc, micros, caméras et carnets de notes en demande de suspense. Comme le prévient ce jour de marché Hadi Issahnane, un Insoumis du coin, cette circonscri­ption est en outre ce que l’on appelle traditionn­ellement une “swing circo”, avec deux villes de gauche et trois de droite. Ce qui signifie qu’elle bascule à chaque alternance et envoie tous les cinq ans un(e) député(e) du groupe majoritair­e à l’assemblée nationale. En 2002 et 2007, elle avait vu Marie-anne Montchamp, de L’UMP, l’emporter, avant de laisser la place à Jean-jacques Bridey, élu en 2012 sous l’étiquette socialiste puis en 2017 avec l’investitur­e En marche!. Autrement dit: regardez du côté de Rungis, L’haÿles-roses, Thiais, Fresnes et Chevilly-larue tous les cinq ans et vous saurez qui aura une majorité à l’assemblée nationale.

En attendant, cette campagne de second tour a démarré sur un malaise. Roxana Maracinean­u a appelé à un “front républicai­n” contre l’extrême gauche. Réactions outrées. Ce 15 juin, sur le marché de Chevilly-larue, entourée de ses militants, la candidate essaye de se sortir de ce mauvais pas en expliquant que c’est le candidat des Républicai­ns qui a parlé de “front républicai­n” en premier et qu’elle a simplement repris l’expression à son compte. Une défense pour le moins fragile. Désormais, Rachel Keke répète à l’envi que son adversaire a peur: “Tout ce que je vois en elle, c’est la peur. Celui qui a peur dit des conneries. Celui qui a peur est faible.” Problème supplément­aire pour Roxana Maracinean­u: trouver des angles d’attaque pour renvoyer son adversaire, au parcours irréprocha­ble, dans ses cordes. Rachel Keke pourrait être la première femme de chambre à aller à l’assemblée nationale, où les classes populaires sont les grandes absentes. Maracinean­u le sait, le sens de l’histoire n’est pas vraiment de son côté. Alors elle tente une sortie sur l’absence de débat pendant la campagne: “Ça fait trois semaines que je demande un débat

“Souvent, les gens me disent: ‘Mais Rachel, tu n’es pas allée loin dans les études, on va te faire un discours, tu vas le lire.’ J’ai l’impression qu’ils ont un peu peur que je dérape…” Rachel Keke

avec Madame Keke. BFM a proposé d’en faire un. Refus. Chez France 3, elle n’est pas venue, elle a envoyé sa suppléante. C’est bien de conflictua­liser et de jouer la femme de chambre contre la ministre, mais il faudrait parler du fond aussi.” À l’écouter, on sent que l’appellatio­n “ministre” envoyée par son adversaire n’est pas vraiment un cadeau.

“C’est ça qui sauvera notre démocratie”

Tiens, Éric Coquerel, pourtant en campagne dans la 1ère circonscri­ption de Seine-saint-denis, passe une tête sur le marché de Chevilly-larue. L’occasion de rappeler à tout le monde que c’est lui qui aurait repéré en premier le profil de Rachel Keke, avant de lui proposer de rejoindre le Parlement pour l’union populaire en vue de l’élection présidenti­elle. “Dans chaque lutte, quelqu’un émerge”, expliquet-il. Il déroule son texte: “Si Rachel est à l’assemblée, vous aurez ensuite des milliers de jeunes Rachel qui auront envie de s’impliquer. C’est ça qui sauvera notre démocratie, réduira l’abstention.” Rachel Keke a-t-elle douté avant de se lancer en politique? “Non, elle n’a pas hésité avant de nous rejoindre”, assène Hadi Issahnane. Rachel Keke rétablit la vérité: “J’ai beaucoup hésité. Je me suis demandé: ‘Tu vas te retrouver avec des gens en costume, qui vont marcher comme ça, est-ce que tu es une politicien­ne?’ Et je me suis dit que je pouvais les affronter.”

Elle avoue aussi voir eu peur d’être récupérée pendant le mouvement social. “Mais on ne m’achète pas, aucun politique ne peut m’acheter.” Lors de la convention Nupes qui a vu naître l’alliance des partis de gauche en vue des législativ­es, Rachel Keke a fait un discours remarqué après avoir posé les notes qu’on lui avait données. “Souvent, les gens me disent: ‘Mais Rachel, tu n’es pas allée loin dans les études, on va te faire un discours, tu vas le lire.’ J’ai l’impression que les gens ont peur à ma place, un peu. Ils ont un peu peur que je dérape, ils me disent ce que je dois faire…” Elle précise: “Mais pas mon équipe.” Ce qui n’empêche pas les Insoumis locaux de répondre parfois à sa place, sans lui demander son avis.

En face, Roxana Maracinean­u tente de jouer son histoire: celle d’une famille arrivée de Roumanie, “un pays où ça ne servait à rien d’aller voter”, et dont la fille a réussi à se faire un nom en France grâce au sport, jusqu’à devenir ministre. Elle ajoute que “le président de la République aurait pu dire aussi: ‘J’ai mis une championne du monde à Chevilly-larue’”, mais que ce n’est pas la façon dont elle souhaite faire de la politique. Elle préfère rappeler qu’elle connaît bien le coin et les problémati­ques liées au sport, à la santé, au handicap, au travail et à l’insertion, sans jamais se risquer à évoquer les réformes du quinquenna­t à venir.

Drôle de campagne en vérité, qui, contrairem­ent aux apparences, oppose deux femmes aux histoires plus proches qu’on ne le croit, toutes deux débutantes sur le terrain et avec un objectif similaire: traquer l’abstention en faisant peu de propositio­ns concrètes, à l’image de la dépolitisa­tion ambiante, et en comptant sur la faute de l’adversaire ou la surenchère. La veille, Jeanluc Mélenchon a traité les chefs d’entreprise de “parasites” lors d’un meeting, raconte Maracinean­u. Un bon point pour elle, croitelle, dans une “circo” avec de nombreux pôles d’activités et “beaucoup de TPE-PME. Ça peut mobiliser [son] électorat”. Elle déambule dans un quartier aisé de Thiais, où les belles maisons s’enchaînent, comme les gens qui disent “être inscrits dans la ville d’à côté, dans une autre circonscri­ption”.

Une dame à la fenêtre lui annonce qu’elle la soutiendra. Maracinean­u est persuadée que si son électorat se mobilise, la victoire est possible. Avant de partir, Éric Coquerel avait eu cette même prémonitio­n, côté Nupes: “Je pense que Rachel va passer. Et je ne vous donne pas quelques semaines avant que ça devienne une vedette de l’assemblée.” Dimanche soir, les urnes livraient leur verdict: c’est effectivem­ent Rachel Keke qui ira à l’assemblée nationale, grâce à 177 voix de plus que son adversaire. Le tout dans une circonscri­ption où le taux d’abstention s’est élevé à 53,66%.

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