À la Combe d’ire
Samedi 25 août 2012, Saad al-hilli passe une dernière fois au bureau. Il croise par hasard un collègue français, Benjamin K. Les deux hommes sont seuls dans les locaux de la société Surrey Satellite Technology, une filiale D’EADS adossée à l’université de Guildford, au sud-ouest de Londres. Ils se connaissent sans être intimes. Cinquante mètres séparent leurs postes de travail. Pour Benjamin K. comme pour les autres employés, Saad al-hilli est un gars jovial qui semble aimer la vie et ce qu’elle lui a apporté jusqu’ici. L’anglais d’origine irakienne travaille comme sous-traitant. Ingénieur en conception mécanique, il fait partie d’une petite équipe de cinq ou six consultants en aéronautique chargés de la conception des pièces des satellites Galileo dans leur application civile. Ses prestations, de six ou douze mois, sont facturées avec l’une des deux sociétés qu’il a créées: Shtech, en 2001, puis AMS 1087, en 2007. Ses revenus, comme sa situation sociale, paraissent enviables. Marié et père de deux enfants, Saad al-hilli, 50 ans, est propriétaire d’une maison à Claygate, une bourgade bucolique du Surrey prisée des footballeurs londoniens et des courtiers de la City située à 30 minutes de son lieu de travail. L’aisance discrète de Claygate n’empêche pas d’avoir des envies d’ailleurs: Saad a commencé à se renseigner sur les offres d’emploi autour du lac d’annecy, en France, où il songe de plus en plus à s’installer. Pour l’heure, il n’a pas pris de vacances depuis longtemps. Il doit les passer avec son épouse, Iqbal, leurs deux filles, Zainab et Zeena, et sa belle-mère, Sallem Suhaila al-allaf, installée depuis plusieurs années en Suède. Le départ est prévu dans quelques jours, mais son break BMW bordeaux et la caravane, garés dans le jardin, sont déjà prêts à prendre la route. Saad a l’air content de partir. Au moment de saluer son collègue français, il lui dit simplement s’en aller “dans le Sud de l’europe”.
La famille al-hilli traverse la frontière avec le ferry qui relie Douvres à Calais dans la nuit du 29 au 30 août. Quarante-huit heures plus tard, après deux étapes, elle arrive en Hautesavoie. C’est la fin de journée. Les al-hilli s’arrêtent dans l’un des nombreux campings de la rive ouest du lac d’annecy. Ils n’ont pas réservé, mais le Camping Europa n’est occupé qu’à 50% de sa capacité. Saad ne sait pas combien de jours ils resteront sur place. Sur la fiche de renseignements, il indique malgré tout le 4 septembre comme date de départ, et se dirige vers l’emplacement 210 qu’on leur a attribué. Comme souvent dans les Alpes à la fin de l’été, un violent orage a éclaté un peu plus tôt. La température frôle les dix degrés. Malgré le déluge et le froid, Saad bataille pour installer l’auvent sur sa caravane. Les employés du camping s’étonnent de le voir s’entêter à sédentariser sa famille pour si peu de temps. Le lendemain, le soleil est revenu sur le lac d’annecy. Zainab, 7 ans, et Zeena, 4 ans, profitent du complexe aquatique du camping, dévalent les toboggans de la piscine et s’amusent avec les enfants des voisins, anglais eux aussi. Le 3 septembre, un jour avant la date de départ annoncée, Saad passe à la réception pour signifier leur départ. Il ne donne pas d’explication, ne fait aucun reproche sur la qualité de son séjour, règle simplement le solde de 73,40 euros par carte bancaire. Puis les al-hilli parcourent moins de trois kilomètres et s’arrêtent à un autre camping, Le Solitaire du Lac. Ils y ont déjà séjourné l’été précédent. C’est un camping traditionnel, géré depuis trois générations par la même famille. Il n’y a pas de complexe aquatique, seulement un accès direct au lac et une vingtaine de mobil-homes. Le même jour, Saad passe un appel à une banque de Genève, où son père a ouvert un compte en 1984, pour annoncer sa venue.
Quarante-huit heures plus tard, le 5 septembre, Saad demande à son aînée ce qu’elle aimerait faire de sa journée. Il suggère deux possibilités: aller faire du shopping à Annecy, ou bien une balade en montagne. Zainab a envie de montagne. Saad ne demande pas de conseils d’itinéraire aux employés du camping. Vers 14h30, la famille s’engouffre dans le break BMW. Elle dépasse les villages de Saint-jorioz, Duingt, Brédannaz et Lathuile, avant de tourner au deuxième panneau qui indique “Doussard/chevaline”. Sur la route, les al-hilli font une pause à Arnand, un hameau habité par des retraités et des jeunes couples aisés. À 15h15, ils s’arrêtent devant l’une des façades fleuries du petit village. Sallem Suhaila prend tout le monde en photo avec un ipad, et la famille remonte en voiture. Au niveau de Chevaline, des artisans en maçonnerie font des travaux
Sylvain Mollier s’arrête quelques mètres avant le panneau d’information de L’ONF. Au même moment, le break des al-hilli arrive
dans un chalet racheté par des Anglais. Le chantier mord sur l’asphalte. Saad ralentit, puis s’engage sur la route de la Combe d’ire. C’est une voie étroite qui appartient à L’ONF, l’office national des forêts. Elle est en mauvais état, truffée de nidsde-poule, et serpente le long de l’ire, un torrent de montagne capricieux et bruyant. Au début de la montée, un panneau prévient en plusieurs langues que la route est dangereuse et qu’elle s’arrête dans trois kilomètres. Après, un sentier en herbe part sur la droite. Et sur la route principale, un autre panneau indique “Réservé aux riverains et forestiers”.
Le même jour, à 20 kilomètres de là, Sylvain Mollier s’apprête à faire une sortie à vélo. Il ne doit pas travailler –il est en congé parental– et vient de s’offrir un nouveau cycle haut de gamme, qu’il a envie de mettre à l’épreuve. Sylvain Mollier vient d’ugine, une petite ville à la fois proche et éloignée du décor des cartes postales de la Savoie. Ugine, c’est les usines, l’industrie lourde. Un bourg de 8 000 habitants où, depuis plus d’un siècle, l’on fabrique des aciers spéciaux. Cela donne à l’endroit des allures de petite Lorraine au milieu des Alpes. Ugine a accueilli plusieurs vagues d’immigration italienne venues faire les saisons dans la sidérurgie avant de se fixer pour devenir des locaux et prendre le même accent traînant. Sylvain Mollier, 45 ans, est un gars du coin. Enfant, il a pratiqué le rugby au club local, dont son père a été l’un des dirigeants. Avec l’âge, il s’est mis au vélo. Il a grandi avec ses trois frères, Christophe, François et Alain, et sa soeur, Sylviane. Comme son père et son frère aîné, François, Sylvain travaille à l’usine Cezus. Il n’a pas eu besoin de piston: le carnet de commandes est plein pour les cinq années à venir. Au rythme des changements d’horaires des trois-huit, il s’arrête de temps en temps boire un café à l’auberge des Fontaines, où il discute des résultats sportifs du jour ou des matchs à venir avec les autres clients. Au comptoir, il est toujours discret et convivial. Sa jeunesse n’a pas été plus agitée. Mollier n’a jamais fait partie d’aucune bande, il n’a jamais créé d’embrouilles dans les bals ou les concerts d’ugine, qui, dans les années 1980, vivait le rock comme un moyen d’identification avec sa culture industrielle. Pendant neuf ans, il a été en couple avec une coiffeuse de la ville. Ils ont eu deux enfants, avant de se séparer.
Il y a deux ans, il a rencontré Claire Schutz lors d’un voyage en Italie organisé par le comité d’entreprise de l’usine. La jeune femme, quinze ans plus jeune, n’était pas célibataire, mais a eu un coup de foudre. Le couple vient d’avoir un fils. Claire est la pharmacienne de Grignon, un village au bord de l’isère, treize kilomètres plus loin. Elle a tout juste pris le relais de ses parents, venus s’installer dans la région au début des années 1980 pour ouvrir leur pharmacie. Depuis qu’il est à la retraite, son père, Thierry Schutz, se consacre davantage aux sorties à vélo, et le nouveau compagnon de sa fille l’accompagne parfois. Un mois plus tôt, pour fêter la naissance de son petit-fils, Thierry a même payé un coup à tous les participants du jour. Mais ce mercredi 5 septembre, c’est seul que Sylvain Mollier prend la route. Habitué des balades dans le Beaufortain, il a, cet après-midi-là, envie d’autre chose. Son beau-père lui a conseillé de nouveaux itinéraires à explorer. Il quitte sa maison d’ugine, où il vient d’emménager avec Claire, et s’engage sur les quinze kilomètres de piste cyclable en direction d’annecy. Avant le bout du lac, il tourne sur sa gauche pour traverser Chevaline. À 15h28, alors qu’il entame la montée de la Combe d’ire, il reçoit un coup de téléphone de sa première compagne. La conversation, qui porte sur une question d’organisation avec les enfants, ne dure pas longtemps. Après avoir raccroché, Sylvain Mollier remonte sur son vélo et dépasse un vététiste. La pente modérée est largement à sa portée, au moins jusqu’à ce virage situé après le petit parking du Martinet, qu’il aperçoit à gauche, sur le bas-côté. Sylvain Mollier s’arrête quelques mètres avant le panneau d’information de L’ONF. À peu près au même moment, le break des al-hilli arrive.
Moins de quinze minutes plus tard, quand le vététiste parvient à son tour au parking, il découvre un carnage. Au sol, près du vélo qui l’a dépassé un peu plus tôt, gît le cycliste, comme si le puissant break BMW l’avait percuté. Dans un premier réflexe, il déplace son corps à l’abri de la route, puis se dirige vers la voiture, dont le moteur tourne encore. Les vitres sont criblées de balles. Il en brise une pour couper le contact. Dans le véhicule, trois personnes inanimées, vraisemblablement mortes. À proximité, une petite fille est allongée sur le sol. Le vététiste, un Anglais d’origine néo-zélandaise nommé William Brett Martin qui possède une résidence secondaire dans le village voisin de Lathuile, réalise qu’elle est toujours vivante, mais gravement blessée. Ancien pilote de la Royal Air Force, il a conservé quelques automatismes et place l’enfant en position latérale de sécurité. Pour Sylvain Mollier, il n’y a rien à faire –son coeur ne bat plus. Brett Martin regarde son téléphone: pas de réseau. Il fait demitour vers Chevaline, croise un groupe de randonneurs. Sur un ton qui ne laisse aucune place au doute, il leur dit qu’il y a eu un massacre et leur demande d’appeler les secours. Il est 15h44. Les premiers véhicules des pompiers, escortés par les gendarmes du bourg voisin de Faverges, arrivent sur les lieux vers 16h. L’enfant est évacuée en urgence vers le CHU de Grenoble.
Dans les bureaux du tribunal d’annecy, le téléphone sonne aussi. Le magistrat de permanence du parquet apprend la nouvelle et informe sans attendre le procureur, Éric Maillaud. Tous deux se rendent immédiatement sur place. À leur arrivée, les gendarmes de Faverges sont en train de déployer la Rubalise pour définir le périmètre de la scène de crime en attendant l’arrivée des enquêteurs de la section de recherches de Chambéry. Ce sont eux que le procureur va charger des investigations. Pour l’heure, il s’agit de se retirer du périmètre sur la pointe des pieds, afin de ne pas effacer d’éventuels indices et d’identifier les victimes. Dans le véhicule immatriculé en Grande-bretagne, seule la femme la plus âgée, assise à l’arrière, a sa pièce d’identité sur elle –un passeport suédois. Aucun indice en revanche pour l’homme et la femme installés devant ni pour le cycliste. Claire Schutz, inquiète que son compagnon
Vers 0h30, près de neuf heures après le carnage, les enquêteurs découvrent, cachée sous la jupe du cadavre de sa mère, une petite fille prostrée, en état de choc, mais indemne
tarde à rentrer de sa sortie, a déjà prévenu les gendarmes. Un cycliste porté disparu dans la région? Les enquêteurs font rapidement le lien. En quelques vérifications, Mollier est identifié. En revanche, la tâche est moins aisée pour les passagers de la voiture. C’est finalement le patron du Solitaire du Lac qui fait le rapprochement en voyant défiler sur sa télévision les premiers bandeaux des chaînes d’information en continu. Des Anglais avec un break, il en a justement qui sont arrivés deux jours plus tôt, et leur véhicule ne se trouve pas devant leur caravane. Aux gendarmes, il affirme également que le couple n’a pas une fillette, comme la télévision le répète en boucle, mais deux.
À minuit, les enquêteurs arrivent au camping. Ils trouvent les passeports de la famille dans la caravane et peuvent enfin identifier avec certitude la famille al-hilli. Le gérant du camping disait vrai: le couple a bien deux fillettes. La plus âgée, Zainab, vient d’être opérée à Grenoble –elle souffre d’une double fracture du crâne et d’un hématome sous-dural–, avant d’être placée en coma artificiel. Aucune trace de la seconde. La nuit est maintenant noire sur la scène de crime, éclairée à la torche et aux projecteurs. Les spécialistes de l’institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN), dépêchés en urgence de leur base de Pontoise, ont commencé les relevés: des traces de pneus, des étuis à cartouches, des douilles de calibre 7.65mm, un bout de crosse de pistolet. Ils avancent prudemment jusqu’à la voiture. Vers 0h30, près de neuf heures après le carnage, ils découvrent, cachée sous la jupe du cadavre de sa mère, une petite fille prostrée, en état de choc, mais indemne. Quand un gendarme la prend dans ses bras et que l’enfant, comprenant qu’elle est sauvée, lui sourit, “il n’y a plus ni gendarmes ni enquêteurs, se rappelle aujourd’hui Éric Maillaud. Il y a seulement des pères et des mères de famille”.
Pendant les premières 48 heures, sous la direction du procureur, les enquêteurs procèdent à de multiples vérifications. Le ratissage des douilles sur la zone et le morceau de crosse retrouvé au sol permettent de s’orienter vers l’usage d’une seule arme de poing, probablement un Luger P06 Parabellum, un pistolet de conception allemande dont l’armée suisse a été dotée au début du xxe siècle. L’arme, produite à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, est prisée des collectionneurs et relativement facile à se procurer dans la région. Le tueur, remarquent aussi les enquêteurs, s’est montré très précis. Il a tiré 21 coups de feu en moins de deux minutes sur des cibles en mouvement. Dix-sept ont atteint les victimes. Le cycliste est le plus touché: il a reçu trois balles dans le dos et deux balles dans la tête. Saad al-hilli et son épouse, Iqbal, assise à ses côtés, ont tous les deux reçu quatre balles, dont deux dans la tête. Sallem Suhaila, la mère d’iqbal, trois balles, dont deux en pleine tête. Zainab, enfin, a reçu une balle dans l’épaule et un violent coup de crosse sur la tête, comme si l’arme s’était enrayée et que l’assassin n’avait pas pu l’abattre à bout portant. Les balles dans la tête, estiment les gendarmes, ont été des tirs d’achèvement. Cela leur donne une première indication sur le profil chevronné du tireur, car il faut une détermination et un profil psychologique particuliers pour agir de la sorte. Les traces de pneus relevées autour du véhicule et sur le départ du chemin forestier un peu plus haut sont photographiées et mesurées. Enfin, dans la caravane des al-hilli, les gendarmes trouvent des papiers, un chéquier, une carte bancaire et plusieurs disques durs. Collé sous la roulotte, ils remarquent également un morceau de sparadrap, qui leur fait penser qu’un tracker GPS a pu être installé sur le véhicule. Le 7 septembre, le procureur ouvre une information judiciaire pour assassinats et tentative d’assassinat. Il saisit deux juges d’instruction.
Les premiers résultats de l’autopsie révèlent l’absence de substances toxiques dans le sang des victimes. Ils montrent également que Mollier, en plus des balles reçues, a été violemment percuté par le véhicule des al-hilli. Les gendarmes pensent que Saad a tenté de prendre la fuite, mais n’est parvenu qu’à faire un arc de cercle. C’est probablement lors de cette marche arrière qu’il aurait roulé sur le cycliste savoyard. Avant de la laisser quitter la France avec un oncle et une tante venus la récupérer, les enquêteurs essaient de faire parler Zeena, la plus jeune. Cela leur permet d’établir que Saad et Zainab étaient en dehors du véhicule quand les tirs ont débuté, et le reste de la famille à l’intérieur. Sur le parking, la petite fille a entendu son père dire à sa soeur de se dépêcher de rentrer dans la voiture, pendant qu’elle-même se réfugiait sous les jambes de sa mère. Zeena repart le 9 septembre, sans sa grande soeur, tout juste sortie de son coma artificiel. Les gendarmes ont hâte d’entendre Zainab: à leur connaissance, elle est la seule à avoir aperçu l’assassin.
Quinze mille téléphones ont borné le jour du quadruple homicide, 4 000 au moment du crime, entre 15h et 16h. L’idée est d’identifier la personne derrière chaque numéro