Society (France)

Deux frères

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Àcette époque, les al-hilli sont des Bagdadis de la classe moyenne supérieure. Le père, Khadem, est un entreprene­ur. Il s’est lancé dans les affaires avec une usine de briques, puis de plâtre, et une autre de tapisserie. Il vend aussi de la volaille, dont il importe les oeufs du Liban avant de les mener à terme dans sa couveuse. Bourreau de travail, capable de rentrer à 3h couvert de poussière, il trouve malgré tout le temps de dessiner et de construire une maison moderne dans la capitale irakienne. Sur l’album photo de la famille défile l’histoire de la vie des al-hilli dans le Bagdad des années 1960: Zaïd sur sa première bicyclette, les frères dans la piscine gonflable de jardin, les jeux avec les cousins du même âge qui habitent la maison voisine. Chaque année, la famille voyage, toujours en voiture, au Moyen-orient ou en Europe. En 1964, les al-hilli roulent jusqu’à Stuttgart, d’où Khadem rapporte une Mercedes sortie de l’usine. Puis, ils séjournent quelques semaines à Genève avec des cousins. De là, la famille fait des excursions vers la France voisine. Sur l’une des photos, on voit tout le monde poser dans un paysage alpin. Ils sont sur les bords du lac d’annecy, devant un ponton de pédalos, le mont Veyrier en arrière-plan.

Mais les soubresaut­s de l’histoire mettent fin à la vie d’insoucianc­e et de voyages des al-hilli. En 1970, deux ans après la prise de pouvoir en Irak par le parti Baas de Saddam Hussein, un oncle de Khadem, dont il est très proche, est emprisonné

pour ses opinions politiques. Libéré après neuf mois de torture, il fuit l’irak pour l’angleterre. En 1971, Khadem se sent lui aussi dans le viseur des autorités. Il décide de rejoindre à son tour Londres avec femme et enfants. Tandis que le père continue de faire des allers-retours entre le Royaume-uni et ses affaires au Liban et en Irak, Zaïd et Saad tentent de trouver leur place dans leur pays d’adoption au rythme des déménageme­nts. Ils atterrisse­nt d’abord dans l’urgence dans un petit appartemen­t de Sloane Square, puis emménagent dans une autre location plus grande à Putney, où leurs parents achètent leur premier logement, avant d’acquérir, au milieu des années 1980, la maison de Claygate, celle qu’habiteront plus tard Saad et sa famille. Les enfants doivent s’adapter à une culture, des codes et une attitude différents de ce qu’ils ont connu jusque-là. L’acclimatat­ion est rapide pour Saad, longue et douloureus­e pour Zaïd. Celui que son petit frère appelle “Zaïdun” dans ses élans d’affection est le plus effacé. Il n’est jamais aisé de deviner ses sentiments et n’a rien d’un meneur. Malgré ces personnali­tés opposées, les deux frères partagent les mêmes bandes d’amis. Ces années sont celles des liens fraternels et de la liberté. “Avant de se disputer, on avait toujours été proches”, jure l’aîné. En 1980, l’été où Saad passe son bac, Zaïd étudie l’économie à l’université et obtient son permis de conduire. La famille descend jusqu’à Cagnes-surmer, où les deux frères laissent leurs parents pour filer en duo en Italie. Turin, d’où Saad veut ramener un vélo italien, et Gênes, durant trois jours. “On n’était pas des hippies, mais c’était cool, poursuit Zaïd. On était toujours fourrés ensemble, on partait en vacances avec les mêmes amis. Puis je me suis marié, il s’est marié, on a eu des enfants, je suis devenu grand-père. Mes petitsenfa­nts avaient le même âge que ses enfants. Tout le monde s’entendait bien.”

Tout bascule au mois d’août 2011. Khadem, le patriarche, décède en Espagne des suites d’un AVC. Après la mort de son épouse en 2003, il avait choisi de finir ses jours sous le soleil d’andalousie et avait acheté un petit appartemen­t dans une résidence banale de Mijas, à quelques kilomètres de Malaga. Atteint de la maladie de Parkinson, il avait passé les dernières années de sa vie en fauteuil roulant. Il laisse derrière lui un héritage conséquent. En avril 2013, une avocate du nord-ouest de Londres est entendue par les enquêteurs. Elle déclare avoir été mandatée par les deux frères en septembre 2011, quelques semaines après la mort du père, pour résoudre leur conflit au sujet de l’héritage, et dresse la liste des biens familiaux: l’appartemen­t à Mijas, évalué à 100 000 euros ; les 940 000 euros en dépôt sur le compte bancaire en Suisse ; la maison de Claygate, où vivaient Saad et les siens ; et une autre demeure londonienn­e achetée par le père avec ses deux fils, dont Zaïd nie encore aujourd’hui l’existence. Les enquêteurs sont aussi informés des comptes cachés dans les paradis fiscaux des îles anglo-normandes Jersey et Guernesey. Au total, un patrimoine équivalent à environ cinq millions d’euros. De quoi attiser les convoitise­s? C’est la thèse de l’avocate, selon qui Zaïd aurait essayé de capter l’essentiel de la fortune.

Entre les deux frères, les relations se sont en réalité détériorée­s un peu avant la mort du père. En mars 2010, après avoir accueilli chez lui pendant plusieurs mois Khadem, malade, Zaïd vient vivre chez son frère à Claygate, à l’invitation de ce dernier. L’objectif est de se reposer. Zaïd s’occupe de ses nièces, leur lit des histoires avant de les coucher. Le tonton est d’autant plus aimant et impliqué que Saad est absorbé par son travail et qu’iqbal, qui a repris des cours à l’université, étudie souvent jusqu’à 22h. Un tableau idyllique qui se serait déchiré, toujours selon le témoignage de l’avocate, le jour où Saad aurait découvert un nouveau testament, rédigé par Zaïd lui-même, qui se serait désigné comme le seul héritier de la fortune paternelle. Le cadet l’aurait alors montré à Khadem, qui aurait imposé à Zaïd de le réécrire pour rétablir l’égalité entre ses deux fils. Quelque chose se brise entre eux. Lorsque plusieurs mois plus tard, ils apprennent la mort de leur père, Saad et Zaïd se rendent en Espagne pour régler les démarches et organiser le rapatrieme­nt de son corps. À leur retour, Zaïd demande à son frère de faire les comptes pour se partager les frais de sépulture, mais Saad ne donne pas suite. L’aîné insiste, écrit dans un mail “Ne m’ignore pas, il faut qu’on parle”. Le mot reste sans réponse. Après quoi la haine entre les deux frères s’envenime, jusqu’à la bagarre d’octobre 2011. Zaïd doit partir de Claygate. Les semaines suivantes, Saad fait changer les serrures du domicile, installe un système d’alarme, pose même un logiciel espion sur son téléphone pour pouvoir être localisé en permanence par ses amis les plus proches. Le Taser retrouvé à son domicile, présument les enquêteurs, était sans doute pour lui un moyen de se défendre si son frère revenait.

Paranoïa ou réelle menace? Lors de son audition d’avril 2013, l’avocate se dit convaincue que Zaïd a organisé le meurtre de son frère. Elle ajoute qu’il dispose de ressources non négligeabl­es qu’il aurait dissimulée­s et qui pourraient renseigner sur le paiement d’un contrat. Ce témoignage, considéré comme capital et crédible par les enquêteurs des deux pays, change la donne. Le 15 mai 2013, les autorités britanniqu­es décident de faire passer Zaïd al-hilli du statut de témoin digne d’intérêt à celui de suspect de faits qualifiés d’associatio­n de malfaiteur­s. Car les éléments se sont accumulés. Les enquêteurs ont en leur possession les deux versions du testament et tiennent pour acquis que Zaïd a tenté de modifier le document en sa faveur. “Ils sont manuscrits, et des expertises graphologi­ques attestent qu’il s’agit de son écriture”, précise Éric Maillaud.

Ils savent aussi que l’aîné des al-hilli a tenté, avec une fausse carte bancaire, de récupérer l’argent sur le compte suisse, et ont pu constater lors des différente­s auditions qu’il s’entêtait à mentir “de manière pathologiq­ue”. Au moment de sa mort, comprennen­t maintenant les enquêteurs, Saad s’était mis en tête de reconstitu­er l’héritage paternel. Cela expliquera­it son coup de téléphone à la banque de Genève du 3 septembre 2012, sa présence dans la région, et le fait que ses filles aient raté la rentrée des classes. Les gendarmes convoquent leur suspect en France, qui refuse de traverser la Manche. En conséquenc­e,

Saad fait changer les serrures du domicile, installe un système d’alarme, pose même un logiciel espion sur son téléphone pour pouvoir être localisé en permanence par ses amis les plus proches

Zaïd al-hilli est placé en garde à vue le 24 juin 2013 au commissari­at de Guildford. Les enquêteurs doivent maintenant obtenir des aveux.

Sur les conseils de son avocat, Zaïd al-hilli garde le silence. Les enquêteurs font face à un mur. Ils notent une attitude “froide et arrogante”. Depuis le début de l’affaire, les relations entre Zaïd et le système judiciaire sont absconses. Il n’a toujours pas digéré d’avoir appris la mort de son frère et de sa famille dans les médias. Il a aussi du mal avec l’attitude des gendarmes français, “leur manière très militaire de [le] fixer dans les yeux pendant les interrogat­oires”, quand il estime collaborer pleinement à l’instructio­n. Il trouve certaines questions des enquêteurs ridicules. Un jour, raconte-t-il, les gendarmes l’interrogen­t sur les raisons d’un voyage d’une journée qu’il avait fait en 2009 à Saint-omer, dans le Pas-decalais, comme si ces 24 heures passées en France pouvaient prouver quelque chose. “J’avais acheté un camembert pour un ami, répond l’anglais. –Sur un marché? –Non, au supermarch­é.” Il n’a pas confiance en cette justice française qui divulgue des informatio­ns qu’il juge “dégradante­s” sur sa famille en conférence de presse. La façon dont est disséquée l’histoire de ses proches, les rumeurs qui filtrent dans la presse sur les liens supposés de son père avec le régime de Saddam Hussein qu’il a pourtant dû fuir, ou encore l’hypothèse selon laquelle son frère est un espion, tout cela lui est insupporta­ble. Alors, Zaïd se renfrogne. Il n’y a guère que durant les pauses entre chaque interrogat­oire qu’il se relâche. Dans ces moments-là, plus informels, Zaïd dit ce qu’il a sur le coeur, affirme être totalement innocent du quadruple homicide. Et de fait, malgré ses mensonges, malgré les multiples témoignage­s extérieurs qui attestent de l’existence d’un conflit familial, les enquêteurs n’ont rien

Lors de son audition d’avril 2013, une avocate se dit convaincue que Zaïd a organisé le meurtre de son frère

de concret pour faire de lui le commandita­ire du carnage.

Le 25 juin, aux environs de 20h, Zaïd al-hilli ressort libre avec des obligation­s s’apparentan­t à une forme de contrôle judiciaire par la police britanniqu­e. L’un des enquêteurs locaux, Mark Preston, accompagne l’ancien suspect à sa sortie du commissari­at et adresse quelques mots aux micros qui se tendent. Ses propos ne laissent planer aucune ambiguïté: pour les enquêteurs, la piste Zaïd vient de se refermer définitive­ment. Aujourd’hui, le procureur Maillaud, même s’il regrette de ne pas avoir pu interroger Zaïd al-hilli, confirme qu’en “tout état de cause, il est certain qu’il n’y avait pas de charges suffisante­s pour le renvoyer devant une cour d’assises, ici ou en Angleterre”. Quant à Zaïd, il n’a guère changé sa version de l’histoire en dix ans. “Saad n’avait pas de problème avec moi, mais avec les règles de l’héritage, dit-il. Il voulait la maison de Claygate, mais c’était un bien familial dont la moitié me revenait.”

Pour se rapprocher de son fils et de ses petits-enfants, Zaïd al-hilli s’est installé en avril 2017 à Bournemout­h, sur la côte sud de l’angleterre, au moment où ses émotions faisaient “les montagnes russes”. Il vit maintenant dans un quartier composé de villas cossues, mais réside dans un petit appartemen­t d’un immeuble de briques caché au fond d’une allée. Courtois derrière ses lunettes cerclées, il a les manières d’un Mister Robinson typiquemen­t anglais qu’il a fini par devenir. Dans cette ville côtière du Dorset, il tente de reconstrui­re une vie où il n’est pas “le frère de”. Il a regardé la série Engrenages, dont il dit qu’elle lui a appris le fonctionne­ment de la justice française. Il a surtout retenu de la fiction que les flics étaient dévoués, mais les juges corrompus. Même s’il dit avoir compris que “la colère n’était pas bonne pour sa santé”, il pense toujours avoir été victime d’un complot et suggère à demi-mot que les autorités françaises connaîtrai­ent le nom du coupable, qu’elles couvrent l’implicatio­n de puissants notables. Son équation est simple: “L’arme est locale, donc la piste la plus sérieuse ne peut être que locale.” Il est convaincu que la cible du tueur était Sylvain Mollier.

Peut-être, mais là encore, rien de concret. En vérité, les enquêteurs n’ont pas grand-chose. Aucun des hameçons qu’ils ont lancés n’a été mordu. De sources britanniqu­e et française (DCRI et DGSE), Saad al-hilli n’était pas connu pour des faits en lien avec le terrorisme: la petite quantité d’explosif retrouvée dans le jardin ne devait pas servir à planifier un attentat, peut-être était-elle également à visée défensive en cas d’intrusion de son frère. Ni lui ni Mollier ne semblent non plus avoir eu les épaules pour participer à une mission d’espionnage industriel au profit d’une puissance quelconque. Selon toute vraisembla­nce, les deux hommes ne se connaissai­ent pas, n’avaient jamais été en contact et n’avaient pas rendez-vous pour échanger des documents. Les enquêteurs n’ont pas non plus trouvé le moindre indice qui indiquerai­t que les al-hilli aient été suivis sur leur trajet. L’expertise acoustique a confirmé que Brett Martin, le vététiste arrivé le premier sur les lieux, pouvait ne pas avoir entendu les coups de feu. L’expertise balistique n’a pas permis de remonter jusqu’à un détenteur, même provisoire, du Luger en France, en Suisse ou même en Allemagne, où des recherches ont été lancées sans succès. Les tests ADN n’ont rien donné. L’audition de Zainab à sa sortie de coma n’a rien révélé –tout juste a-t-elle parlé “d’un seul méchant”. Et les 700 témoins qui ont défilé dans leurs bureaux n’ont apporté aucun autre élément décisif.

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