Society (France)

Interrogat­oires

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C’est maintenant le milieu de l’automne 2013. Quatorze mois ont passé depuis le massacre, et l’enquête patine. Pour la relancer, les autorités décident de jouer une carte jusqu’ici tenue secrète. Du témoignage des deux employés de L’ONF qui leur avaient parlé de leur rencontre avec un motard croisé sur la route de la Combe d’ire, les gendarmes avaient tiré un portrait-robot. Les Anglais avaient voulu le diffuser dans la foulée, les Français s’y étaient opposés et avaient obtenu gain de cause. Ils n’ont maintenant pas d’autre choix que de le dévoiler, en espérant qu’il permette de relancer l’affaire.

Le 4 novembre 2013, le portrait est rendu public lors d’une conférence de presse. Autant que sur le visage de leur motard –un homme blanc portant un bouc–, les autorités insistent sur le modèle du casque, un “GPA type ISR” relativeme­nt rare et produit à 8 000 exemplaire­s. Ils précisent aussi que la personne en question est moins considérée comme un suspect que susceptibl­e d’avoir été témoin de la scène du crime.

Le lendemain, Éric Devouassou­x, ancien brigadier-chef de la police municipale de Menthon-saint-bernard, sur la rive est du lac d’annecy, passe, comme tous les jours, boire son petit noir au Café de la Place, dans le centre du village. Alexis, le copropriét­aire, vient de voir le portrait dans les pages du Dauphiné Libéré. “Alors, mon gars, t’es recherché?” lance-t-il à son client derrière le comptoir. Éric Devouassou­x se marre. Alexis remet une pièce dans la machine: “On dirait pas ta gueule avec le casque de moto?” Le gérant du Café de la Place n’est pas le seul à avoir tiqué. Car tout le monde, à Menthon et ses alentours, connaît Devouassou­x. Policier municipal pendant 23 ans, il est devenu un petit notable respecté ou méprisé. Il suffit de peu de choses: un PV dressé pour un dépassemen­t de temps de stationnem­ent, un deux-roues garé sur une place de livraison… Devouassou­x a eu le temps de se faire quelques ennemis. Le maire n’est lui-même pas très élogieux. Il s’est parfois demandé si le policier utilisait sa voiture de fonction en dehors des heures de service ou s’il

prenait la carte bleue des services de la Ville pour payer ses pleins d’essence. Par la suite, Devouassou­x avait fait un peu de sécurité privée au tribunal d’annecy. Il y avait remarqué un avocat, Marc Dufour, et s’était dit: “Si un jour je suis dans la mouise, j’appelle Dufour.” Il était ensuite devenu vigile-transporte­ur, chargé notamment de convoyer de l’or et des matières précieuses de Genève vers les industries horlogères de luxe du Jura suisse. Cela lui permettait de porter une arme, l’une de ses grandes passions, qu’il ne prenait pas la peine de cacher. Son statut avait changé, mais ses ennemis étaient restés. C’est l’un d’eux qui suggère aux gendarmes de s’intéresser à l’ancien policier. Il n’y a pas que la ressemblan­ce physique, explique le délateur: il y a aussi le bon profil. Pour appuyer son propos, il remet aux enquêteurs un catalogue de photos des armes de Devouassou­x. La collection, considérab­le, compte deux Luger P08. Ce n’est pas celle des crimes, mais elle y ressemble beaucoup. Surtout, son téléphone a borné près de Chevaline le jour des meurtres. Trois mois après la diffusion du portrait, au petit matin, les gendarmes interpelle­nt Éric Devouassou­x à son domicile.

Au début de sa garde à vue et fidèle à sa propre promesse, ce dernier demande aux gendarmes de joindre Me Dufour. “Si vous ne l’avez pas fait, ne reconnaiss­ez pas”, recommande l’avocat dès leur premier contact. Les enquêteurs fouillent sa maison. Retournent la terre de son jardin. Trouvent différente­s armes de poing: Beretta, Browning, les deux Luger P08. Cinq kilos de munitions. Des insignes militaires nazis. “Ils sont alors sûrs que c’est lui, se rappelle Marc Dufour. Ils attendent des aveux. Les échanges sont coriaces. Pour lui faire perdre ses repères, ils abordent aussi sa relation avec son fils aîné, qu’ils jugent mauvaise.” Après deux jours de garde à vue, l’identité de Devouassou­x fuite. Son employeur suisse décide de le licencier. Les caméras des nombreux médias débarqués sur place lorgnent sur sa vie, zooment sur les fenêtres de sa maison ou sur l’école privée où travaille son épouse. Son avocat a beau remettre en cause la fiabilité du bornage dans cette zone montagneus­e, Devouassou­x est dans les cordes. Au même moment, d’autres détenteurs d’armes sont interrogés. Chez un potentiel fournisseu­r de Devouassou­x, les gendarmes retrouvent 69 armes et 120 kilos de munitions. Chez d’autres tireurs du secteur, ils tombent encore sur des armes, de quoi concevoir des munitions, mais pas de Luger P06 qui correspond­e à celui des crimes. Ce n’est en fait qu’une plongée dans le passé de la région et ses vieux stocks d’armes destinés aux résistants du plateau des Glières lors de la Seconde Guerre mondiale. Certains ont fini oubliés au fond d’une grange, d’autres ont été secrètemen­t transmis de père en fils depuis 60 ans. Au quatrième jour de sa garde à vue, Devouassou­x produit enfin l’élément qui le met hors de cause: un ticket d’essence d’un Carrefour Market d’annecy-le-vieux atteste de sa présence à 25 kilomètres de la scène de crime le 5 septembre 2012, au moment des coups de feu. Il se voit notifier la fin de sa garde à vue. Il n’est pas l’assassin, mais sa vie est “calcinée”, dit son avocat.

Lors de ses quatre jours d’interrogat­oire, Devouassou­x aurait néanmoins fait ce que font les hommes acculés: donner des noms. C’est ce que croit Antonio C., un collection­neur d’armes de la région annécienne, pris dans la nasse et auditionné par les gendarmes, sans plus de résultats. En même temps que les enquêteurs surveillen­t les profils que leur a soufflés l’ancien policier, ils se concentren­t sur les possesseur­s d’armes de la région enregistré­s en préfecture. Il ne s’agit pas d’interroger le premier chasseur venu mais d’opérer un tri en fonction des profils. Parmi tous les noms qui défilent, un homme retient leur attention: Patrice Menegaldo, un habitant d’ugine passé par la Légion étrangère. “Il possédait quelques armes sans être un collection­neur car il avait besoin d’être armé, estime Éric Maillaud. Tout était déclaré et légal, mais il habitait à proximité de Chevaline et avait un profil technique intéressan­t, sans parler de l’aspect psychologi­que. Ne pas l’interroger aurait été une faute profession­nelle.” Menegaldo n’est pas un suspect: il est entendu pour que les enquêteurs puissent rayer définitive­ment son nom de leur dossier. L’audition se passe dans une gendarmeri­e. “Ce n’est pas neutre, insiste le procureur. On est entre militaires qui parlent la même langue et se comprennen­t.” Éric Maillaud affirme que l’ancien légionnair­e est entendu, “tout au plus, une trentaine de minutes. Cela ressemble plus à une discussion entre collègues qu’à un interrogat­oire”. Menegaldo repart libre.

Quelques mois plus tard, le mardi 3 juin 2014, en fin de matinée, la mère de Patrice Menegaldo appelle sa fille, Christelle. Elle est inquiète: son fils ne lui a pas apporté le pain ce matin. Les deux femmes ont un double des clés. Elles décident d’aller chez lui. En arrivant devant son petit immeuble, elles remarquent que les volets de la chambre sont fermés. Étrange: Patrice Menegaldo a conservé de son passé une certaine rigueur militaire: se lever tôt, ouvrir les volets, faire son lit. En pénétrant dans le salon, elles aperçoiven­t, sur la table basse bien rangée, quatre enveloppes en évidence. “Sa chambre, au fond, était dans la pénombre, se rappelle Christelle. On a compris qu’il fallait qu’on s’arme de courage. On est allées jusqu’à la porte et là, ma mère a crié. Je l’ai vite tirée en arrière. Mon frère était assis sur le lit, il avait la tête qui penchait. Voilà. J’ai fermé la porte pour couper un peu de tout ça. J’ai dit à ma mère: ‘On va y arriver, maman.’” Les premiers secours ne peuvent que constater la mort de Patrice Menegaldo, sans doute un suicide par balle –ce que confirmera l’autopsie. Peu après, l’arrivée des gendarmes trouble Christelle. “Je sentais que quelque chose n’allait pas. Je les sentais gênés.” Le maréchal des logis se dirige vers la table, fixe les enveloppes, dit: “On va vous prendre les courriers.” Sur l’une d’elles est écrit “à conserver”. “Les trois autres étaient adressées à ma mère, à mon fils, Alexandre, et à moi, poursuit Christelle. Ma mère ne voulait pas donner les courriers. Le maréchal a insisté, on sentait vraiment qu’il fallait qu’il les prenne. L’un des gendarmes s’est absenté pour faire des photocopie­s. Ça a été très long, je lui

Éric Devouassou­x passe comme tous les jours au Café de la Place. Alexis, le copropriét­aire, vient de voir le portraitro­bot dans le Dauphiné Libéré. “Alors, mon gars, t’es recherché?”

ai fait remarquer à son retour. L’ambiance était très pesante. Ma mère disait: ‘Mais pourquoi est-ce qu’on lui a fait ça?’ Et un gendarme, qui nous connaissai­t bien, a répondu: ‘Mais Danielle, ton fils ne parlait pas beaucoup.’ J’ai pensé: pourquoi il dit ça? Pourquoi il se défend comme ça?”

Huit ans plus tard, Christelle n’a pas de doute: les gendarmes se “défendent d’avoir humilié [s]on frère”. Patrice l’a noté sur l’une des quatre lettres. Elle sort celle placée dans l’enveloppe “à conserver”. Son frère a écrit: “Je suis passé de complice à témoin, à coupable. J’ai tout entendu, sur un ton méprisant et injurieux, alors que j’avais un comporteme­nt correct. Un entretien qui aurait dû durer quelques minutes (…) s’est transformé en interrogat­oire bien trop long, malheureus­ement. Là, il a commencé à vouloir m’humilier et me traiter comme un moins que rien. De quel droit? (…) Il a pris beaucoup de liberté, il se croyait tout permis, pouvoir humilier une personne. (…) Je le vois encore parader dans le bureau à vouloir jouer à l’aventurier justicier. (…) Je l’ai laissé croire à ce qu’il voulait à force d’être maltraité, forçant les réponses, donnant des ordres, intimidati­ons, me criant après comme si j’étais un chien. (…)

Je le répète, je ne sais rien de toute cette histoire et mon geste n’est pas un aveu.” En découvrant la nature des propos, Éric Maillaud “tombe des nues” tant la version du légionnair­e est à l’opposé de celle des gendarmes. Il ne cesse, aussi, de ressasser la dernière phrase, “mon geste n’est pas un aveu”. Et s’il en était un, au contraire? En même temps qu’il fait interroger tous ceux présents dans la gendarmeri­e le jour de l’interrogat­oire pour vérifier le déroulé des faits, le procureur s’immerge dans l’histoire de Menegaldo, pour voir “si l’on n’a pas loupé quelque chose”. Et s’étonne d’apprendre que l’ancien légionnair­e connaissai­t très bien les Mollier. Au début des années 2000, il avait même eu une brève relation avec Sylviane, la soeur de Sylvain Mollier.

Les Menegaldo sont l’une des nombreuses “familles mixtes” de la ville, comme on dit à Ugine. Danielle, la mère, est savoyarde. Alfred Menegaldo, le père, d’origine italienne, a été parachutis­te avant de devenir ouvrier dans la charpenter­ie métallique, puis employé sur les plateforme­s pétrolière­s. Il se déplace souvent pour son travail ; les enfants ne le voient que quelques semaines par an. Un oncle, gardien à la prison de Saint-quentin-fallavier,

incarne la figure paternelle. “Mon frère avait déjà un état d’esprit lié à l’ordre, dit Christelle. Il a hérité de ça. Petit à petit, il s’est imbibé de l’esprit militaire.” Après le collège, Patrice fait deux ans de CAP dans le modelage et devance l’appel: il a 17 ans quand il part pour son service militaire à Bayonne, où il rencontre sa vocation. Trois ans au 3e RPIMA plus tard, il décide de s’engager dans la Légion. Il fait partie de la section sniper de la 4e compagnie du 2e REP, se déploie sur plusieurs opérations extérieure­s tout au long des années 1990: Tchad, ex-yougoslavi­e, Centrafriq­ue… Christelle montre une photo: on voit son frère, en uniforme kaki, soigner une enfant dans un décor de village sahélien. Il a l’air précaution­neux et doux. “C’est déjà un ressenti de l’approche qu’il avait avec les enfants”, commente-t-elle.

Puis, Patrice est envoyé au Rwanda. Lorsqu’il rentre à la maison pour une permission, il demande à sa famille de “ne pas s’inquiéter”, explique qu’il ne dira rien, mais sa soeur sent bien “qu’il avait besoin de reprendre un peu d’oxygène”. Un jour, il évoque un épisode violent de ses mois passés dans le pays d’afrique de l’est. “Il nous a dit: ‘Je ne l’ai pas vu, on me l’a raconté.’ J’avais l’impression du contraire, mais il s’est arrêté et n’a plus jamais abordé le sujet. On a respecté son silence et petit à petit, il s’est remis sur les rails.” Ses deux dernières années de service se passent à Djibouti. C’est une période heureuse. Patrice rencontre une Djiboutien­ne d’origine éthiopienn­e. “Ils voulaient créer une famille, il avait prévu de la ramener en France.” Quand la femme tombe enceinte, Patrice demande à sa mère et sa soeur d’acheter des vêtements pour son futur enfant. “Ils devaient rentrer en France, mais elle ne pouvait plus prendre l’avion.

Et un jour, elle nous appelle à Ugine: elle avait accouché seule à l’hôpital militaire de Djibouti. Avec ses quelques mots de français,

“Je suis passé de complice à témoin, à coupable. Je le répète, je ne sais rien de toute cette histoire et mon geste n’est pas un aveu”

Lettre de suicide de Patrice Menegaldo

elle nous apprend le décès de leur petite fille, qui n’a vécu qu’une heure. On a averti mon frère, qui était alors dans le Sud-ouest de la France, et là, il a changé. Il l’attendait tellement. C’était le bon moment pour lui. Quelque chose s’est cassé.”

Patrice Menegaldo rentre à Ugine. Il est devenu maître-nageur, veut passer à autre chose, retrouver une vie civile qui l’épargne des horreurs du monde. Il rencontre une première femme, puis commence à fréquenter Sylviane Mollier. La relation dure quelques mois. “Il l’attendait à la sortie du travail, c’était un couple tranquille. Ils avaient la cinquantai­ne, un âge où être amoureux est peut-être un bien grand mot. Ils se sont ensuite séparés en bons termes, sans problème.”

Les enquêteurs s’attardent sur le probable syndrome de stress posttrauma­tique dont aurait pu souffrir Patrice Menegaldo après 18 ans de Légion étrangère, sans parvenir à établir de lien concret avec la tuerie du 5 septembre. Pour une bonne raison: ce jour-là, l’ancien soldat était en voiture avec son neveu, Alexandre, le fils de Christelle. C’est ce que le jeune homme a raconté à l’époque à l’avocat de la famille, sans que ses souvenirs soient, depuis, plus précis. Quand il apprend la mort de son oncle, il chancelle et perd ses repères. “Je suis passé d’une personne à une autre en quelques secondes”, résume-t-il aujourd’hui.

Alexandre n’a jamais été interrogé par les gendarmes, contrairem­ent à sa mère et à sa grand-mère, auditionné­es à plusieurs reprises. Elles ont vu les articles de presse suggérer les uns après les autres que Patrice avait tout du coupable. “C’est tellement facile de balancer des mots sur un morceau de papier, s’emporte Christelle aujourd’hui. Est-ce que ces gens-là auraient le courage de ramasser un morceau de crâne de leur frère dans un coin de la chambre comme j’ai dû le faire?”

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