Society (France)

La piste Iqbal

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Dans les premiers jours de l’enquête, la ligne de mire supposée avait oscillé entre Sylvain Mollier et Saad al-hilli, comme si Iqbal al-saffar, l’épouse de ce dernier, ne pouvait pas avoir sa propre histoire, son propre passé, ses propres secrets. À l’été 2014, The Daily Mail publie un scoop qui renverse la perspectiv­e: Iqbal a eu une autre vie avant d’épouser Saad en 2003. Elle a été mariée à un Américain et a vécu deux ans en Louisiane.

Pour les proches des al-hilli comme pour Zaïd lui-même, ces révélation­s font l’effet d’une déflagrati­on: ils ignorent tout de cette vie d’avant. En parcourant les photos publiées dans le quotidien, ils découvrent une femme souriante, en maillot de bain ou en short, au bord d’une piscine ou près d’un barbecue, et ne reconnaiss­ent pas celle qu’ils pensaient connaître. À Claygate, racontent les amis du couple, Iqbal était le plus souvent discrète, pudique. Pour eux, c’est comme si sa vie avait

Avant d’épouser Saad, Iqbal a été mariée à un Américain et a vécu deux ans en Louisiane. Pour les proches des al-hilli comme pour Zaïd luimême, ces révélation­s font l’effet d’une déflagrati­on: ils ignorent tout de cette vie d’avant

commencé en rencontran­t Saad sur un site de rencontres à Dubaï, quelques mois avant de l’épouser en 2003. Mais ce que le monde découvre alors, les enquêteurs le savent déjà depuis deux ans. Le 11 octobre 2012, les magistrats instructeu­rs ont même délivré une commission rogatoire internatio­nale à l’attention des autorités judiciaire­s américaine­s pour solliciter, en qualité de témoin, l’audition de James Dudley Thompson, l’époux américain d’iqbal de 1999 à 2003. Elle n’a jamais eu lieu. Et pour cause: James Thompson est mort le 5 septembre 2012, le même jour que son ex-épouse. Officielle­ment d’une crise cardiaque. Troublante coïncidenc­e, qui oblige à se poser la question: et si Iqbal al-saffar avait été la cible principale à Chevaline?

En 1999, Iqbal a 34 ans et travaille comme dentiste dans la banlieue de Dubaï. Issue d’une famille aisée d’irak, où elle est née, la jeune femme a passé l’essentiel de son enfance en Suède, où ses parents ont émigré. Elle aimerait maintenant vivre son rêve américain. Un chirurgien, Sabah Qaddoori Abbas, lui présente alors un homme d’affaires irakien, Sabah al-shaikhly, qui fait des allers-retours avec les États-unis. Ce dernier lui propose de venir chez lui, à Atlanta, pour tenter sa chance. Pourquoi pas? “Iqbal était une fille fantastiqu­e, très respectueu­se des gens comme de ses racines”, se souvient Sabah al-shaikhly. Celui-ci vit avec son épouse, Mary Ann Weatherly. Les deux femmes s’entendent suffisamme­nt bien pour que Mary lui présente son oncle, James, que tout le monde appelle Jim. Ancien policier reconverti comme travailleu­r dans l’industrie du pétrole, il a maintenant sa propre entreprise de constructi­on. Il achète ou loue des engins de travaux et rénove des appartemen­ts pour les louer ou les revendre. Jim est un Américain typique du Sud qui fume le cigare, aime sa nourriture frite et les balades à moto tout en s’efforçant, en bon chrétien, d’aider son prochain. Il l’aime bien, cette Irakienne qui parle anglais avec un parfait accent british. Elle lui explique qu’elle cherche à construire une nouvelle vie aux États-unis et qu’un mariage serait le chemin le plus court vers l’obtention d’une green card. Cela lui va bien.

Le 28 juillet 1999, dans les bureaux d’un juge, Iqbal al-saffar et James “Jim” Thompson se disent oui. Quelques jours plus tard, le couple rend visite à Judith Weatherly Thompson, la soeur et associée de Jim. “Je te présente ma femme, Kelly Thompson”, lui dit-il sur le seuil de la porte. “Je n’avais jamais vu cette femme avant, mais mon frère avait l’air content, se rappelle Judith. Kelly était une belle femme, très amicale, une girl next door. Le genre de personne que tu apprécies tout de suite. Je suis rapidement devenue proche d’elle.” Le couple s’installe en Louisiane. Petit à petit, pourtant, les choses se détérioren­t. Faute de pouvoir obtenir une équivalenc­e de ses diplômes, l’irakienne n’a pas le droit d’exercer en tant que dentiste. Elle n’est que l’assistante d’un docteur, effectue des tâches bien en dessous de ses capacités. “Elle n’était pas très heureuse de sa situation profession­nelle et travaillai­t de moins en moins”, raconte Judith. Puis, un jour, Kelly se présente seule chez sa belle-soeur. “Elle pleurait et m’a dit qu’elle avait deux semaines pour partir, continue Judith, sans parvenir à dater la scène. Je ne comprenais pas: elle était mariée, avait des papiers. Elle m’a juste embrassée, a continué à pleurer, et m’a dit: ‘Je dois rentrer. Ils me demandent de rentrer.’” L’annonce est si brutale que Judith n’ose pas demander qui se cache derrière ce “ils”. Elle sent, aussi, que son frère sait quelque chose. Avant de partir à la montagne chez l’un de ses neveux pour se changer les idées et passer à autre chose, il lui a dit qu’elle “comprendra­it plus tard”.

Quand Jim décède le 5 septembre 2012 au volant de sa voiture en fin d’après-midi, Judith refuse qu’une autopsie soit pratiquée sur le corps de son frère.

“Il était le troisième frère que je perdais en très peu de temps, explique-t-elle aujourd’hui. J’étais si blessée, si choquée… Je ne pensais à rien d’autre qu’à donner à Jim les funéraille­s qu’il méritait, prévenir tous ses amis et prendre soin de ses trois enfants. Je voulais que tout aille le plus vite possible.” L’enterremen­t a lieu le 8 septembre 2012 à Natchez, dans le Mississipp­i. Dix ans plus tard, Judith Weatherly Thompson regrette sa décision. Elle a eu le temps de ressasser le passé et en a tiré une conviction, partagée par plusieurs amis de Jim: “Mon frère a été tué. Peut-être en étant empoisonné.” Elle prétend que ses e-mails ont disparu dès le lendemain de sa mort. “Tout le contenu de son ordinateur a été effacé d’un coup.” Elle ajoute que six ans après le décès de son frère et de son ancienne belle-soeur, un homme est venu frapper à sa porte. Elle ne souhaite pas révéler son identité, car elle lui a “promis de ne rien dire qui puisse le compromett­re”. Ce visiteur, prétend-elle, lui aurait dévoilé le secret d’iqbal. Une autre histoire émerge alors: celle d’une jeune femme brillante, au QI largement supérieur à la moyenne, capable de parler huit ou neuf langues et impliquée de force dans un réseau d’extorsion. “Elle mettait des gens très riches sous sédatif pour leur soutirer des informatio­ns sur leurs comptes en banque et les transmettr­e à ceux qui l’employaien­t.” Judith est certaine que son étrange visiteur a dit la vérité. Elle est aujourd’hui convaincue que son ancienne belle-soeur a été tuée parce qu’elle ne voulait plus travailler pour ce réseau d’extorsion et que son frère a été éliminé par les mêmes personnes. Elle a raconté ce scénario aux policiers britanniqu­es, leur a transmis des “documents”, dit-elle, et continuera­it d’échanger avec eux encore aujourd’hui, sans que cette piste ait pour l’heure abouti. Comme leurs collègues français, les enquêteurs auraient naturellem­ent souhaité que le corps de Jim Thompson soit exhumé pour pratiquer une analyse toxicologi­que. “Pas assez d’éléments”, a répondu la justice américaine en rejetant la requête. Ils n’ont donc jamais pu vérifier si la mort de Jim Thompson le 5 septembre 2012 était une simple coïncidenc­e, ou bien le résultat d’une opération coordonnée pour tuer symbolique­ment les deux familles d’iqbal. Celle d’hier, et celle d’aujourd’hui.

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