Society (France)

Au-dessus de tout soupçon

- •TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR JB, LDC ET CT SAUF MENTION

Cette autopsie jamais réalisée –et par conséquent, cette porte impossible à refermer définitive­ment– est, aujourd’hui encore, “le plus grand regret” d’éric Maillaud dans cette procédure. Le “plus grand”, mais pas le seul. L’affaire Chevaline est une énigme en forme d’étoile. Jusqu’ici, les pistes ont mené à des culs-de-sac séparés les uns des autres sans jamais se rejoindre. En dix ans, enquêteurs, procureurs, juges d’instructio­n se sont succédé. Plus d’une centaine de commission­s rogatoires internatio­nales ont été délivrées –en Irak, en Turquie, en Lituanie, au Canada, en Chine, au Japon, au Costa Rica, en Indonésie, en Inde–, parfois simplement pour vérifier le titulaire d’une carte bleue qui aurait effectué un paiement à proximité de la zone des crimes le jour J. “C’est le côté français des enquêtes, juge Éric Maillaud. Enquêteurs ou magistrats, on est tous à verser dans cette pratique très latine qui consiste à vouloir apporter une réponse à chaque question qui apparaît. À force de vouloir tout savoir, peut-être qu’on finit aussi par être un peu tordus.” Le dossier fait aujourd’hui 95 tomes. Il comporte plus de 8 000 pièces. Au démarrage de l’affaire, 90 enquêteurs ont été mobilisés en même temps. Lorsque le colonel Devigny prend ses nouvelles fonctions à la section de recherches de Chambéry à l’été 2018, ils ne sont plus que cinq à travailler à plein temps sur “Chevaline”. L’affaire Nordahl Lelandais a éclaté il y a quelques mois dans la région, elle est au-dessus de la pile. Un an plus tard, le colonel décide de remonter la cellule d’enquête dédiée à sept enquêteurs. Avec comme première mission de “ressortir tous les scellés et de partir en quête du détail caché”. Dans le même temps, le commandant de la section de recherches consacre trois de ses hommes à temps complet pour renseigner Anacrim, la base de données du dossier en analyse criminelle. Il s’agit, à partir des 8 000 pièces de la procédure, d’extraire tous les éléments qui peuvent être utiles –téléphonie, immatricul­ations, détails provenant de la vidéosurve­illance– et de les relier entre eux. “C’est le plus grand dossier en analyse criminelle de la gendarmeri­e française, croit savoir le colonel. Ce travail minutieux nous permettra un jour de saisir le coup de chance. Si on tombe sur un élément nouveau, au lieu d’éplucher toute la procédure pour voir s’il y a un lien, il suffira de le rentrer dans la base et de voir s’il y a un hit ou pas.”

Bien que le colonel précise “qu’il ne s’agit pas de faire l’enquête de l’enquête”, ses troupes sont prises d’un doute en se replongean­t dans le dossier. En mars 2015, les enquêteurs étaient finalement parvenus à mettre la main sur le motard du portrait-robot. Son identité était sortie du chapeau de la longue liste des numéros de téléphone ayant borné ce 5 septembre 2012 à côté du parking du Martinet. Il était bien du côté de Chevaline à cette date, sur sa moto. Malgré le tapage médiatique, il ne s’était jamais manifesté auprès des autorités, comme s’il était le seul dans la région à ne pas avoir entendu parler de la tuerie de Chevaline. Après deux ans et demi de traque, les gendarmes avaient de bonnes raisons de l’entendre, et pas mal d’espoir. L’homme leur avait alors raconté être venu faire un baptême de deltaplane. Après avoir atterri, il avait repris la route, encore chargé des émotions du vol, et décidé de rentrer chez lui, dans la région lyonnaise, à l’instinct, sans GPS. Il avait donc opté pour cette route en forêt dont il pensait qu’elle traversait le massif des Bauges et pouvait le ramener vers une nationale, puis son domicile. Quelques minutes à planer en altitude et un retour au ralenti pour mieux profiter des dernières gouttes de la montée d’adrénaline: voilà, en somme, sa version de l’histoire. Pour le reste, il n’avait rien vu, rien entendu, et n’avait donc pas jugé utile de se faire connaître des enquêteurs. Les gendarmes avaient bien tiqué quand leur homme n’avait pas su répondre au témoignage des gardes forestiers. Un premier groupe de L’ONF l’avait aperçu une première fois dans la Combe d’ire. Puis une autre voiture d’agents l’avait croisé au-dessus du parking du Martinet, dans la portion interdite. Ils lui avaient alors conseillé de faire demi-tour. Avant, dans leur rétroviseu­r, de le voir rebrousser chemin et mettre le pied à terre sur

Le dossier fait 95 tomes. Il comporte plus de 8 000 pièces. Au démarrage de l’affaire, 90 enquêteurs ont été mobilisés en même temps. Lorsque le colonel Devigny prend ses nouvelles fonctions à la section de recherches de Chambéry à l’été 2018, ils ne sont plus que cinq à travailler à plein temps sur “Chevaline”

le parking de la tuerie. Propriétai­re gérant d’une entreprise de photocopie­s depuis 1996, sa personnali­té ne semblait pas présenter d’aspérité, en tout cas pas le profil d’un zinzin de la gâchette fasciné par les armes. Il avait été libéré sans donner de réponse. “C’est un chef d’entreprise de Rhône-alpes, honorablem­ent connu et au-dessus de tout soupçon”, avait alors expliqué Éric Maillaud à la presse.

Six ans plus tard, le 30 septembre 2021, le motard est de nouveau convoqué sur les lieux du crime pour une remise en situation. Juges d’instructio­n et gendarmes souhaitent vérifier la cohérence des récits, s’assurer des positions des uns et des autres au moment des coups de feu, confronter encore une fois les dires aux études acoustique­s, chronométr­er les temps de passage. En plus du motard, sont présents les agents de L’ONF, un automobili­ste de la région d’annecy et William Brett Martin, le vététiste anglais, venu spécialeme­nt de Brighton. Ce dernier affirme que le chef d’entreprise lyonnais ne ressemble pas vraiment à son souvenir du motard. En revanche, les témoignage­s croisés font naître un nouveau doute: vu la position du motard, les gendarmes ne croient pas qu’il n’ait, comme il le prétend, “rien vu ni rien entendu”.

Le 10 janvier 2022, à 8h, ils se présentent donc à la porte de son domicile. Ils entrent, saisissent son téléphone, son ordinateur, et le placent en garde à vue. L’interrogat­oire, préviennen­t-ils, est suivi en vidéo par leurs collègues du laboratoir­e de Cergy chargés de l’analyse comporteme­ntale. Et les premières minutes sont déroutante­s. “Les enquêteurs lui demandent s’il est heureux ou s’il a le sentiment d’avoir réussi sa vie, décrit son avocat, Jean-christophe Basson-larbi. Mon client leur répond qu’il a l’impression de passer l’oral du bac de philo.” Viennent ensuite les questions qui découlent des “1 500 heures de travail” menées depuis la mise en situation. Les gendarmes sont clairs: soit l’homme est coupable, soit il sait quelque chose, mais a peur de le divulguer. Le motard n’a rien de plus à dire. Il a songé à rencontrer un hypnotiseu­r pour essayer de faire remonter ses souvenirs, se rappeler pourquoi il se serait arrêté sur le parking du Martinet, mais rien n’est jamais remonté. Avait-il besoin d’uriner? De faire autre chose? Il convoque une nouvelle fois l’inconséque­nce des petites décisions de la vie sans autre justificat­ion. C’est à la fois limpide et frustrant. Le lendemain, les gendarmes assurent, selon Me Basson-larbi, être maintenant certains que le chef d’entreprise n’est pas leur coupable. Qualifié de “rebondisse­ment” dans la presse, la garde à vue du motard se termine sur une déception de plus.

En Savoie, Claire Schutz et ses parents ne se sont jamais exprimés sur le drame. Une attitude que leur avocate lyonnaise justifie par le souci “de préserver une intimité de leur vie privée violemment malmenée au début de l’affaire”. Claire Schutz a refait sa vie: le garçon qu’elle avait eu avec Sylvain Mollier a maintenant un petit frère. À Grignon, on loue une “citoyenne active”, qui participe à l’associatio­n des parents d’élèves de l’école et tente de monter des événements avec les gens de sa classe d’âge. Elle a aussi coupé les ponts avec les Mollier. Sylviane, la jeune soeur de Sylvain, a elle mis du temps pour sortir la tête de l’eau après le meurtre. Elle vit toujours dans l’appartemen­t de la cité des Nants Troubles, à Ugine, que Sylvain occupait avant de rencontrer Claire Schutz. Depuis sa fenêtre, elle aperçoit le bâtiment où habite Danielle, la mère de Patrice Menegaldo. Non loin de là se trouve le cimetière où est enterré l’ancien légionnair­e. Il y a peu, dit

Christelle, des paparazzi anglais sont venus faire des photos. Dans quelques jours, cela fera dix ans que la tuerie a eu lieu.

Reste Zainab, celle qui en a le plus vu sur le parking du Martinet. Elle et sa soeur, Zeena, vivent désormais sous une fausse identité avec Fadwa, la soeur de leur mère. Leur oncle Zaïd les a vues pour la dernière fois en 2018. S’il a tenté à plusieurs reprises d’arranger des après-midi où elles pourraient, comme avant le drame, s’amuser avec ses petits-enfants, Fadwa a toujours refusé. Comme l’a révélé Le Parisien le 16 juillet dernier, Zainab, désormais âgée de 17 ans, a demandé à être entendue une nouvelle fois par les enquêteurs en juin 2021. Elle leur a expliqué qu’un homme l’avait saisie par-derrière, qu’elle avait d’abord cru qu’il s’agissait de son père avant d’apercevoir sa peau, “blanche”. Le tueur, a-t-elle également raconté, portait un pantalon et un blouson en cuir. Aucun autre détail n’a filtré. “J’ai plutôt de l’espoir, se persuade le colonel Devigny. Les dizaines de milliers d’heures de travail effectuées depuis 2012 vont finir par porter leurs fruits. Un jour, on aura le détail qui nous manque, et on retrouvera le coupable.” Le 1er août dernier, le dossier a été transmis au pôle dédié aux crimes en série et aux affaires non élucidées –les fameux cold cases– à Nanterre. “C’est un choix de raison et pas de coeur”, justifie Line Bonnet, la procureure qui a récupéré le dossier à la suite d’éric Maillaud. Plus de moyens, plus de temps, et donc peut-être plus de chances de trouver enfin la clé du mystère de Chevaline. D’après Line Bonnet, notamment, la coopératio­n internatio­nale aurait beaucoup évolué en dix ans. Certaines commission­s rogatoires délivrées en Irak pourraient enfin aboutir. Loin de Bagdad, les enquêteurs travaillen­t aussi sur l’hypothèse d’un tueur qui n’aurait aucun lien avec les victimes. “C’est peut-être même la piste, estime dix ans plus tard Éric Maillaud. À force de ne pas trouver ailleurs, on se demande si ce n’est pas la bonne. Même si elle est invraisemb­lable. Mais la vie est parfois invraisemb­lable.”

Les témoignage­s croisés font naître un nouveau doute: vu la position du motard, les gendarmes ne croient pas qu’il n’ait “rien vu ni rien entendu”. Le 10 janvier 2022, à 8h, ils se présentent donc à la porte de son domicile

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