Society (France)

Céline Berthon

- PAR VINCENT RIOU PHOTO: IORGIS MATYASSY POUR SOCIETY

Première femme nommée directrice centrale de la sécurité publique, à la tête de tous les commissari­ats du pays (hors Île-de-france), elle s’exprime pour la première fois sur la difficile évolution des rapports entre la police et le reste de la population.

Le 29 septembre dernier, Céline Berthon devenait, à 45 ans, la plus jeune directrice centrale de la sécurité publique, ainsi que la première femme nommée à ce poste. Un an plus tard, celle qui dirige tous les commissari­ats de France (hors région parisienne) évoque pour la première fois le malaise des policiers face au reste du monde, et du reste du monde face aux policiers.

Il y a une dizaine d’années, vous déploriez le plafond de verre qui empêchait les femmes de progresser dans la hiérarchie. Aujourd’hui, vous êtes la première femme à la tête de la Direction centrale de la sécurité publique, la plus grande de la police nationale. Une exception qui confirme la règle ou un exemple de la féminisati­on en cours de l’état-major? La police est une institutio­n majoritair­ement masculine, mais j’observe qu’elle compte de plus en plus de femmes, en particulie­r dans des postes de direction ou de commandeme­nt opérationn­el. Je crois que la Police nationale est plutôt en avance sur ces sujets-là. La féminisati­on chez les commissair­es, le corps auquel j’appartiens, tient aussi au fait qu’il y a beaucoup de femmes sur les bancs des facs de droit ; regardez aussi chez les magistrats, les avocats…

Vous qui avez hésité entre les deux, quel regard portez-vous sur les relations très dégradées entre police et justice? La lassitude qui peut s’exprimer du côté des policiers est le résultat d’une forme de déception à force d’interpelle­r à répétition des individus, avec le sentiment que la justice ne fait rien. Ils se sentent inutiles et vivent comme une provocatio­n le sentiment d’impunité que cela peut générer chez les délinquant­s. Cela conduit certains de leurs représenta­nts à parfois sortir de la nuance et avoir des propos un peu durs, exagérés. Inversemen­t, il peut y avoir des magistrats qui entretienn­ent l’idée que la police n’interviend­rait pas de manière convenable. Il faut sortir de ce schéma. Mais c’est un divorce de postures. Quand vous allez sur le terrain, vous vous rendez compte que les acteurs se connaissen­t, et dans la masse immense de choses qu’ils ont à traiter, ils essaient de manière hyperpragm­atique de trouver les conditions pour que ça fonctionne au mieux.

Lorsque vous étiez secrétaire générale du Syndicat des commissair­es de la Police nationale (SCPN), vous avez milité pour la simplifica­tion de la procédure pénale.

J’ai toujours défendu cette simplifica­tion. Mais il est vrai que les réformes entreprise­s depuis 25 ans peinent à atteindre ce résultat et que tout le monde s’accorde à dire que les dispositif­s mis en place ont abouti à des formalisme­s supplément­aires, qui compliquen­t le travail des acteurs de la chaîne pénale. Les policiers disent: ‘Arrêtez de vouloir nous la simplifier, vous nous la complexifi­ez!’ Et nous ne pouvons pas dire que les faits leur aient donné tort! Déjà, la translatio­n du droit européen dans notre droit français nous a fait rentrer dans un droit extrêmemen­t protecteur. C’est très bien pour les personnes qui ont affaire à la justice ou sont entre les mains de la police ou de la gendarmeri­e, mais le problème, c’est la multiplica­tion du formalisme. Il suffit de voir un placement en garde à vue, ce que ça représenta­it en 2000 et ce que ça représente aujourd’hui en épaisseur papier.

Votre mandat de secrétaire générale du SCPN, de 2014 à 2018, a été marqué par les attentats. Cette période, ce sont aussi les manifestat­ions massives en soutien à Charlie, la population reconnaiss­ante de sa police.

Or, il semble qu’aujourd’hui, beaucoup de citoyens réfléchiss­ent à deux fois avant de manifester. Comment en sommes-nous arrivés là? Notre police avait un savoirfair­e reconnu au point d’enseigner à l’étranger son expertise du maintien de l’ordre. Aujourd’hui, des Gilets jaunes au Stade de France, nous sommes la risée du monde démocratiq­ue. Vous avez raison de vanter le fait que le maintien de l’ordre à la française a causé très peu de dommages pendant des dizaines d’années. Lors des troubles, notre action portait sur des types de publics bien ciblés. Là, nous avons eu des phénomènes massivemen­t radicaux, avec avec monsieur et madame Tout-le-monde qui avaient recours à la violence. Nous avons assisté à des schémas de manifestat­ion inédits, et ça nous a probableme­nt décontenan­cés. Là où auparavant un organisate­ur avait un interlocut­eur en préfecture, un mot d’ordre, un point de rassemblem­ent, un parcours, un point de fin, un service d’ordre, aujourd’hui, une manifestat­ion s’organise en lançant un appel sur Twitter ou Facebook avec des multitudes de groupes, sans qu’aucun ne soit en mesure de contrôler ce qui va se passer derrière. Donc nous avons connu des formes de chaos… Après, ces manifestat­ions plus spontanées ne sont pas forcément violentes. Tout l’été dernier, nous avons eu les mobilisati­ons antipasse, il y avait plusieurs cortèges, avec un point de départ, mais arrivés à une rue, parfois, ils ne savaient plus où aller. Ce n’est pas pour autant que ça s’est mal terminé. Vous savez, notre devoir premier est de permettre la liberté d’expression quand nous couvrons une manifestat­ion. Mais il est incontesta­ble que nous sortons d’une période qui nous a fait énormément de mal en matière d’image. Donc il y a un enjeu de réhabilita­tion et j’aimerais contribuer à ce que nous fassions du policier un portrait plus équilibré que ce que la couverture des Gilets jaunes a cristallis­é.

Mais, à Paris, le préfet Lallement a plutôt soufflé sur les braises du fragile rapport entre la population et la police ; et nous l’avons encore vu avec le Stade de France, jusqu’au ministre: il y a une certaine tendance à s’enfoncer dans le déni, même devant l’évidence. Tout l’enjeu est de pouvoir être entendus sur les nuances. Or, tant que nous serons dans la caricature, c’est compliqué pour une institutio­n d’exister, là où les interventi­ons sont complexes, les situations protéiform­es, où il y a un besoin de présentati­on et de communicat­ion sur le temps long. Pour parler de mes champs de compétence, je ne crois pas que l’institutio­n soit incapable de reconnaîtr­e les fautes: le directeur général de la Police nationale a déjà pris la parole sur des sujets graves, pour dénoncer sans ambages une négligence collective, ou condamner certains comporteme­nts ou propos. Par exemple, en 2019, à Rouen, quand un groupe de policiers avait échangé sur Whatsapp des messages à caractère raciste, le directeur général avait annoncé une réponse administra­tive sévère et condamné fermement ces comporteme­nts. Les principaux protagonis­tes ont été révoqués.

Beaucoup d’observateu­rs jugent L’IGPN trop laxiste avec les policiers et estiment que la nomination d’un magistrat à sa tête ne changera rien: tant qu’elle sera dépendante de la Direction générale de la police, elle sera perçue comme un outil de protection des policiers plutôt que des citoyens. Ce qui est difficile dans notre profession, c’est que nous devons distinguer ce qui relève de la faute –condamnée sans nuance– et de l’erreur –technique, de positionne­ment, de discerneme­nt.

Il se trouve que les erreurs ont plus de conséquenc­es dans une mission policière que dans d’autres activités profession­nelles. Il nous faut être capables de les reconnaîtr­e et de travailler à mettre en place les outils pour qu’elles ne se reproduise­nt pas. Je pense que ça peut sous-tendre notre communicat­ion, d’expliquer pourquoi nous considéron­s qu’un geste profession­nel n’a pas été fautif, mais inadapté, d’être transparen­ts là-dessus pour que la population n’ait pas le sentiment que la police est incapable de se remettre en cause.

Dans une affaire de lynchage à la matraque d’un adolescent en 2016, dont la Défenseure des droits s’est saisie, où une vidéo offre une preuve implacable de faute, la préfecture dit ne pas être ‘en mesure’ d’identifier le fautif, car il porte un casque intégral et que son RIO n’est pas visible. Les trois policiers qui l’accompagne­nt disent ne pas savoir qui est leur collègue. Vous entendez que ça ne peut que renforcer l’idée de l’impunité? Que c’est une manière assez claire de se foutre de la gueule du monde? Je ne connais pas cette affaire puisqu’elle relève de la préfecture de police de Paris. Je ne suis pas en train de nier qu’il y a des choses inadmissib­les. Moi, ce que je dis à mes troupes, c’est qu’en tant que policiers de sécurité publique, chacun et chacune d’entre eux, dans toute action, porte la crédibilit­é et l’image de son institutio­n. Le fait qu’une institutio­n ne communique pas avec perte et fracas ne signifie pas qu’elle ne fait rien en interne.

Comme beaucoup d’autres, cette affaire n’aurait jamais existé si elle n’avait pas été filmée. Eh bien, sachez que la Police nationale s’est dotée de caméras-piétons comme l’a souhaité le ministre de l’intérieur, y compris pour les agents de sécurité publique, souvent primointer­venants, qui se retrouvent dans des situations de tension, de violence. L’enjeu est d’avoir des images pour comprendre ce qui se passe sur la longueur, et d’avoir un jugement adapté sur une affaire. Parce que ce qui est un geste profession­nel incompréhe­nsible sur une vidéo de trois secondes peut s’avérer l’être davantage sur une vidéo de dix minutes. L’image doit servir à ça. Caractéris­er les faits, identifier puis interpelle­r les auteurs et, le cas échéant, sanctionne­r des policiers en cas de faute, bien sûr. Cela reste marginal au regard des 65 000 policiers que compte ma direction.

Quand ils témoignent anonymemen­t à propos de leur malaise, certains policiers disent qu’ils souffrirai­ent moins si la hiérarchie sanctionna­it davantage les ‘moutons noirs’. Ceux qui dénoncent ces derniers sont placardisé­s, parce que la solidarité et l’omerta font partie de la culture maison. Je vous parle d’une institutio­n que je vois par le haut, même si je vais à la rencontre toutes les semaines des policiers sur le terrain. Et parmi les chefs de police que je rencontre tous les jours, dans les départemen­ts, les circonscri­ptions, je ne vois pas de complaisan­ce. Mais cette espèce de pression du conformism­e, c’est à la hiérarchie dans son ensemble, du plus haut niveau jusqu’à assez bas dans les services, de la combattre. Que les médias donnent la parole à des policiers critiques, très bien, mais il y a aussi nombre d’affaires sur lesquelles des chefs détectent des fautes qui aboutissen­t à des sanctions implacable­s, avec des révocation­s et des sanctions judicaires en plus. Qu’il y ait des situations non détectées, c’est possible, et il est nécessaire que l’institutio­n mette en place des systèmes pour essayer de faciliter la libération de la parole. Mais je crois que L’IGPN y contribue.

Vous avez été nommée notamment pour remettre

‘du bleu dans la rue’, selon l’expression du président Macron. Le sujet prioritair­e pour le président et notre ministre, c’est notre prestation de services au bénéfice de la population. Donc c’est avoir des policiers dans la rue en patrouille, en voiture, à vélo, à cheval, à trottinett­e, en roller, à moto, dans les transports en commun aussi. Et l’enjeu est d’être en mesure d’accueillir le public le plus convenable­ment possible dans les commissari­ats. Nous avons aussi développé notre capacité d’accueil numérique. Quand les gens ont quelque chose à demander, ils peuvent faire le 17 pour appeler au secours, mais ils peuvent aussi trouver la réponse sur notre site moncommiss­ariat.fr via un tchat opérationn­el 24h/24, qui n’est pas un bot, mais géré par de vrais policiers.

Nicolas Sarkozy, quand il était ministre de l’intérieur, avait mis à mort la police de proximité. Avec la police de sécurité du quotidien et maintenant le ‘bleu dans la rue’, c’est son grand retour? La police de proximité avait l’avantage de nous permettre de travailler sur des territoire­s et d’essayer de mieux les connaître. Elle avait d’autres défauts qui ont pu conduire à ce qu’elle ne dure pas dans le temps, mais c’est vrai que

“Il y a un enjeu de réhabilita­tion, j’aimerais contribuer à ce que nous fassions du policier un portrait plus équilibré que ce que la couverture des Gilets jaunes a cristallis­é”

nous avons repris depuis 2018-2019 cette philosophi­e d’action sur des territoire­s bien définis avec la sécurité du quotidien. Nous avons la responsabi­lité d’un territoire sous l’autorité du préfet, et nous y diagnostiq­uons précisémen­t les problémati­ques d’insécurité avec les gens qui la subissent: la population, des élus, des bailleurs, des transporte­urs, des responsabl­es d’établissem­ents scolaires…

Ces groupes de partenaria­ts opérationn­els, c’est du concret. C’est un rassemblem­ent dans un hall d’immeuble, des nuisances sonores, des rodéos… Ça peut paraître idiot, mais j’étais récemment dans un quartier où nous faisons des opérations ‘point de deal’, et les policiers me disaient: ‘La reconnaiss­ance que nous avons, ce sont les gens qui nous disent: ‘Vous n’allez pas empêcher les trafics, mais grâce à vous, nous avons pu dormir pendant trois jours.’’

François Hollande, en 2012, avait au programme de lutter contre les discrimina­tions en instaurant le récépissé. Il a été élu, mais ça n’a jamais vu le jour. Pourquoi? Parce que les récépissés ne sont pas présentés comme une forme de contrôle objectif des activités de contrôle d’identité, mais de façon caricatura­le, avec les risques d’instrument­alisation que ça comporte. Tant qu’il sera question de contrôle au faciès, les policiers auront le sentiment d’être considérés de fait comme des racistes. Nous évoluerons probableme­nt sur ces sujets, mais il faut que nous parvenions à avoir une approche raisonnée, rationnell­e et nuancée sur ces questions de société qui le méritent, sans tomber dans les caricature­s, ni nier des réalités, ni insulter des policiers.

Pour illustrer leur malaise, certains policiers se définissen­t parfois comme ‘les éboueurs de la société’. Vous les comprenez? Les policiers intervienn­ent sur toutes les situations qu’on leur soumet, et ils sont confrontés à ce qui ne va pas bien dans la société. Nous pouvons considérer que quelqu’un qui vient pour des questions qui ne concernent pas directemen­t la police nous enquiquine, sauf que c’est parfois révélateur de situations sociales à prendre en compte, et si nous n’y apportons pas un début de solution, elles vont se dégrader. Nous ne sommes peut-être pas des éboueurs, mais les réceptacle­s de toutes sortes de détresses. C’est pour ça que nous avons mis en place des pôles psychosoci­aux dans des commissari­ats, avec des travailleu­rs sociaux dont le rôle est d’accompagne­r les victimes, mais aussi les gens un peu paumés, parce que le commissari­at, avec l’hôpital et quelques autres institutio­ns, c’est le seul endroit ouvert 24h/24. Le travers que ça peut avoir, et qui participe du malaise policier, c’est que ça donne une vision un peu négative du monde. De temps en temps, nous avons des naissances dans les commissari­ats, ou nous sauvons des chatons, mais nous avons aussi plein de choses difficiles qui peuvent atteindre le moral. Le mal-être policier, c’est aussi se prendre des cailloux quand nous sommes appelés à secourir quelqu’un dans un quartier compliqué. Quand vous vous êtes engagé par vocation, que vous prenez des risques tous les jours, être critiqué en permanence, c’est dur. Moi, je veux qu’un policier, à la fin de la journée, ait le sentiment du devoir accompli et puisse se dire qu’il ne fait pas ce boulot pour rien, que la victime a été satisfaite de l’accueil, écoutée, que l’agresseur a été interpellé.

Selon Luc Rouban, le directeur du Centre de recherches politiques de Sciences-po, qui a mené une étude sur la dernière présidenti­elle, ‘67 ou 68% des policiers de la base votent Le Pen, cela tombe à 35 ou 40% chez les officiers de police judiciaire. Et seulement une minorité de commissair­es votent pour le Rasssemble­ment national’. Qu’est ce que cela vous inspire? Je ne parle pas politique avec mes troupes ou mon entourage policier, ça appartient à chacun. Je ne dis pas que je ne crois pas dans ces chiffres, mais je fréquente assidûment des policiers et je n’ai pas eu l’occasion de détecter cette tendance de vote. La seule chose dont je suis convaincue, c’est que la Police nationale est républicai­ne et qu’elle est au service de tous les Français.

Que pensez-vous de la qualité des débats politiques autour de tout ce qui touche à la police? Il ne m’appartient pas de les commenter. Ce qui est certain, c’est qu’il faut faire attention à ne pas considérer que la police est la seule réponse à l’insécurité, sinon, c’est juste un pansement facile. Elle prend sa part, mais l’insécurité est la conséquenc­e de bien des problémati­ques.

L’un de vos projets est de créer une réserve opérationn­elle dans la police. Les syndicats ne sont pas emballés.

Il y en a une dans la gendarmeri­e, dans l’armée, il y a des pompiers volontaire­s, et ça fonctionne. C’est ouvert depuis cet été à tous les citoyens qui ont envie de participer à une oeuvre collective, rendre service. Il s’agit d’un contrat après une sélection et une formation de 90 jours par an. Alors oui, ils seront confrontés à une partie –minime– de la population qui n’est pas en accord avec les lois de la république, avec tout un tas de faits graves qui peuvent parfois contraindr­e à l’usage de la force, mais ils verront que notre vocation principale, c’est aide, assistance, secours, une grosse dimension sociale, médiation, résolution de conflits. C’est un terme un peu perdu de vue, mais nous sommes avant tout des gardiens de la paix.

C’est plus joli que ‘forces de l’ordre’. Moi, je suis partisane du mot paix. Les policiers n’aspirent pas à la confrontat­ion ou au désordre systématiq­ue. Ils ne seront jamais autant des femmes et des hommes de paix que si nous les laissons faire métier.

“Tout l’enjeu est de pouvoir être entendus sur les nuances. Or, tant que nous serons dans la caricature, c’est compliqué pour une institutio­n d’exister”

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France