AVIONS DE RUE
“Tout ce qui altère la conscience d’une certaine manière est, je pense, utile.” Comment appliquer cette citation du légendaire Harry Smith, figure inclassable des marges de la culture américaine du xxe siècle, à un objet a priori aussi banal qu’un avion en papier? En commençant par dérouler, peut-être, les faits d’armes de cet authentique clochard céleste, dont une partie de la collection de coucous DIY, trouvés dans les rues de New York entre 1961 et 1983, atterrit un beau jour de 1994 à la réception de l’anthology Film Archives. Occultiste foutraque coopté par Allen Ginsberg chez les Beats, archiviste et anthropologue de génie (sa compilation Anthology of American Folk Music aura une influence capitale sur le revival folk des années 1950-60 ainsi que sur l’histoire de la musique enregistrée en général), Harry Smith, décédé en 1991, fut également un cinéaste expérimental important, un ivrogne invétéré, un résident du Chelsea Hotel, ainsi qu’un collectionneur compulsif d’artefacts divers (notamment les jeux de ficelles, les patchworks amérindiens, les cartes de tarot et les oeufs de Pâques). “Les collectionneurs entrevoient quelque chose de spécial, trouvent un plaisir ou tout simplement s’identifient aux objets qu’ils réunissent. Pour eux, la quête est aussi signifiante que la possession”, expliquaient John Klacsmann et Andrew Lampert, les éditeurs du catalogue Paper Airplanes: The Collections of Harry Smith, au magazine Flaunt en 2015. Un ami de Smith raconte en effet que celui-ci était “toujours, toujours à la recherche” de nouveaux avions en papier, “courant devant les taxis pour les ramasser avant qu’ils ne se fassent écraser, devenant complètement fou quand il en apercevait un dans les airs, essayant de déterminer l’endroit de son atterrissage”. Répertoriant ses trouvailles en y inscrivant sur une aile l’adresse de leur localisation, Smith était apparemment passionné par les différentes tendances de pliage et leurs évolutions au cours du temps, certains modèles, dans leur conception, se révélant parfois presque aussi ésotériques que leur collectionneur “voyant”. “Ce qui est génial avec ces images, quand on les regarde attentivement, c’est de constater toutes ces traces de pas, de pneu, d’usure sur les avions, confiait Lampert au site Wired. Clairement, personne ne les remarquait, mais ce qu’on ne remarque pas est néanmoins toujours présent. Il a fallu que quelqu’un comme Harry Smith arrive avec ses yeux au sol, ses yeux en l’air, et il les a trouvés partout dans Manhattan”.