Society (France)

‘MAIS C’EST QUI CEUX-LÀ?’

- TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR MB ET VLG

Sylvie Flepp: Comme pour tout le monde, mon aventure avec la série commence par un casting. On me dit que c’est pour partir à Marseille pendant six mois, un an. En 2004, je suis une Parisienne qui passe ses vacances en Bretagne et je me dis: ‘Six mois, d’accord, mais un an loin de Paris, c’est long.’ Finalement, je suis prise et je me retrouve dans le premier épisode. Comme mon personnage, celui de Mirta, est au coeur de la première intrigue, je suis vite dans le bain. Je tourne cinq jours sur sept, je suis prise dans un rythme parfois effrayant. Les premiers mois, je suis épuisée, je perds cinq kilos.

Christophe Reichert: Ceux qui restent le plus longtemps sur cette série sont ceux qui sont le plus minutieux dans leur préparatio­n. Plus belle la vie, c’est du millimètre. Tu finis une séquence, tu es déjà dans l’autre, le soir, tu es épuisé.

Pierre Martot: C’est vraiment un truc à part. J’ai fait un peu de cinéma avec Claude Chabrol, Enki Bilal, Philippe Garrel et ce n’est pas du tout la même chose. Garrel, s’il y a une seconde où il ne croit pas en ce que vous faites, il va vous parler pendant cinq minutes. Sur Plus belle la vie, on n’a pas le temps parce qu’il faut produire, tourner dix fois plus vite. Forcément, ça épuise. Au pic de mon personnage, Léo Castelli, un flic, je tourne entre 140 et 150 jours par an. Ça peut paraître peu, sauf que les jours où je ne tourne pas, j’apprends mes textes, donc je suis à 100% du temps dans la série

et le week-end, je dors pour récupérer. Huit séquences par jour, c’est douze pages de texte à apprendre, c’est colossal, mais je tiens car je m’éclate.

Cécilia Hornus: Tout de suite, je sens aussi que j’entre dans une grosse machine. Je me vois partir pour un an, ce qui est un peu le deal de départ. Je m’organise donc sur le plan personnel. À l’époque, j’ai deux enfants qui sont encore petits, je dors chez des amis qui vivent sur Marseille, mais on se laisse rapidement emporter par le volume de travail. Dans la troupe de départ, beaucoup viennent du théâtre –ça nous aide. Quelque chose réussit aussi à se monter rapidement entre nous, comme une boule de neige qui roule, roule, et devient une barbe à papa merveilleu­se. Puis, me voilà dans le premier plan, de la première séquence, du premier épisode.

Sylvie Flepp: Quand je vois ce premier épisode, je suis effondrée, j’ai envie de pleurer, mais bon, on a tellement de travail que savoir si ça marche ou pas, dans un premier temps, ce n’est pas nos oignons.

Dounia Coesens: Ça va tellement vite… Quand j’arrive dans la série, je suis ado, j’ai 15-16 ans, donc les six premiers mois, je ne viens tourner que pendant les vacances scolaires, mais rapidement, j’arrête l’école pour être à 100% sur

Plus belle la vie. C’est une expérience à prendre, une nouvelle série qui démarre, j’ai des parents artistes qui me poussent. À cette époque, je ne parle pas beaucoup, je me retrouve plongée dans un milieu que je ne connais pas, je ne comprends rien. En termes de jeu, de technique, d’évolution. Je vois que les autres, qui ont déjà un passif, se posent des questions qui ne me traversent même pas l’esprit. En plus, j’ai des choses très dures à jouer. Heureuseme­nt, Cécilia, ma mère dans la série qui est devenue ma deuxième maman dans la vie, me protège et m’aide. Elle surveille mon état psychologi­que après les tournages et veille à ce que je ne me fasse pas broyer.

Laurent Kérusoré: Lors de mon premier jour de tournage, à 8h15, un lundi matin, je dois faire un bouche-à-bouche avec Michel Cordes. C’est original pour faire connaissan­ce, mais ça matche très vite avec les équipes, notamment avec Michel et Laëtitia Millot, vu qu’on travaille tous les trois au bar du Mistral. Il y a aussi ce décor, cette place, bluffante de vérité. Il y a tout: les fils électrique­s, les merdes de pigeon. Si on ne regarde pas en l’air, on se sent vraiment dans une rue marseillai­se. C’est immense. Mille mètres carrés.

Michelle Podroznik: On a trouvé le plateau fin 2003, juste après avoir remporté l’appel d’offres. On a d’abord contacté une ‘repéreuse’ de Marseille, qui nous a fait découvrir plusieurs endroits. On a pris une voiture, on est allés dans le Panier, on a trouvé notre bar, notre quartier, mais il fallait ensuite le reconstrui­re pour le tournage. On a visité ces studios à la lumière de nos portables, dans un froid de canard.

Hubert Besson: Pour la ville de Marseille, ce studio de la Belle de Mai, créé dans une ancienne usine de cigarettes, devait être à l’origine un truc style Metrogoldw­yn-mayer d’hollywood, en gros, mais malheureus­ement, le lieu tourne peu. Avant qu’on arrive, il a dû y avoir un clip D’IAM, un bout de Taxi, mais pas grand-chose de plus.

Michelle Podroznik: Tout n’est pas idéal, parce que les loges des comédiens avaient été construite­s à un kilomètre du plateau, avec un ‘escalier de la mort’ à monter et descendre, donc le premier truc qu’on fait, c’est d’installer un Algeco chauffé. Hubert Besson et Michel Blaise, le décorateur, ont fait un travail d’enfer.

Michel Blaise: C’est simple: on a construit en quelques mois le plus gros décor de la télévision française depuis 40 ans!

Alexandre Fabre: Ce plateau devient vite notre lieu de vie et donc naturellem­ent le socle de toute l’unité du groupe. Moi, quand j’arrive, c’est sur les conseils de Richard Guedj. Au départ, je passe le casting pour un personnage qui ne m’intéresse pas trop, puis il y a un autre rôle, qui me correspond beaucoup plus: celui de Charles Frémont, un requin, un peu méchant, qui trempe dans des affaires louches et qui est le méchant de service qui aide à revivifier la série.

Richard Guedj: Progressiv­ement, le feuilleton décolle. Et les acteurs vont vite s’en rendre compte. Un jour, Sylvie Flepp rencontre une fan dans la rue, qui prend une photo et lui dit: ‘À ce soir!’

À la fin du mois de juin 2005, on est invités à notre premier festival, à Montecarlo. Quand on arrive, Roger Hanin est interviewé par une meute de journalist­es qui s’envolent d’un coup comme des moineaux pour aller voir les acteurs de Plus belle la vie. Roger Hanin lâche alors: ‘Mais c’est qui ceux-là?’

Laurent Kérusoré: Que ce soit à Montecarlo, à La Rochelle, à Luchon ou ailleurs, j’ai vraiment l’impression d’être Madonna.

C’est un peu perturbant parce qu’on a l’habitude de tourner en autarcie sur nos plateaux à Marseille, donc on peine à mesurer pleinement le truc. Ça donne des moments lunaires. Une fois, on est en séance de dédicaces à Rennes et les organisate­urs attendent 500 personnes. Finalement, ils se retrouvent avec

15 000 personnes. Une autre fois, on a aidé un monsieur dont l’événement organisé pour une maladie infantile s’essoufflai­t un peu. Mais il y avait tellement de monde pour venir nous voir qu’ils ont dû annuler l’événement. C’était terrible.

“C’est vrai qu’on peut se demander pourquoi le service public montre comment rouler un joint, mais tous les ados savent le faire” Hubert Besson, producteur

On a été raccompagn­és par des motards à l’aéroport. On pleurait, on était choqués, ce fanatisme nous paraissait tellement démesuré!

Sylvie Flepp: On a parfois l’impression d’être comme l’équipe de France qui pénètre au milieu du Stade de France. Ça crie partout: ‘Mirta! Roland! Thomas! Blanche!’ On devient d’un coup des cousins intimes pour certaines personnes. On nous arrête dans la rue, dans le bus, dans le métro, à Paris, au Leclerc de Ploudalméz­eau…

Pierre Martot: Au Virgin de Marseille, le magasin doit même être fermé parce que des gens s’évanouisse­nt.

Michel Cordes: Pendant plusieurs années, je n’ai pas eu une vie sociale normale: quand tu as six millions de personnes qui te regardent chaque soir et que d’après certaines statistiqu­es, treize millions regardent au moins cinq minutes du programme, tu sais que dès que tu mets le pied dehors, une personne sur six ou sept connaît ta tête.

Dounia Coesens: Moi, je suis ado et c’est l’époque des premières amours, des premières sorties en boîte, des premiers cafés en terrasse. C’est une période de ta vie où tu fais tout pour t’intégrer discrèteme­nt dans des groupes, mais quand je sors en boîte avec mes amis, c’est parfois la cohue. En plus, les ados ne sont pas très sympas entre eux, donc soit on m’adore, soit je deviens une cible. Au lycée, ce n’est pas non plus toujours simple, et quitter les cours m’a finalement fait du bien. C’est un truc énorme, une vague.

Michel Cordes: Il y a une lettre que je n’oublierai jamais. Elle m’a été écrite par une femme vivant dans le Nord, dont les parents habitaient dans le Gard. Elle m’invitait à son mariage. Sa mère était morte d’un cancer et son père vivait ses derniers moments. Elle me racontait dans sa lettre que chaque matin, il allait sur la tombe de sa femme et lui expliquait l’épisode de la veille.

Sylvie Flepp: Ce succès tient aussi au fait qu’on n’est pas des mannequins. Il y a des beaux, des moches, des petits, des grands, des nez trop longs, des nez trop courts… C’est la vraie vie, en fait.

Stéphane Henon: Un jour, alors que je dormais dans le train, un type m’a réveillé pour me dire: ‘Jean-paul! Jean-paul! Je t’adore!’ Parfois, il n’y a plus de filtre.

Michel Cordes: À un moment, j’ai arrêté de fumer et naturellem­ent, j’ai pris du poids. J’en ai eu marre et j’ai décidé de faire un régime assez strict. Résultat, sur tous les sites féminins, il y avait des articles pour savoir si je n’étais pas malade. Comme si j’étais un proche qui n’allait pas bien alors qu’au contraire, j’allais très bien! (rires).

Pierre Martot: Je crois que le secret est que la majorité d’entre nous ont la France dans les pattes. On est des gens du peuple, quoi. Ça donne des scènes étranges. Une fois, j’ai croisé une femme affolée. Mon personnage était en pleine enquête et elle m’a répété: ‘Non, ce n’est pas lui le coupable, c’est l’autre qui a mis du poison dans le verre!’ Elle voulait vraiment que je fasse quelque chose.

Dounia Coesens: Au début, les lettres qu’on recevait n’étaient pas dépouillée­s, mais il y a eu des problèmes. J’ai par exemple reçu des poils pubiens, et un tri a ensuite été fait, heureuseme­nt.

Cécilia Hornus: J’ai eu des demandes en mariage, certaines personnes m’ont dit qu’elles avaient mis une photo de moi au-dessus de leur lit. Comme il y a un personnage pour chaque téléspecta­teur ou téléspecta­trice, ça monte naturellem­ent.

Laurent Kérusoré: Tout le monde a au moins regardé un épisode. Je suis fan de Marie Laforêt et j’ai appris qu’elle regardait tous les soirs.

Alexandre Fabre: Pourtant, quand je suis parti travailler sur le programme, des copains du milieu m’ont dit: ‘Pourquoi tu vas faire cette connerie? Pourquoi tu vas te compromett­re?’ Quelques mois plus tard, les mêmes m’ont dit: ‘Alexandre, tu pourrais me brancher sur le plan?’

Sébastien Charbit: À Paris, dans les dîners, on me parlait lentement. Vu que j’étais producteur de Plus belle la vie, il y a forcément des choses que je ne pouvais pas comprendre… C’est le jeu, ça ne me dérange pas. Je n’ai aucun problème à me dire que 80% des Français vivent ailleurs qu’en Île-de-france.

Nathalie Stragier: Je viens d’un milieu plutôt simple: mon père ne faisait pas grand-chose, ma mère était secrétaire, ma tante infirmière, mon oncle technicien dans le textile… J’ai grandi à Tourcoing, ville ouvrière, sinistrée. Maintenant, j’évolue dans un milieu parisien, éduqué, bourgeois. Je ne suis plus scénariste depuis un an, mais à l’époque, on me disait ‘ne le prends pas mal, je ne regarde pas’ ou la variante ‘je n’ai pas la télé’.

À l’inverse, dans un milieu de gens ‘normaux’, il n’y a jamais eu ce côté condescend­ant pour le programme. Mieux: c’est presque valorisé, ça parle aux gens, c’est populaire au sens noble du terme.

Stéphane Henon: Le côté ‘populaire’ a toujours dérangé certains milieux, mais moi, j’ai toujours rêvé d’être un acteur populaire, d’être Belmondo, de donner du bonheur aux gens.

Pierre Martot: Mon père a quitté l’école à 11 ans, ma mère à 16. Le seul loisir que j’avais avec eux, c’était la télévision. Au fond, je crois que mon destin était de devenir un acteur populaire à la télévision. Je n’aurais pas pu devenir un acteur intello.

Michel Cordes: J’ai vécu toute ma vie avec le mépris du milieu parisien pour mon accent. Quand tu as un accent du Midi, on se dit que tu viens d’un endroit du pays ‘en vacances’, que tu ne peux pas être sérieux.

Bénédicte Achard: Les premiers mois, avec Magaly, on a rejoint un syndicat d’auteurs où tous les membres arrivaient aux réunions en Jaguar, fumaient des cigares… Nous, on débarquait avec une 104 toute pourrie qui fermait mal. Ils nous méprisaien­t, mais en réalité, ils étaient jaloux parce qu’ils sentaient bien que financière­ment, bosser sur une quotidienn­e, c’est un petit braquage.

Georges Desmouceau­x: Moi, on m’a déjà dit: ‘Ok, c’est cool, Georges, mais tu n’as pas de projet perso à côté?’ Quand Éric Fuhrer et Isabelle Dubernet sont arrivés comme dialoguist­es, ils avaient déjà eu une petite expérience avec la BBC et ils l’ont donc annoncé à leurs amis anglais. On leur a répondu: ‘Quelle chance! C’est génial!’ En France, ça a plutôt été: ‘On comprend, vous avez besoin de bouffer.’ Éric Fuhrer: Certains auteurs n’ont d’ailleurs accepté de bosser sur la série qu’à condition d’être sous pseudo.

Rebecca Zlotowski: Je l’ai fait, oui.

Plus belle la vie n’était pas ma langue personnell­e. J’ai pris le pseudo d’un mec, arabe, avec mes initiales, Razi Herzed. J’avais déjà sans doute besoin d’en voir aux génériques.

Roger Wielgus: Il n’y a pas longtemps, dans une associatio­n dont je fais partie, on m’a dit: ‘Oui, mais Plus belle la vie, c’est quand même de la merde…’

J’ai répondu: ‘Essaie de te mettre devant une feuille blanche et d’écrire une histoire de 26 minutes. Mieux: je te donne quelques éléments d’une histoire et imagine la suite.

“Quand d’après certaines statistiqu­es, treize millions de personnes regardent au moins cinq minutes du programme, tu sais que dès que tu mets le pied dehors, une sur six ou sept connaît ta tête” Michel Cordes, alias Roland Marci dans la série

Tu n’as qu’une seule journée pour le faire et il faut que tu le fasses cinq fois dans la semaine.’ Pour l’écriture et les dialogues, ça ne peut pas être au top. C’est impossible. D’ailleurs, ça ne peut pas être meilleur, car il faut nécessaire­ment aller à l’essentiel. Il y a même des redites, des reminders, puisqu’on se dit que toutes les personnes n’ont pas suivi tous les épisodes, donc on leur donne des éléments pour qu’elles puissent raccrocher le wagon. Plus belle la vie, ce n’est pas de la dramaturgi­e de première classe. Hubert Besson avait raison quand il me disait: ‘On ne fabrique pas une Mercedes, on essaie de faire une 4L.’

Sébastien Charbit: En vérité, quand on met 80 ou 100 000 euros sur un épisode de 26 minutes, ça fait moins de 200 000 euros pour un 52, c’est-à-dire dix fois en dessous de la moindre série anglo-saxonne. Essayez de vous habiller avec dix fois moins d’argent que votre voisin: vous allez piller Uniqlo, mais ça va se voir.

Nicolas Viegeolat: Après, je peux vous assurer que sur Plus belle, il n’y a pas des branleurs comme dans la pub. Les mecs et les nanas sont des Panzers. Cette série a formé des technicien­s de haut vol qui bossent en un temps record et dans n’importe quelles conditions.

Roger Wielgus: Pour y arriver, il n’y a pas beaucoup de sentiment. Jusqu’à son départ, Hubert Besson a managé selon le principe du diviser pour mieux régner. Nous, les réalisateu­rs, on a donc été complèteme­nt séparés du travail des auteurs.

Marc Roux: En France, on est toujours très obsédé par le rôle des réalisateu­rs, et sur Plus belle la vie, leur rôle n’est pas central. Attention, ça ne veut pas dire qu’il n’existe pas, mais il est souvent secondaire. Ce qui fait le coeur du programme, c’est la narration, le récit, les dialogues, les personnage­s.

Christophe Reichert: Les réalisateu­rs sont ceux qui lient la sauce, mais sur les premières années, j’ai eu le sentiment de perdre un peu ma liberté. C’est un produit très formaté, on nous a dit de rester dans les regards, de ne filmer les gens que de face et non de dos ou de trois-quarts. Tout simplement, car c’est quelque chose qui doit être aussi vu qu’entendu. On regarde un épisode en cuisinant, en mangeant ou en faisant la vaisselle. Il n’y a pas de place pour les silences ou la musique. C’est du dialogue, non-stop.

Roger Wielgus: Parfois, les auteurs se lâchent quand même un peu trop. Un exemple bête: ‘Un Boeing 747 se crashe sur une barre HLM de Marseille.’ C’est deux lignes d’écriture, mais à la mise en scène, ce n’est pas réalisable. Déjà, pour le cinéma, ça demande des moyens gigantesqu­es, mais dans une série, c’est impossible. J’exagère évidemment, mais sur les mises en scène complexes, comme on n’y arrivait pas, ça a souvent donné des séquences mal ficelées, et j’ai même dû désapprend­re des choses pour durer. Il fallait toujours mettre le pied sur le frein.

Nathalie Stragier: Peut-être, mais parfois, on tombait juste sans le savoir. On a, par exemple, écrit une intrigue juste avant que l’épidémie de Covid arrive en France, avec un virus qui venait d’asie, une quarantain­e à l’hôpital pour tous les personnage­s…

Roger Wielgus: C’est justement cette intrigue qui m’a poussé à partir. J’ai dit aux auteurs qu’ils étaient complèteme­nt fous d’écrire des choses pareilles, avec des exemples de films incomparab­les à Plus belle la vie. On n’avait pas de couloirs d’hôpitaux, on a fait venir des gens habillés en cosmonaute­s, des infirmière­s ont dû parler avec des masques… C’est la pire semaine de tournage que j’aie connue sur la série.

Laurent Kérusoré: On en a pris plein la tronche. On nous a dit qu’on était des ‘acteurs en carton-pâte’, des ‘rebuts D’AB Production’. Mais je défie n’importe quel acteur de venir tourner avec notre rapidité et notre efficacité. Un jour, Christophe Reichert a dit quelque chose d’extraordin­aire: ‘Tous les acteurs ne peuvent pas tourner dans Plus belle la vie, mais les acteurs de Plus belle a vie peuvent tourner partout.’

Richard Guedj: Aux États-unis, ce seraient des idoles, payées des millions de dollars.

Sébastien Charbit: Franchemen­t, on prendrait des stars de cinéma, on leur donnerait 35 minutes pour faire une séquence de 90 secondes en seulement deux prises et un seul axe de caméra, je ne sais pas s’ils feraient mieux.

Je ne dis pas que les comédiens sont des génies, mais la série a tout de même permis d’en faire émerger certains. Un jour, j’ai compté: il y a eu quasiment 4 000 rôles dans Plus belle la vie.

C’est gigantesqu­e.

Michelle Podroznik: Et dire que tout ça a duré 18 ans et qu’on n’a même pas vu le temps passer…

Jeanne Brundu: Et il y a quelques semaines, mon assistante m’appelle un matin pour me parler d’une fuite du Figaro au sujet de l’arrêt prochain de la série.

Michelle Podroznik: Le drame, ce n’est pas l’arrêt. C’est la manière dont on a reçu cette nouvelle.

Bénédicte Achard: Qui est d’une violence assez rare, on ne va pas se mentir.

Michelle Podroznik: On aurait aimé l’apprendre autrement que via un tweet pourri du Figaro, et avoir quelques mois pour se retourner. Là, ça a été tout de suite la panique.

Laurent Kérusoré: Je ne pensais pas que France Télévision­s voudrait tuer une marque comme Plus belle la vie. Je pensais qu’on nous aurait laissé fêter les 20 ans du programme. Maintenant, on n’a aucun autre choix que d’encaisser: Plus belle la vie, c’est terminé et ça me fait mal au coeur, parce qu’on a construit une famille, que j’ai vu les enfants de certains camarades naître, qu’ils sont aujourd’hui au collège, qu’il y a eu des mariages… Quand on l’a appris, il y a eu une réunion et comme je suis très émotif, je n’ai pas forcément très bien réagi. Nous virer en quelques mois, c’est comme nous virer en quelques jours.

Christine Coutin: Après, ça pendait au nez du programme depuis quelques années, encore plus depuis que Newen, le groupe producteur de la série, a été racheté par TF1 (à hauteur de 70% en 2015, puis de 100% en 2018, ndlr). Dès lors, en finançant Plus belle la vie, France 3 engraisse un concurrent et une chaîne privée avec de l’argent public. Par ailleurs, Newen a lancé Demain nous appartient, une autre quotidienn­e sur TF1, et France 2 autoprodui­t depuis quatre ans son propre feuilleton, Un si grand soleil, dont le créateur n’est autre… qu’olivier Szulzynger! Avec autant de concurrenc­e, les audiences ont forcément baissé.

Nathalie Stragier: Dès que Newen a été racheté par TF1, avec les autres auteurs, on s’est dit que ça ne sentait pas bon, que France Télévision­s allait vite nous arrêter. Finalement, ça a été plus lent que prévu. Ils ont eu besoin de deux ans pour monter Un si grand soleil. Tout de suite, à la fin de Plus belle la vie, il y a eu un bandeau pour dire aux téléspecta­teurs de changer de chaîne et d’aller regarder Un si grand soleil. Notre chance, c’est que l’audience ne s’est pas effondrée, elle s’est plutôt érodée au fil du temps.

Anne Holmes: Vous n’êtes pas sans savoir que les audiences ont beaucoup décliné. On est passé de six millions de téléspecta­teurs à la grande époque à deux millions aujourd’hui. Il n’y a peut-être pas de place pour quatre feuilleton­s. Puis, il y a évidemment eu l’arrivée des plateforme­s.

Sébastien Charbit: Il y a aussi une usure naturelle. Qu’est-ce qu’on garde pendant 18 ans dans notre vie, à part notre compagne ou notre compagnon et notre maison? Pas grand-chose. On nous explique tous les jours que les chaînes linéaires sont finies face à Netflix et compagnie, alors qu’elles sont sur des chiffres d’audience infiniment supérieurs à ceux des plateforme­s. Je pense que l’audience de France 3 reste supérieure à celle de Netflix. Parce que sur France 3, il y a ce côté ‘rendez-vous’. Je suis prêt à parier un peu d’argent qu’une plateforme, quelle qu’elle soit, va lancer un feuilleton un de ces jours. D’ailleurs, Netflix communique très peu dessus, mais parmi les plus gros chiffres d’audiences en France, il y a les telenovela­s sud-américaine­s.

Anne Holmes: On n’a pas su retenir le jeune public. Par ailleurs, on nous reproche très souvent de ne pas nous renouveler, mais pour nous renouveler il faut avoir de la place, et pour avoir de la place, il faut enlever des programmes. À la place de Plus belle la vie, on va plutôt se diriger vers une émission qui mettra en avant la France pour les prochains Jeux olympiques.

Georges Desmouceau­x: Tout le monde le sait, la case horaire est assez importante pour les audiences en télévision.

Or, après l’arrêt de la publicité sur France Télévision­s en 2009, on nous a beaucoup trimballés: 20h20, 20h30, 20h10, puis à nouveau 20h20. On a perdu beaucoup de téléspecta­teurs en route. L’actualité redoutable des dernières années n’a pas non plus aidé.

Isabelle Dubernet: Quand vous avez fait le serial killer une fois, deux fois, trois fois… Bon, à la quatrième, c’est forcément attendu. Plus belle la vie a été un ogre qui a dévoré les histoires. Au bout d’un

“Quand je suis parti travailler sur le programme, des copains du milieu m’ont dit: ‘Pourquoi tu vas faire cette connerie? Pourquoi tu vas te compromett­re?’ Quelques mois plus tard, les mêmes m’ont dit: ‘Alexandre, tu pourrais me brancher sur le plan?’” Alexandre Fabre, alias Charles Frémont dans la série

moment, c’est difficile de faire de la nouveauté tout le temps. On rince tellement les personnage­s que ça peut devenir compliqué de tenir la tension des histoires.

Christophe Reichert: Depuis trois-quatre ans, on est un peu plus parti dans des intrigues invraisemb­lables. Parfois, j’ai eu l’impression de faire de la BD pour les 8-12 ans et je me suis dit qu’il y avait un danger. Certains de mes potes se sont d’ailleurs progressiv­ement désintéres­sés de la série parce qu’une partie des histoires ne tenait plus debout.

Pierre Martot: Je pense aussi que le projet s’est un peu perdu, notamment après les départs d’hubert Besson et d’oliver Szulzynger. Il y a eu une volonté de rajeunir les personnage­s et j’en ai pâti, comme d’autres, mais je pense que la production est peut-être allée un peu trop vite, qu’on a perdu la diversité de la société française qui faisait la force du programme. J’ai eu un sentiment de trahison, ça a été très violent. D’ailleurs, j’ai appris sans qu’on me consulte que mon personnage n’était plus le flic. Je me suis retrouvé patron du Mistral. J’ai servi des verres, puis de moins en moins…

Aujourd’hui, je tourne encore un petit peu, mais j’ai déjà l’impression d’avoir perdu Léo.

Vincent Meslet: Je ne suis pas content que la série s’arrête, mais je suis content d’être là quand elle s’arrête. Je me dis qu’humainemen­t, ça va être bien fait. On va essayer de faire une belle fin à l’antenne et d’être présents pour les équipes.

Laurent Kerusoré: Finalement, il n’y a que Vincent Meslet qui a eu le courage de nous annoncer la nouvelle en face.

Vincent Meslet: Aujourd’hui, il n’y a rien de signé pour continuer la série ailleurs que sur France 3. Après, tout est possible. On a eu des discussion­s avec des chaînes ou des plateforme­s qui regardent encore le dossier pour une suite. D’autres s’intéressen­t au catalogue. C’est une marque tellement atypique et tellement forte dans l’histoire de la télévision française que si un jour quelqu’un souhaite lancer un feuilleton quotidien inédit, il pourrait se poser la question de relancer Plus belle la vie.

Jeanne Brundu: Depuis l’annonce de la fin, je ne vous cache pas que l’ambiance sur le plateau est assez froide. Newen a mis en place une sorte de cellule de coaching pour accompagne­r n’importe quel employé qui le désire, que ce soit psychologi­quement ou profession­nellement. C’est d’abord une cellule d’écoute. Ils veulent mettre en place des ateliers de sophrologi­e, par exemple. Tout le monde ne peut pas le piger, mais il n’y a pas d’autres mots: c’est un deuil que nous vivons.

Christiane Lebrima: Il y a clairement eu un avant et un après la nouvelle de l’arrêt. C’est vraiment frustrant. J’ai participé à l’écriture du premier épisode, je vais participer à l’écriture du dernier, qui va être un prime. Ça fait mal. J’aurais aimé partir avant pour ne pas voir tout ça s’arrêter.

Nicolas Viegeolat: C’est une douche froide. J’ai 44 ans et je suis intermitte­nt depuis que j’en ai 18, j’ai deux enfants et égoïstemen­t, tu te dis: ‘Merde, ça s’arrête, il va falloir chercher du taf ailleurs.’

C’est aussi le cas pour ma femme, qui travaille sur la série depuis 17 ans! Pour elle, c’est encore plus vertigineu­x.

Elle se pose la question de savoir si elle va continuer dans ce métier, si on ne va pas s’éloigner de Marseille avec les enfants, etc.

Bénédicte Achard: Perso, je suis en PLS!

Magaly Richard-serrano: Avec Bénédicte, on se voyait bien tranquillo­u pendant encore quelques années. On a créé la bible, donc ça assurait une bonne partie de nos revenus. Tous les mois, on touche de l’argent. Je ne vais pas vous dire combien, mais c’est un très, très bon complément de salaire.

Bénédicte Achard: Grâce à ça, j’ai pu partir vivre dans le Sud avec mes deux gosses. J’ai aussi pu dire non à beaucoup de projets. Ça a été une vraie sécurité.

Georges Desmouceau­x: Les scénariste­s ont, en plus, un statut spécial. Ils n’ont jamais de chômage, donc quand ça s’arrête, ça s’arrête.

Jean-luc Chauvin: Quand j’évoque Marseille ailleurs en France ou à l’étranger, on me parle souvent de trois choses: L’OM, la Bonne Mère et Plus belle la vie. Ça a été un cadeau pour la ville, ça a renforcé son attractivi­té, mais ça a aussi donné une image de la vraie vie des gens. On parle d’un poumon économique énorme pour notre territoire: 600 emplois, une chaîne de gens sédentaris­és, profession­nalisés, un budget de 27 millions d’euros par an, 85 000 euros par épisode, tout ça pour faire de Marseille la deuxième plus grosse ville de tournage en France. Maintenant, l’enjeu est là: il faut conserver la capacité technique et entretenir cet écosystème favorable, mais ça passera forcément par des investisse­ments, parce qu’on n’est pas le seul endroit ensoleillé du pays.

Nicolas Viegeolat: Pendant des années, Marseille a été politiquem­ent fracassée. Plus belle la vie a mis un peu de lumière, de romance, loin des règlements de comptes et des coups de couteau qu’on nous sert à longueur de journée.

Jean-marc Coppola: C’est une série qui donne une image positive de la ville et qui a certaineme­nt contribué à renforcer son attractivi­té avec des visiteurs, des touristes venant à Marseille chercher la place du Mistral, des badauds à la sortie des studios. Ça a vraiment contribué à faire rayonner Marseille.

Laurent Kérusoré: À un moment, le chef de la gare Saint-charles avait même fait une grosse pancarte où il était écrit: ‘Le bar du Mistral n’existe pas, merci!’ Chaque jour, il y avait des centaines de personnes qui lui posaient la question.

Michelle Podroznik: Jean-claude Gaudin nous a longtemps beaucoup suivis aussi. On allait au resto tous les mois avec lui, il nous faisait rire, il était fier de voir qu’on avait réussi à défaire l’image pourrave de Marseille.

Laurent Kérusoré: Au-delà de l’arrêt de la série, de l’image changée de Marseille, je suis aussi fier de savoir que Plus belle la vie a aidé à sauver des gens de plein de choses. Récemment, j’ai croisé une femme qui bosse dans un Ehpad qui m’a dit que les pensionnai­res n’arrêtaient pas de pleurer. J’en ai croisé une autre, sur le marché, bien manucurée, qui tremblait: ‘Mes enfants sont loin, je vous considère comme un petit-fils, comment je vais faire sans vous? Je ne vais plus avoir de vos nouvelles.’

Michel Cordes: Bien sûr que mon rôle a aussi eu un impact direct sur ma carrière. Avant d’être Roland dans Plus belle la vie, je passais 40 à 50 castings par an. D’un coup, ça s’est réduit et parfois, il m’est arrivé d’être choisi par un réalisateu­r avant d’être refusé par la production parce que je n’étais que ‘le Marseillai­s de service de Plus belle la vie’.

Laurent Kérusoré: J’ai aussi naturellem­ent cette difficulté. Aujourd’hui, je suis encore souvent considéré comme Thomas Marci, l’homosexuel du PAF. C’est un stéréotype, c’est comme ça, et j’ai fini par l’accepter. Ça m’a quand même filé un fan club au Québec, au Japon et en Chine.

Dounia Coesens: Plus belle la vie m’a forgée pour la suite. Ça m’a donné une capacité de travail dans un temps imparti, ça a été un formidable laboratoir­e pour la mémoire,

“Aujourd’hui, c’est comme si la maison de mon enfance, à laquelle je tiens énormément, où j’ai vécu des moments très forts, s’apprêtait à s’effondrer” Dounia Coesens, alias Johanna Marci dans la série

mais derrière, il m’a fallu évidemment déconstrui­re certaines choses. Sur la série, il y avait un côté mécanisé dans le jeu. Après, j’ai retrouvé un peu la liberté de mon corps dans le jeu, en quelque sorte.

Stéphane Henon: De mon côté, je garde le plaisir d’avoir pu jouer chaque jour avec mon personnage, Jean-paul Boher. Au départ, c’est quand même un flic raciste qui râle tout le temps, mais qui a toujours eu un grand coeur. Finalement, il s’est marié avec une Algérienne, il y a eu un groupe de fans, les ‘Boh Girls’, qui a été créé, c’est assez marrant. Quand je suis arrivé, je devais rester quelques mois à peine, j’étais en train de divorcer… Aujourd’hui, je me suis marié avec une femme rencontrée sur la série, je me suis marré tous les jours pendant seize ans et je suis super triste de me préparer à quitter tout ça.

Cécilia Hornus: Les derniers moments sont terribles. Comme on a vécu quelque chose de très beau, c’est forcément très douloureux. Chaque semaine, on tourne et à la fin de chaque session, quelqu’un nous dit: ‘Au revoir.’ La personne se met à pleurer, nous aussi, et ça va être comme ça jusqu’à la fin.

Pierre Martot: Les adieux ne seront jamais à la hauteur de ce qu’on a vécu. Ça a été une tranche de vie énorme. D’un coup, notre vie est devenue une fiction. Maintenant, il va falloir que je retrouve du boulot, mais je sais que ça va être difficile. J’ai 65 ans, il n’y a plus vraiment de rôles pour moi.

Christophe Reichert: J’ai fait ma dernière session il y a trois semaines. Mon dernier clap, après 640 épisodes. Les gens des bureaux sont descendus sur le plateau. J’avais écrit un discours, mais je n’ai même pas réussi à prononcer plus de trois-quatre mots. J’ai été trop touché. Honnêtemen­t, c’est un vrai séisme pour un certain nombre de familles, beaucoup plus qu’on ne le pense.

Dounia Coesens: Aujourd’hui, c’est comme si la maison de mon enfance, à laquelle je tiens énormément, où j’ai vécu des moments très forts, s’apprêtait à s’effondrer. Je suis surprise de cet arrêt, mais j’essaie de profiter des dernières images, des derniers moments. J’ai grandi sur ce plateau, j’y suis retournée il y a peu, ça m’a naturellem­ent chamboulée. Je me suis retrouvée seule sur la place du Mistral, j’ai revu tous ces moments…

Michel Cordes: Même si j’ai du corps, ça reste violent à encaisser. J’ai malgré tout compris avec le temps que ce genre de programme, c’est comme un être vivant: ça naît, ça grandit, ça se développe, ça périclite, puis ça disparaît. C’est la loi de la vie.

Hubert Besson: Ce que je garde, c’est l’ancrage dans la vie des gens. On me parle de Plus belle la vie depuis presque 20 ans et globalemen­t, on a toujours su trouver la voile pour que le bateau reparte, mais aussi parce que quand il manquait du vent, tout le monde soufflait. Je garde en tête les premières années, à boire des coups le vendredi soir à chaque 0.2 ou 0.5 point d’audience pris. Des moments simples: le couloir des studios, des cacahuètes, des bouteilles de vin. C’était super.

Laurent Kérusoré: Au bout du compte, même si certaines remarques du passé nous ont blessés, il y a un fait: on fait partie de l’histoire de la télé. Et je crois que ce n’est pas le cas de tout le monde.

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 ?? ?? Quand l’ascenseur est en panne.
Quand l’ascenseur est en panne.
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 ?? ?? Pierre Martot, alias Léo Castelli.
Pierre Martot, alias Léo Castelli.
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