“Le couvercle risque de se refermer”
La philosophe et sociologue Dominique Méda, directrice de l’institut de recherche interdisciplinaire en sociologie, économie et science politique (Irisso) de l’université Paris Dauphine, ausculte les évolutions du monde du travail depuis plus d’un quart de siècle. De quoi analyser avec précision les transformations à l’oeuvre depuis la pandémie.
En France comme aux États-unis, le nombre de démissions est au plus haut depuis 2008. Quel regard portez-vous sur cette Great Resignation, dont on parle de plus en plus depuis un an? Ce terme offre un double sens intéressant entre l’idée de quitter son poste et celle d’une ‘grande résignation’, d’une démission plus générale vis-à-vis du travail. Il y a sans doute eu, au début, un petit effet de sidération dû à la crise du Covid-19, où un certain nombre de personnes ont eu envie de changer complètement de vie, mais les enquêtes les plus récentes relativisent clairement cette idée selon laquelle les gens ne voudraient plus travailler. Les nombreuses démissions ne s’expliquent pas par un refus du travail, mais par la possibilité de profiter d’une relative embellie et des difficultés de recrutement pour essayer de trouver de meilleures conditions de travail et d’emploi. Il faut espérer que cela dure et que le pouvoir de négociation des salariés se renforce.
Nos attentes envers le travail se sont-elles métamorphosées depuis deux ans et demi, ou la crise sanitaire a-t-elle servi de révélateur d’attentes existantes? Depuis une vingtaine d’années et jusqu’en 2018, les enquêtes menées sur les valeurs des Européens montraient une hausse des attentes d’épanouissement au travail, du désir de mieux concilier vie familiale et professionnelle et des plaintes sur les conditions de travail dans certains secteurs, particulièrement à l’hôpital. La crise sanitaire a ensuite eu des impacts nombreux et différents. Chez certains, elle a mis en évidence la place structurante que tient le travail dans la vie individuelle. Pour ceux dont les conditions de travail étaient les plus difficiles, elle a permis de prendre la mesure de tout ce qu’il empêchait, notamment une vie familiale normale. La proximité de la maladie et de la mort a également relativisé l’intérêt de certains modes de vie, et le télétravail a ouvert de nouvelles perspectives à de nombreux cadres et professions intermédiaires. Ces aspirations au changement étaient intenses et le sont restées: l’unédic a montré, dans une étude parue en décembre 2021, que près de six actifs sur dix déclaraient avoir ‘en cours’ ou ‘en tête’ au moins un ou plusieurs projets de changement de profession, d’employeur, de secteur d’activité ou de formation dans leur métier actuel. Mais le retour de la vie normale, la reprise de l’emploi et la survenue d’autres actualités, comme l’inflation et la crise climatique, ont rendu leur satisfaction plus complexe.
Depuis quand a-t-on cette idée que le travail ne doit pas seulement produire et rémunérer, mais aussi épanouir? Depuis fort longtemps, au moins en théorie. J’aime beaucoup cette phrase de Karl Marx qui, dans ses Manuscrits de 1844, imagine un monde où ‘nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre’. N’oublions pas que le xixe siècle est le moment où des conditions de travail épouvantables se développent, mais aussi celui où les artisans et autres corps de métier continuent d’entretenir l’idéal du travail bien fait, du bel ouvrage. Tout au long du xxe siècle, les attentes d’épanouissement et de réalisation de soi ont accompagné l’amélioration continue des niveaux de vie et d’éducation, et les remises en cause du travail abrutissant, particulièrement après Mai-68. Il me semble qu’après
40 ans de chômage, cette critique du travail et de son organisation n’est plus aussi développée. Un simple exemple: autour de l’an 2000, alors qu’une majorité
de gouvernements sociaux-démocrates étaient au pouvoir en Europe, la qualité de l’emploi a été érigée en priorité de l’union européenne, et des indicateurs ont même été choisis pour suivre ses avancées. Mais très vite, en 2003-2004, à la suite notamment du rapport Jobs, Jobs, Jobs supervisé par l’ancien Premier ministre néerlandais Wim Kok, l’idée que c’était la quantité d’emplois qui devait être prioritaire, et qu’il fallait donc flexibiliser le marché du travail, s’est imposée. C’est pour cela qu’il est intéressant que le couvercle s’entrouvre aujourd’hui, même s’il risque de se refermer assez vite.
La couverture médiatique des reconversions et des projets de changement de vie tend à se concentrer sur les CSP+. Ces attentes d’épanouissement se manifestentelles davantage dans certaines classes sociales ou générations? Historiquement, ces attentes, dites ‘post-matérialistes’, se sont déployées à mesure que le niveau de vie augmentait car elles ne peuvent se développer que lorsque les autres dimensions du travail –avoir un emploi et des conditions de travail et de salaire décentes– sont satisfaisantes. Le concept d’épanouissement, comme celui d’équilibre, appartient donc plus au langage des cadres. En revanche, trouver du sens à son travail, c’est-à-dire se sentir utile, avoir l’impression de réaliser quelque chose, me semble beaucoup plus répandu dans l’ensemble des classes sociales. Une étude de la Dares, une direction du ministère du Travail, a ainsi récemment constaté que les professions ayant le plus haut score de sens au travail étaient celles du care, les enseignants, les formateurs et les professionnels de l’action sociale. Et contrairement à ce qu’on lit sur le fait que les jeunes Français ne seraient plus attachés au travail, nos enquêtes ont montré que leurs attentes sont de même nature que celles des autres générations –bien gagner sa vie, avoir un job intéressant et une bonne ambiance de travail–, mais sont exprimées de manière plus intense que par les générations plus âgées. Tout le monde a envie d’avoir un travail qui a du sens.
Ces attentes des Français vis-à-vis du travail se distinguent-elles de celles de leurs voisins? En Europe, ils figurent parmi ceux qui accordent le plus d’importance au travail, à son contenu et à son ambiance, mais aussi ceux qui considèrent leurs conditions de travail comme très médiocres. Nous avons deux grandes explications: le haut taux de chômage –le travail est d’autant plus plébiscité qu’il manque– et le fait que le rapport au diplôme, puis au travail, est pénétré par des logiques de noblesse ou de non-noblesse, avec un enseignement supérieur segmenté autour des grandes écoles, là où les pays anglo-saxons ou nordiques entretiennent avec le travail un rapport beaucoup plus pragmatique. La médiocrité des conditions de travail est, elle, souvent mise en lien avec la moindre présence sur notre sol des organisations dites apprenantes, qui permettent aux salariés d’avoir plus d’autonomie et de participer aux décisions, petites ou grandes. Le management français est très fondé sur le diplôme et il lui est reproché de ne pas du tout connaître les résistances auxquelles se heurtent les salariés et la part invisible de leur travail, à la différence de l’allemagne, qui pratique beaucoup la promotion interne. Lors d’une enquête dans un centre d’appel, une salariée m’avait dit: ‘Comment voulez-vous que mon manager me reconnaisse puisqu’il ne connaît pas la réalité de mon travail?’
Depuis deux ans et demi, n’assiste-t-on pas à une polarisation croissante entre, d’un côté, une partie des travailleurs qui aspirent à trouver plus de sens à leur travail et, de l’autre, l’omniprésence dans nos villes des plateformes numériques qui en détricotent les conditions d’exercice? C’est plus qu’une polarisation, on assiste presque à une sorte de fragmentation entre le coeur du marché du travail et sa périphérie, diffractée en une multitude de régimes plus ou moins précaires. À côté des salariés en CDD et en intérim, qui sont trop souvent enfermés dans ces emplois de courte durée et alternent avec le chômage, on trouve désormais les autoentrepreneurs –plus de deux millions en France–, dont un grand nombre s’auto-exploitent et une fraction non négligeable est exploitée par les plateformes numériques. On voit revenir les prémices de l’industrialisation au xixe siècle, quand un tâcheron distribuait du travail à des ouvriers rémunérés à la pièce qu’il essayait de payer le moins possible. Un ‘système de la sueur’ auquel on a mis fin assez rapidement. Il revient aujourd’hui sous la forme des grandes plateformes numériques qui dominent ce marché.
Le bouleversement de la hiérarchie sociale des métiers imposé par la pandémie peut-il être durable? Mais on n’a constaté aucun bouleversement! On a applaudi les soignants et les travailleurs dits de la ‘deuxième ligne’, mais il ne s’est concrètement rien passé pour eux. Une étude de la Dares a mis en évidence la très grande dureté des conditions de travail et la faiblesse des salaires chez ces 4,6 millions de personnes, mais il n’y a eu aucune mesure officielle, aucune politique affichée pour changer les choses, c’est cela qui est extraordinaire. Nous sommes plusieurs à proposer de refonder l’échelle des rémunérations à partir de critères d’utilité sociale, comme le fait de travailler dans les métiers du care et de l’écologie, et aussi de la resserrer pour empêcher des salaires abracadabrants pour des jobs à l’utilité sociale nulle.
Le salariat et le bureau sont-ils encore l’avenir des travailleurs, à l’heure où beaucoup semblent lassés du lien hiérarchique et désireux de travailler de manière plus collaborative et mobile? C’est une question très importante. On lit en effet un peu partout que le salariat n’attirerait plus, que la plupart des gens préféreraient travailler comme indépendants pour avoir de la flexibilité. Et c’est bien sûr un discours qui est porté par les plateformes numériques, puisque travailler avec des auto-entrepreneurs leur permet d’échapper à leurs obligations. Il faut être très nuancés sur cette question: oui, les conditions de travail sont devenues dans certains endroits tellement insupportables, le travail tellement hiérarchisé, contrôlé, délétère que le salariat peut faire l’objet d’un rejet. Mais si le vrai travail indépendant est tout à fait désirable, l’autoentrepreneuriat et beaucoup des positions situées dans la zone grise entre salariat et indépendance sont finalement décevantes. L’autoexploitation et l’exploitation par un donneur d’ordre peuvent être bien pires, les protections bien moindres, et avec la généralisation du télétravail et la diffusion des applications numériques, on peut craindre le scénario noir d’un effritement du salariat et de l’entreprise.
Il y a un quart de siècle, en plein débat sur une hypothétique ‘fin du travail’ sous l’effet des bouleversements technologiques, vous appeliez de votre côté à le ‘désenchanter’. Cela est-il toujours d’actualité? Je voulais dire qu’il fallait sans doute lui faire perdre de sa sacralité, voire de sa centralité, pour que ceux qui travaillaient beaucoup acceptent de le partager, pour que la participation aux activités politiques et citoyennes puisse prendre plus de place, et que les hommes prennent davantage en charge les tâches domestiques et familiales afin que les femmes accèdent plus à l’emploi. Les 35 heures ne l’ont pas totalement permis et je crains que ce ne soit pas de la crise sanitaire que l’on puisse attendre ce vaste changement: elle a pu faire prendre du recul à un certain nombre de personnes, a nourri des réflexions sur le ‘monde d’après’, mais ces réflexions ont depuis été complètement effacées.
Je crois plus aux effets de la reconversion écologique, que j’appelle de mes voeux.
À quoi pourrait ressembler ce scénario ‘vert’ du futur du travail? La plupart des études dont nous disposons montrent que la reconstruction complète de notre économie devrait permettre la création de nombreux emplois. D’une part, les activités et les secteurs à développer sont plus intensifs en main-d’oeuvre que ceux qui devront être réduits. D’autre part, les investissements massifs à réaliser dans la rénovation thermique des bâtiments, le déploiement d’infrastructures de transport comme le train, le bus, le vélo, etc., et la transformation radicale de notre agriculture entraîneront aussi beaucoup de travail humain. À nous de faire en sorte que cela s’accompagne de changements dans l’organisation du travail, comme son partage pour que tout le monde y ait accès, la rupture avec la folle division internationale du travail qui s’est imposée depuis une vingtaine d’années, la démocratisation de nos entreprises ou la mise en place d’organisations de plus petite taille, plus ancrées dans les territoires, capables de leur assurer, sinon une autosuffisance, au moins une forme d’autonomie en matière énergétique et alimentaire. Il n’est pas certain que cette reconversion écologique permette cette désacralisation ou une baisse du temps de travail individuel, mais je pense que la sacralisation provient aussi d’une logique capitaliste dans laquelle il faut toujours davantage travailler, produire, réaliser des profits… Si on embrasse vraiment la reconversion écologique avec tout ce qu’elle présente de pratiques de sobriété, on devrait quand même voir l’emprise du travail légèrement se desserrer.
Lire: Le Travail (Que sais-je?, 7e édition, 2022) et Le Manifeste travail: démocratiser, démarchandiser, dépolluer (avec Isabelle Ferreras et Julie Battilana, Le Seuil, 2020).
“Les nombreuses démissions ne s’expliquent pas par un refus du travail, mais par la possibilité de profiter d’une relative embellie et des difficultés de recrutement pour essayer de trouver de meilleures conditions de travail”