SOUS LE SIGNE DU
Pendant 20 ans, de 1993 à 2013, la République de Kazantip a représenté une utopie libertaire unissant les jeunesses post-soviétiques de Russie et d’ukraine sur une plage de Crimée. Avant que le rêve ne prenne fin dès 2014 avec les incursions du Kremlin sur le territoire de son voisin. Et que l’invasion actuelle aille jusqu’à reprendre le symbole de ce qui était davantage qu’un festival électro: la lettre Z.
ne fois dispersés le choc et l’effroi qui ont suivi l’invasion russe du 24 février dernier, les observateurs se sont interrogés: que signifie la lettre Z peinte sur les tanks et les camions du Kremlin entrés en Ukraine? Est-elle l’initiale de Za pobedy (“Pour la victoire”) ou de Zapad (“Ouest” ou “Occident”)? Moscou a savamment entretenu le flou autour de cette lettre n’appartenant pas à l’alphabet cyrillique, mais plusieurs pays d’europe ont vite décidé d’interdire le symbole belliqueux. Au milieu de l’effervescence politique et des réseaux sociaux, pourtant, un homme a réagi à cette utilisation du Z par un message mystérieux, posté dès le 25 février, jour de ses 60 ans, sur Facebook: “Ils ont choisi ce qu’il y a de meilleur, mais ils ne savent pas comment la magie fonctionne.” Nikita Marshunok est russe, et ne semble ni condamner ni soutenir directement l’invasion. Comme à son habitude, il préfère réagir de manière décalée à un fait d’actualité, tirant de ses archives personnelles des photos de gens dansant joyeusement sur des roquettes en bois ou de camions militaires reconvertis en chars de carnaval –“l’utilisation correcte de ces machines”. Surnommé “le président Z”, Nikita Marshunok a dirigé de 1993 à 2015 l’un des festivals les plus cultes de l’histoire des festivals: la République de Kazantip. Un événement sur trois ou quatre semaines organisé chaque été sur une plage de Crimée, qui faisait le bonheur des amateurs d’électro du monde entier et, à son apogée, de toutes les émissions de reportages à la recherche d’images fortes. Un événement dont le symbole était le Z et qui, surtout, a réuni pendant des années des jeunesses russe et ukrainienne aujourd’hui séparées par la guerre.
Tout a commencé sur les bords du lac Stroguino, à Moscou. “C’était une magnifique journée de juin 1993, se remémore le surfeur russe Seva Shulgin. C’est un endroit connu pour la planche à voile, et d’habitude, les gars luttaient pour trouver l’équilibre. Mais cette fois, le vent était au rendezvous et quatre personnes glissaient sur l’eau avec rapidité et style. Je vais les voir et je leur demande ce qu’elles font. C’est Nikita qui me répond: ‘C’est du Windsurf, mec, on va bientôt à Kazantip, joins-toi à nous!’” Kazantip, une petite péninsule qui avance sur la mer d’azov, à l’est de la Crimée, est un spot bien connu des véliplanchistes russes, qui n’ont à l’époque aucun problème pour se rendre dans cette région appartenant à l’ukraine. Nikita, lui, est le charismatique président-fondateur de la jeune fédération de funboard (une variante de la discipline, avec une planche plus courte). “C’était la période de transition de L’URSS et personne n’avait d’argent, mais lui avait un business florissant dans le textile. Il était beau, il avait une voiture parfaite et une femme sublime, c’était un leader”, décrit Seva avec enthousiasme. Quelques semaines plus tard, les deux jeunes hommes se retrouvent en Crimée pour organiser une compétition de planche à voile associée à une fête d’amateurs de sports de glisse qui sera bientôt considérée comme le Z1, la première édition du festival de Kazantip.
L’événement va vite prendre de l’ampleur. Dès 1995, Nikita et Seva (qui prendra le titre honorifique de vice-président du festival) se rendent pour un shooting photo à la centrale nucléaire de Crimée, proche de Kazantip, dont la construction est restée inachevée. “Nikita a dit: ‘C’est le futur, nous devons organiser les fêtes au coeur du réacteur.’
Il avait compris que l’argent n’était pas dans la planche à voile mais dans les fêtes techno.” En 1999, le festival a déjà une petite réputation et attire plusieurs milliers de ravers originaires principalement de Russie et d’ukraine. Mi-beach party, mi-technival, il s’étale alors sur deux semaines aux abords de la localité de Chtchiolkino, entre paillotes, barres soviétiques et ruines atomiques. “L’atout de ce festival, ce n’est pas seulement la musique et les DJ, mais aussi et surtout de permettre aux gens de communiquer 24 heures sur 24”, affirme
Nikita Marshunok dans Quand l’ukraine fait raver la Russie, un documentaire français de Jean-pierre Petit jamais diffusé. Le torse nu et musclé, le teint hâlé et la tête surmontée d’un bob noir à rayures blanches, le président évolue avec aisance dans la carcasse sombre et labyrinthique de la centrale. Ce décor post-apocalyptique sert d’exutoire à une jeunesse en quête de liberté, de nouveauté et dont l’avenir semble bouché par la corruption généralisée et l’interminable crise économique entraînée par l’effondrement du système soviétique. En raison de désaccords avec la municipalité de Chtchiolkino, le festival doit toutefois faire ses valises au tournant des années 2000 et quitter la mer d’azov pour la mer Noire. Il s’implante cette fois-ci sur la côte ouest de la Crimée, à proximité du village de Popovka.
Où il va prendre une nouvelle dimension.
Vive la République
C’est en effet ici que la rave cesse d’être un simple festival pour devenir une république, avec ses lois, son président, son conseil des ministres et surtout son territoire propre: un bout de plage d’une dizaine d’hectares orné de faux palmiers et entouré d’un mur. “Cette séparation a été essentielle dans la réussite de Kazantip car elle a protégé de l’extérieur cet espace dédié à la danse, au bonheur et à l’amusement qui rassemblait des jeunes de toute L’EX-URSS. Il n’y avait pas de nationalisme au sens où on l’entend maintenant, les Moscovites se mêlaient sans distinction aux participants venus de Kharkiv, Lviv ou Minsk”, explique Mykola Siusko, 39 ans, ancien festivalier et un temps journaliste à Time Out Kyiv. L’approche de Popovka est souvent longue, 20 heures de train depuis la capitale ukrainienne et un trajet final effectué à bord de vieux minibus bondés de passagers dégoulinants de sueur. Certains fidèles viennent d’encore plus loin, de Vladivostok ou des villes de l’extrême-orient russe, et économisent toute l’année pour se payer le voyage.
“En arrivant, tu recevais un viza pour pénétrer dans l’enceinte de Kazantip. C’était comme un baptême, un rite initiatique. À ce moment, tu laissais derrière toi la réalité post-soviétique pour entrer dans ce nouveau territoire qui avait ses propres règles”, continue l’ex-reporter.
L’architecture des bâtiments de Kazantip est à la fois futuriste et glam. Chapiteaux élancés, dômes à la structure apparente, le design des clubs et des bars s’inspire des films de science-fiction, alors que la scène principale, entourée de colonnes et d’un fronton de temple romain, ressemble à un plateau de tournage de péplum. En dehors de l’enceinte, un boom immobilier s’empare du village de Popovka, où hôtels et maisons d’hôtes de plusieurs étages sortent de terre pour héberger les teufeurs.
Les heureux détenteurs d’un viza deviennent les citoyens de la “grande nation de Kazantip” et doivent suivre les principes de la Constitution. L’article 6 proclame le droit d’être celui ou celle que l’on veut et de vivre sa vie comme on l’entend. L’article 14 liste les slogans officiels, dont le premier est: “Pour une vie sans pantalon, pour l’été dans le monde entier!” Un code criminel lui est adjoint, qui punit d’expulsion ceux s’étant rendus coupables de chauvinisme, de harcèlement sexuel ou de pipis sauvages. L’idéologie officielle amalgame promesses libertaires et esprit potache tout en tournant en dérision de nombreuses références soviétiques. Au-delà de la Constitution, une multitude de traditions rythment la vie à Popovka, entre la soirée du 31 juillet –réveillon de la nouvelle année kazantipienne– et la fête de clôture, trois ou quatre semaines plus tard. La musique électronique est un élément important, mais sert avant tout de bande-son à une expérience collective. “Une tradition consistait à jeter nos téléphones portables dans l’eau depuis le dancefloor situé au-dessus de la mer. C’était une expression de liberté absolue! Nous écrivions aussi des voeux pour des amis ou des proches sur des ballons que nous lâchions. Et ils se réalisaient tous!” se souvient Nemo Flashback, une DJ pétersbourgeoise de 33 ans qui a assisté à toutes les éditions à partir de 2008, et s’est même fait tatouer le logo du festival, un Z stylisé, entre les omoplates.
D’autres coutumes ont forgé le sentiment d’appartenance collective des participants: les rassemblements quotidiens sur la plage pour assister au coucher du soleil, les vieilles valises soviétiques de couleur jaune qui exemptaient leurs propriétaires de l’achat d’un viza, les parades déguisées, le concours annuel pour créer l’hymne national, ou encore les exubérants mariages rapides inspirés de Las Vegas. “Kazantip était un événement addictif car c’était un territoire où l’on pouvait s’échapper pour quelques semaines de l’oppression de la vie quotidienne, de la routine du travail et des problèmes familiaux. C’était un lieu où l’on pouvait exprimer son identité et rencontrer d’autres personnes libres d’esprit et excentriques”, affirme Rodion Nagorny, un habitué de 38 ans qui travaille dans le secteur de l’événementiel et des médias à Moscou. Sa photo de profil Facebook
“Kazantip était dédié à la danse, au bonheur et à l’amusement.
Il n’y avait pas de nationalisme au sens où on l’entend maintenant, les Moscovites se mêlaient sans distinction aux participants venus de Kharkiv, Lviv ou Minsk” Mykola Siusko, ancien festivalier
le montre au Burning Man, dans le désert du Nevada, coiffé d’un képi soviétique et d’une tunique bariolée d’asie centrale surmontée d’épaulettes militaires. Les deux festivals ont souvent été comparés car ils proposent de vivre durant un temps limité dans une réalité alternative et partagent certains principes comme l’inclusivité et l’immédiateté. “Peut-être que certaines règles étaient plus ironiques et d’autres moins sévères, mais comme le Burning Man, Kazantip incarnait d’abord un certain état d’esprit et faisait la promotion de la liberté des corps”, déclare l’ukrainien Oleg Mishuris, qui a oeuvré pour la communication de Kazantip entre 2012 et 2014.
Il avait reçu pour ses services le titre de “ministre des Affaires étrangères”. Autre similitude, les deux festivals entendent faire durer la magie de l’expérience tout au long de l’année à travers des communautés de fidèles qui se retrouvent lors d’événements locaux. Dans les années 2000, l’équipe de Kazantip développe ainsi un réseau d’ambassades dans une cinquantaine de villes russes et ukrainiennes. “Nous en avions une à Odessa qui organisait des fêtes l’automne et l’hiver. Elles étaient toujours bondées. La vie semblait très ennuyeuse quand tu revenais chez toi fin août, alors ces fêtes étaient l’opportunité de ressentir la même atmosphère, même pour une nuit”, raconte Mykyta Tochynskyi, 36 ans, qui vit désormais à Kiev avec sa fiancée Olga. Certains habitués de Kazantip faisaient aussi le pèlerinage de Popovka à d’autres moments de l’année, notamment pour le 31 décembre et pour la rave du 1er mai: “Seulement les fans les plus assidus, car il y a pas mal de pluie, de boue et il ne fait pas très chaud à cette période. Mais nous avions suffisamment d’alcool et d’énergie!” glisse Mykyta.
L’aura du festival est aussi le résultat d’un travail de communication méticuleux réalisé par l’équipe.
“Avec le Z, le concept de république et leur communication visuelle, ils ont su créer un imaginaire quasi religieux, analyse Mykola Siusko. En tant que jeune, tu voulais juste aller là-bas et vivre cette expérience!” Kazantip devient vite, aussi, un passage obligé pour les DJ russes et ukrainiens, et pour tous les professionnels du secteur. “Ce n’était pas juste une question de prestige, cela permettait d’avoir des contacts avec les tourneurs et les promoteurs. Si quelqu’un manquait Kazantip, il sortait des radars et avait moins de dates le reste de l’année”, note Natasha Kto Nado, directrice artistique russo-ukrainienne qui a travaillé pour le festival entre 2003 et 2011. À son apogée, la République compte jusqu’à quinze dancefloors, et le nombre d’artistes se produisant à Kazantip durant le mois d’août peut dépasser les 300. “Sur la plage de Popovka se mélangeaient des sons électro allant de la plus pop à la plus avant-gardiste. En passant une semaine sur place, on pouvait se faire une idée des tendances musicales du moment pour l’espace post-soviétique”, estime Ilia Voronin, journaliste musical basé à Moscou, qui prépare un livre sur l’histoire de la scène électro russe depuis la période soviétique. Si les DJ russes et ukrainiens ne reçoivent pas de cachet et sont seulement défrayés, ce n’est pas le cas des stars internationales. Celles-ci sont de plus en plus nombreuses à venir se produire sur les bords de la mer Noire au fil des années: Armin van Buuren, Sven Väth, Carl Cox, Ricardo Villalobos, Ellen Allien, Apparat, Luciano, Groove Armada ou encore les Français Laurent Garnier et Miss Kittin.
La chute
Tout en refusant d’être vu comme un festival classique –jusqu’à réfuter l’appellation–, Kazantip entend rivaliser avec les plus grosses machines de l’industrie musicale mondiale. Invité à intervenir lors de l’ibiza Music Summit de 2011, Nikita Marshunok affirme par visioconférence: “Nous planifions d’atteindre la suprématie mondiale pour le vingtième anniversaire de la République!” Progressivement, Kazantip change d’échelle. D’après un article publié par Forbes Ukraine en 2012, le nombre de visiteurs atteint les 100 000, ce qui ne va pas sans désagréments, comme l’afflux de mâles occidentaux en quête de drogue et de “filles faciles”. “Cette réputation est venue de tour-opérateurs arriérés qui essayaient de se faire de l’argent grâce à des publicités orientées sur le tourisme sexuel”, estime Oleg Mishuris.
Le développement de Kazantip s’est aussi accompagné d’une fracture sociale croissante entre les citoyens lambda, devant s’acquitter de vizas de plus en plus onéreux, et de riches VIP jouissant de privilèges et d’espaces exclusifs. “Nikita a flirté avec les oligarques russes à certaines périodes, déclare Natasha Kto Nado. Il a notamment construit une résidence pour Mikhail Prokhorov (un magnat du nickel et de la finance, parmi les plus grosses fortunes de Russie, ndlr) et sa cour, surtout pour attirer l’argent de ce dernier. Venir à Kazantip est devenu tendance pour une partie de l’establishment moscovite. Et avec elle, l’argent, les filles, les yachts et les jets privés. Bien sûr, cela a affecté l’atmosphère et l’écosystème du projet.”
La résidence de Prokhorov, baptisée le “Marsal stage”, incluait un appartement, un bar-restaurant, une piste de danse et une piscine.
Trop bling-bling ou trop mainstream pour les inconditionnels, le déclin de Kazantip ne viendra pourtant pas de ses propres contradictions, mais de l’évolution de la situation politique en Ukraine et en Russie. À la suite du renversement du président pro-russe Viktor Ianoukovitch en Ukraine, Vladimir Poutine décide ainsi d’envahir la Crimée et de l’intégrer à son pays à l’issue du référendum fantoche du 16 mars 2014.
Peu après, les tensions dans le Donbass se transforment en conflit armé. Plateforme culturelle et sociale commune aux deux pays, installée dans un territoire dont le nouveau statut n’est reconnu ni par l’ukraine ni par la communauté internationale, le projet Kazantip ne peut rester indemne. Le divorce entre la république estivale et ses concitoyens ukrainiens est de toute façon vite causé par l’attitude du président Z, qui multiplie sur les réseaux sociaux les commentaires anti-maïdan à tonalité humoristique. Alors que sa directrice artistique, Natasha Kto Nado, quitte la Russie pour Kiev en signe de protestation, lui va à l’époque jusqu’à se réjouir des résultats du référendum d’annexion avant la tenue du scrutin. “La chute de Kazantip a été quasi immédiate après l’annexion de la Crimée, selon le journaliste Ilia Voronin. Nikita Marshunok l’a soutenue, mais ensuite, il n’est pas arrivé à trouver un terrain d’entente avec les nouvelles autorités russes, en premier lieu avec la procureure générale, Natalia Poklonskaïa.” Jeune, ambitieuse et très conservatrice, cette dernière ne voit pas d’un bon oeil la tenue sur son territoire d’un événement qu’elle associe à la débauche et à la drogue.
Dans l’impossibilité d’inviter des artistes occidentaux en Crimée, Nikita Marshunok finit par organiser
“La chute de Kazantip a été quasi immédiate après l’annexion de la Crimée”
Ilia Voronin, journaliste
l’édition 2014 de Kazantip sur la côte orientale de la mer Noire, en Géorgie. La République se voit allouer un bout de plage à proximité de la station balnéaire d’anaklia, où un pont piétonnier suspendu et quelques bâtiments insolites viennent rappeler le rêve de l’ancien président Mikheil Saakachvili d’édifier sur ce littoral marécageux un petit Dubaï. Mais la nation caucasienne de 3,7 millions d’habitants a un vivier de clubbers restreint, et peu de Russes et encore moins d’ukrainiens font le déplacement ; le Z22 est un échec commercial. Après avoir tenté de se refaire en hiver sur une île paradisiaque du Cambodge et finalement essuyé un refus d’autorités locales l’accusant de favoriser le “tourisme indécent”, l’organisateur reprend les négociations avec les autorités criméennes pour l’été 2015. Kazantip devient alors Befooz, mais Natalia Poklonskaïa fait annuler les autorisations quelques jours avant le début des festivités. Plusieurs milliers de fidèles se réunissent tout de même à Popovka et sont accueillis par les forces de l’ordre, qui bloquent l’accès au site: “Nous avons vu la police emmener les lumières et les sonos. Tout le monde pleurait, de tristesse car il n’y aurait pas de Kazantip, mais aussi de joie car nous étions extrêmement heureux de nous retrouver, raconte la Pétersbourgeoise Nemo Flashback. Nous avons fait la fête pendant un mois autour des piscines des hôtels de Popovka. C’était même mieux que le festival habituel!”
Le coup de grâce tombe en mars 2016. Pour des raisons de “sécurité nationale”,
Natalia Poklonskaïa –qui a ensuite occupé les fonctions de députée du parti poutinien, d’ambassadrice et de haut fonctionnaire– bannit toutes les activités du “festival de la drogue”, quelles que soient ses appellations. Nikita Marshunok trouvera finalement sa nouvelle maison au Vietnam, mais le festival Epizode, dont la première édition se tient du 31 décembre 2016 au 14 janvier 2017 sur l’île de Phu Quoc, sera annulé en 2021 et 2022 pour cause de Covid. Surtout, désormais propriété du groupe Sagrado, dirigé par le pape des nuits moscovites, Mikhail Danilov, il n’a ni la même envergure ni la même ambition sociale et politique que son prédécesseur.
Z City
Alors que Nikita Marshunok tente d’exporter Kazantip en Orient, la société ukrainienne regarde de plus en plus vers l’ouest. L’accord d’association avec l’union européenne permet aux ressortissants ukrainiens de voyager librement vers l’espace Schengen à partir de juin 2017. Parallèlement, les jeunes Européens se rendent aussi plus facilement à Kiev grâce au développement de liaisons aériennes à bas coût. Ils viennent notamment découvrir la culture underground de la capitale ukrainienne, en pleine effervescence depuis quelques années. “Je n’ai pas de contact avec la scène russe et c’est le cas de beaucoup de gens de ma génération à Kiev. Nous sommes plus connectés à l’europe et à Berlin”, affirme la journaliste culturelle ukrainienne Maya Baklanova, 29 ans. Contrairement à son frère aîné, Maya ne s’est jamais rendue à Kazantip. À la suite du déclenchement de la guerre le 24 février dernier, elle a participé à la rédaction d’une lettre ouverte signée par une centaine d’artistes et de structures appelant au boycott de la scène électro russe. “Le club Mutabor, l’un des plus gros de Russie, a organisé une soirée le deuxième jour de la guerre. Elle n’a pas été annulée alors que les membres de notre communauté étaient soit cachés dans des abris souterrains, soit en train de s’enfuir, comme moi, s’indigne-t-elle. Dans la communauté musicale ukrainienne, nous sommes depuis longtemps déçus par l’attitude de la scène moscovite. En 2014, ce n’était pas comme maintenant, ils auraient pu manifester, se joindre à Navalny, mais ils sont restés apolitiques.”
L’attitude de Nikita Marshunok est tout aussi équivoque. Après avoir réagi à travers quelques courts messages alliant métaphores, références culturelles et humour noir, s’attirant à nouveau l’animosité des fans ukrainiens, il s’est retiré de Facebook. Sur Vkontakte, le principal réseau social russe, il est vite retourné à sa marotte: l’architecture mobile et futuriste. En Ukraine, pendant ce temps, “de nombreux DJ et artistes sont partis au front, comme John Object, Raavel ou Detcom. Le DJ Oleg Patselya est un des cofondateurs de l’initiative Kyiv Angels, qui apporte bénévolement de l’aide aux civils et aux militaires.
Le club basé à Kiev, distribue de l’aide à travers le K41 Community Fund”, énumère Maya Baklanova. Un reporter de l’agence de presse AP a, aussi, récemment couvert une “clean-up rave”, une action bénévole de nettoyage d’un centre culturel bombardé impliquant plusieurs dizaines de jeunes Ukrainiens qui aimaient autrefois se retrouver dans les clubs. Munis de gants et de pelles, ils évacuent les décombres au son du mix d’un DJ en chemise kaki qui a posé sa console sur des caisses de munitions. Largement inconnu de ceux qui ont
20 ans en 2022, Kazantip ne vit plus que dans les souvenirs de ses anciens citoyens russes et ukrainiens. “Avec la guerre entre la Russie et l’ukraine, un tel événement unificateur semble malheureusement impossible à imaginer”, lâche le Moscovite Rodion Nagorny. De manière assez ironique, le site de la République est occupé depuis 2018 par le projet Z City, qui entend récupérer l’héritage de Kazantip tout en l’expurgeant de ses éléments les plus sulfureux. Les dancefloors accueillent bien quelques DJ l’été en soirée, mais Z City propose aussi des activités sportives et de bien-être, ainsi que de nombreuses animations pour les enfants. “Ils ont parasité la marque Kazantip sans avoir de relation avec elle, continue Rodion.
Et cette année, la connotation négative de la lettre Z s’est rajoutée à tout le reste.”