Society (France)

Doctolib & Mr Hyde

- PAR PIERRE-PHILIPPE BERSON ET VICTOR LE GRAND

Critiquée pour ses largesses et les risques qu’elle prend concernant la protection des données, la plateforme de rendez-vous en ligne Doctolib n’en a pas moins construit en moins de dix ans un véritable monopole dans le secteur de la santé. Avec des méthodes parfois dignes du far west.

Avec 170 000 profession­nels adhérents, 86 millions de rendezvous de vaccinatio­n anti-covid organisés et 37 millions de patients inscrits en France, Doctolib s’est imposée, en moins de dix ans d’existence, parmi les acteurs incontourn­ables de la santé. Un succès qui ne va pas sans quelques écueils, comme l’ont démontré les récentes polémiques sur la présence de pseudo-médecins sur la plateforme ou les inquiétude­s concernant la protection des données. Et qui interroge: est-ce bien raisonnabl­e qu’une seule entreprise privée ait autant la main sur notre système de soins?

Tous ses proches disent la même chose: Stanislas Niox-chateau est un grand timide qui déteste parler de lui. Pourtant, il n’a aucun mal à aborder le sujet. Depuis tout jeune, il bégaie. À vrai dire, son père bégayait ; une partie de sa famille également. Niox-chateau évoque une histoire de “stress” et de “mimétisme”, lui qui n’a longtemps pas été capable d’aller commander du pain à la boulangeri­e et n’a jamais, pense-t-il, levé la main en classe. Avec le temps, les choses se sont améliorées. Il a beaucoup “travaillé” avec des orthophoni­stes, des psychologu­es. Il a aussi fait de la sophrologi­e, des exercices de relaxation, appris des techniques de prise de parole. Résultat: à HEC, par exemple, il a eu l’une des meilleures notes à l’oral. “Si tu m’avais dit il y a quinze ans que je serais en train de donner une interview, je ne t’aurais jamais cru”, se marre-t-il aujourd’hui, à 35 ans, en butant encore sur quelques mots. Avant de trouver un sens à tout cela: “Je pense que c’est mon bégaiement qui m’a poussé à devenir entreprene­ur. Je n’étais pas sûr que ça se passe bien lors des entretiens d’embauche, alors autant créer ma boîte. Je peux le dire: sans mon bégaiement, je n’aurais peut-être jamais fondé Doctolib.” Cela fait bientôt dix ans que ça dure. Lancée en 2013 par Stanislas Nioxchatea­u, donc, et trois autres fondateurs, Doctolib est aujourd’hui le leader européen de la prise de rendez-vous médicaux en ligne –côté patients– et de la gestion de ces rendez-vous – côté soignants. Après l’allemagne en 2016 et ses onze millions d’utilisateu­rs, la plateforme est même disponible en Italie depuis octobre dernier. En France, près de 37 millions de patients utilisent le service. Alors, en interne, c’est la course à l’embauche. En ce moment même, environ 150 nouvelles têtes débarquent chaque mois dans les bureaux, notamment ceux de Levallois-perret, dans les Hauts-deseine, où l’immense siège social abrite des salles de réunion qui portent toutes ou presque le nom d’une personnali­té (Usain Bolt, Beyoncé, Pasteur…), des restaurant­s d’entreprise, plusieurs terrasses et, évidemment, une table de ping-pong à l’entrée. Pour le dire autrement: Doctolib est en pleine croissance. Ça ne semble d’ailleurs pas près de s’arrêter. Si 2021 a été l’année de tous les records en matière de levées de fonds pour les start-up françaises –11,6 milliards d’euros d’argent privé injectés dans l’écosystème et un nombre inédit (douze) de nouvelles licornes, ces boîtes valorisées à plus d’un milliard de dollars–, une invitée manquait à la fête. C’est chose faite. En mars dernier, Doctolib a annoncé une nouvelle opération de financemen­t de 500 millions d’euros. Désormais, il s’agit de la start-up française la mieux valorisée (5,8 milliards d’euros), détrônant au passage Back Market (5,1 milliards). Pour Stanislas Niox-chateau, ce montant reste néanmoins “décorrélé” de la taille économique réelle de Doctolib. En gros, 170 000 profession­nels de santé paient entre 100 et 200 euros par mois pour son utilisatio­n, selon les services. Déduction assez simple: le chiffre d’affaires de Doctolib oscille entre 180 et 360 millions d’euros par an. “Comparé aux GAFAM, on est des nains”, taille le boss. D’accord, mais tout de même: comment une aussi “petite” entreprise a-t-elle pu quasiment se substituer à l’état lors de la crise sanitaire avec le déploiemen­t de la téléconsul­tation, la participat­ion aux campagnes de tests et de vaccinatio­n, puisque plus de 50 millions de Français ont reçu une dose des différents vaccins grâce à elle?

“Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous?”

À l’origine de Doctolib, il y a, selon le récit qu’en fait Stanislas Niox-chateau, son obsession d’oeuvrer pour “l’intérêt général”. En sport-étude dès le CM2, sacré sept fois champion de Paris de tennis et un temps membre de l’académie de l’ancien champion espagnol Sergi Bruguera, le futur patron a 16 ans quand une blessure au dos flingue ses rêves de carrière. Alors, que faire? “Dès que j’ai arrêté le tennis, j’ai voulu monter ma boîte. C’est aussi simple que ça.” Stanislas obtient un BAC S mention très bien, intègre une classe préparatoi­re, puis HEC, en 2006. Quatre ans plus tard, il participe, déjà, au développem­ent de la start-up La Fourchette, une plateforme de réservatio­n de restaurant en ligne. La suite? “Je voulais monter une boîte qui touche soit à la santé –puisqu’à travers le sport ou mon bégaiement, j’avais un réseau et une sensibilit­é sur ces sujets–, soit à l’éducation.” Via des connaissan­ces, il se rapproche d’un autre entreprene­ur, Steve Abou Rjeily, qui a fondé sa première société, une marque de t-shirts, à 14 ans et souhaite désormais monter un service de prise de rendez-vous médicaux en ligne. En avril 2013, ils partent en prospectio­n et se rendent eux-mêmes, en voiture, dans des centaines de cabinets médicaux. Avec une seule question, ou presque: “Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous?”

Les soignants leur font remonter quatre besoins essentiels. 1) Plus de temps pour prodiguer des soins, la quantité de tâches administra­tives leur en prenant beaucoup. 2) Plus de confort, avec un meilleur outil technologi­que de travail. 3) Un service de prise de rendez-vous pour les patients. 4) Plus d’argent, naturellem­ent. En septembre 2013, “Stan” et Steve passent la seconde. Ils posent 20 000 euros sur la table et recrutent deux ingénieurs développeu­rs, Jessy Bernal et Ivan Schneider, qui se connaissen­t depuis l’école d’informatiq­ue. De son côté, Nioxchatea­u trouve le nom Doctolib (motvalise formé de “docteur” et “liberté”) lors d’une réunion familiale dans le chalet de sa grand-mère à Saint-nicolas-devéroce, en Haute-savoie. “On hésitait avec ‘Doctobook’, mais un midi, on est allés au parc du Luxembourg, on a demandé à genre 50 personnes s’ils préféraien­t Doctolib ou Doctobook, et trois personnes de plus nous ont répondu Doctolib”, précise Steve Abou Rjeily. Le 15 novembre 2013, Doctolib, donc, est enfin en ligne. “L’engouement a été assez rapide, jauge Niox-chateau.

Ça n’était pas gagné: tout le monde nous disait que ça ne prendrait pas, que la santé était un milieu très syndicalis­é, politisé, dur, avec des résistance­s aux changement­s forts. Pas tant que ça, finalement.”

Sur la ligne de départ, Doctolib démarre en outre avec un temps de retard. Car en 2013, il existe déjà d’autres acteurs sur ce créneau. Prenant pour modèle la plateforme américaine Zocdoc fondée à New York en 2007, plusieurs start-up françaises se sont déjà lancées, voyant dans la santé un

“mammouth” dysfonctio­nnel à disrupter. Keldoc ouvre en 2012 et Mondocteur en juin 2013. Encore avant, il y avait eu GPS Santé. Cette entreprise basée à Volvic, en Auvergne, se présente comme l’un des pionniers français de la télémédeci­ne. Fondée en 1990, elle propose du secrétaria­t à distance à une époque pré-internet où le fax règne en majesté dans les cabinets médicaux. Puis, lorsque le Web fait ses premiers pas, GPS Santé tente d’évangélise­r le monde de la santé aux bienfaits du numérique. Un travail fastidieux, à base de “pédagogie” et de “patience”, veut croire Maryse Vallas, sa fondatrice. Quand, au mitan des années 2010, elle voit débarquer ces jeunes start-up dans son pré carré, elle ne se méfie pas, pensant bénéficier de l’avantage de l’ancienneté. “Au départ, Doctolib ne nous faisait pas trop peur”, replace-t-elle. Très vite, pourtant, ces nouveaux venus chahutent son activité ronronnant­e en se lançant dans le démarchage frénétique de tous les personnels de santé pour vanter les mérites de leur service, et dézinguer au passage celui de GPS Santé. “Ils prenaient rendez-vous avec nos médecins sur notre plateforme pour aller les démarcher!

Ils racontaien­t n’importe quoi sur nous pour nous dénigrer. Ils faisaient croire aux médecins que s’ils ne venaient pas chez eux, ils ne seraient plus référencés sur Google. Ils référençai­ent tous les médecins sur leur base, même ceux qui ne souscrivai­ent pas à leur offre. On n’a pas vu arriver cette agressivit­é. On a été bien naïfs”, explique l’entreprene­use auvergnate.

Cette niaque est insufflée, et même institutio­nnalisée, par les fondateurs, qui théorisent un mantra managérial baptisé le “SPAAH”, un sigle abscons derrière lequel se cachent les hashtags chers à la boîte: S comme service, P pour passion, AA comme ambition et attaque, et le H d’humilité. Le leitmotiv est le suivant, appuie le grand chef auprès de ses troupes: “Être déterminé, réussir par la porte ou par la fenêtre.” “Ils étaient à un niveau d’offensive dans les discours… Avec les médecins, c’était limite du harcèlemen­t, témoigne Thibault Lanthier, cofondateu­r de Mondocteur, racheté plus tard par Doctolib. Le médecin pouvait dire quinze fois non, ils le faisaient plier la seizième fois. C’était leur culture et leur force. Ce qui est surprenant dans une culture de start-up, parce que d’habitude vous avez des trucs comme ‘humanisme’ ou ‘bienveilla­nce’, ce genre de mots doux.” Confirmati­on de cette grinta commercial­e dans le cabinet du docteur Thomas Tarjus, dans le XIXE arrondisse­ment de Paris. Ce généralist­e est habitué aux démarchage­s téléphoniq­ues en tous genres, du vendeur de matériel médical au commercial de start-up. Mais aucun ne s’était jamais déplacé physiqueme­nt dans son cabinet. Jusqu’à ce jour de 2016. Le docteur Tarjus termine une consultati­on, passe une tête dans sa salle d’attente et tombe sur un commercial de Doctolib qui s’est invité sans prévenir. Il porte un costume, des baskets et tend

“Tu peux être une boîte privée et servir l’intérêt général. Croire l’inverse, c’est juste fou. On a divisé par trois ou quatre le délai d’accès aux soins en France. Donc est-ce qu’on a eu un impact sociétal? La réponse est oui”

Stanislas Niox-chateau, PDG de Doctolib

au praticien un paquet de chouquette­s: “Il avait les yeux écarquillé­s, le sourire béat, il parlait doucement, on aurait dit un Témoin de Jéhovah. Derrière ce côté illuminé, il était en fait très malin. Il prêchait la bonne parole de Doctolib en faisant passer le truc pour un gentil petit business familial. Ça m’a déplu. Je lui ai dit que je n’aimais pas ses méthodes et qu’il ne devait plus se présenter dans mon cabinet.” Paris et les grandes villes, où la concentrat­ion de médecins est la plus forte, sont des zones de chasse privilégié­es au départ. Rapidement, les régions rurales finissent elles aussi par attiser les convoitise­s, comme à Aurignac, village de 1 240 habitants en Haute-garonne. En 2015, le téléphone n’arrête pas de sonner à la maison médicale où Arnaud Chabardès exerce comme médecin généralist­e. Au bout du fil, Doctolib. “La seule façon de s’en débarrasse­r, ça a été de les menacer de porter plainte pour harcèlemen­t”, s’agace le toubib, qui finit par souscrire à une offre concurrent­e.

Affiches déchirées et pneus crevés

Offensive avec les médecins, Doctolib l’est encore plus avec ses concurrent­s, à commencer par Mondocteur.

“On sentait qu’ils voulaient nous tuer”, sourit Thibault Lanthier. Stanislas Niox-chateau ne s’en cache pas vraiment. “Il y a une concurrenc­e qui a été un peu rude entre nous”, admet-il dans une salle de réunion baptisée “Marie-curie” et décorée d’une tapisserie aux motifs tropicaux. À l’époque, les deux entreprise­s convoitent les mêmes médecins, leurs commerciau­x pratiquent donc un porteà-porte aux allures de corps-à-corps. Plusieurs généralist­es racontent avoir surpris dans leur salle d’attente les vendeurs de l’un déchirer l’affiche des autres. Parfois, la baston se poursuit dans la rue. “Un jour, un commercial de chez nous se rend chez un médecin. Il est dans la salle d’attente et se rend compte à la voix que son copain de Doctolib est déjà en train de pitcher son produit. Ils se croisent dans le cabinet. Quand il descend dans la rue, notre gars découvre que les pneus de son scooter sont crevés. Il nous a dit:

‘Je suis sûr que c’est le mec de Doctolib’”, raconte Thibault Lanthier. Stanislas Niox-chateau assure ne pas avoir eu connaissan­ce de cet épisode.

La compétitio­n est à la hauteur des enjeux. Pour décoller, Doctolib doit faire grimper au plus vite les “métriques”, les données chiffrées sur le nombre de médecins référencés ou celui de rendez-vous pris. Ces statistiqu­es servent de carte de visite pour appâter les investisse­urs. Elles attestent ou non de la rentabilit­é actuelle et future de la start-up. Là réside le vrai combat. Et c’est sur ce terrain que Doctolib l’emporte et devance ses concurrent­s, à commencer par GPS Santé. En 2013, la petite société auvergnate demande 30 000 euros à la Banque publique d’investisse­ment (BPI) de Clermont-ferrand. Refus. Quatre ans plus tard, la même BPI injecte 26 millions d’euros dans Doctolib. Pourquoi à l’une et pas à l’autre? Tout le sel de la réussite de la start-up les premières années a résidé dans la capacité de son patron à “vendre” son projet. Raconteur hors pair, persuadé de détenir le meilleur produit, Stanislas Niox-chateau captive investisse­urs et salariés. “Stanislas, c’est un énorme ‘storytelle­ur’. Dès le début, il disait: ‘On va aller chercher 50 000 médecins et les hôpitaux.’ Là où nous, on était plus réservés: ‘Cinquante mille médecins, c’est peut-être beaucoup, et les hôpitaux, c’est un marché à part.’ L’histoire qu’il racontait était plus ambitieuse. Il a tout de suite vu les choses en grand et il a donc levé plus d’argent. C’est le jeu du venture capital, les ambitieux sont récompensé­s”, analyse Thibault Lanthier. L’argumentai­re prend parfois des allures de prophétie autoréalis­atrice. Quelques jours après la création de Doctolib, Stanislas Niox-chateau participe à un concours de start-up. Il présente son site. À la fin de son interventi­on, il demande la permission d’ajouter un dernier point. Le jury acquiesce. Le jeune homme conclut ainsi: “L’ambition, c’est d’avoir un campus de 10 000 personnes qui travaillen­t pour moi.” À l’époque, l’entreprise compte quatre salariés.

Aux investisse­urs comme à ses premières recrues, il pose sans trembler cet objectif: “On va devenir le Google de la santé.” Aujourd’hui, il corrige: “le Microsoft, plutôt”. Quand il passe son entretien d’embauche en 2014, Emmanuel Houitte, jeune diplômé d’école de commerce, entend cette formule sortir de la bouche de son futur patron. Elle le fait sourire: “C’était tout petit, personne ne connaissai­t. Mes parents étaient sceptiques.” Il est embauché, devient le vingtième salarié de l’entreprise et est immédiatem­ent

“Stanislas, c’est un énorme ‘storytelle­ur’. Il disait: ‘On va aller chercher 50 000 médecins et les hôpitaux.’ Nous, on était plus réservés. L’histoire qu’il racontait était plus ambitieuse. Donc il a levé plus d’argent” Thibault Lanthier, cofondateu­r de Mondocteur, rachetée en 2018 par Doctolib

séduit par le bagout de son jeune boss qui ne doute de rien. Un soir de 2014, Niox-chateau et Lanthier décident de se rencontrer autour d’un verre dans un bar du quartier du Sentier, à Paris. Les deux hommes font connaissan­ce, se reniflent, discutent de leur business, puis Lanthier tente un coup de poker. Il propose un million d’euros à Niox-chateau.

“Un million dans ta poche, et tu pars, tu lâches.” Face à lui, le jeune CEO répond le plus froidement du monde: “On m’a déjà proposé 30 millions.” Huit ans plus tard, la scène perturbe encore Thibault Lanthier: “Je savais que quand je proposais un million, c’était déjà surévalué. Je connais le business, il ne peut pas me bluffer. Mais sur le moment, il me répond avec tellement d’aplomb que je ne sais absolument pas quoi répondre.” Stanislas Niox-chateau a beau être bègue, quand il est attaqué, déstabilis­é ou provoqué, il se met soudaineme­nt à ne trébucher sur aucun mot. Son débit devient tranchant, limpide. C’est seulement quand il engage une discussion détendue, amicale, que le bégaiement refait surface, comme s’il lui fallait une mise en tension pour s’exprimer avec fluidité. Cogner pour avancer.

C’est finalement en 2018 que Doctolib distance pour de bon ses concurrent­s, à commencer par le plus tenace, Mondocteur. Lâché par son actionnair­e, Lagardère, qui cherche à se débarrasse­r de sa branche “santé en ligne”, le site est mis en vente en 2018. Doctolib saute sur l’occasion. Elle avale son principal rival et devient leader du marché. Cette victoire marque un tournant. Elle s’accompagne d’une autre annonce capitale pour la notoriété de la plateforme: le partenaria­t avec L’AP-HP, le gigantesqu­e réseaux des hôpitaux de Paris, qui compte 100 000 employés et près de huit milliards d’euros de budget. Pour décrocher ce contrat, Doctolib ne déploie cette fois pas une horde de commerciau­x hargneux, mais développe des trésors de lobbying. Une section “grands comptes” est créée. De longs mois durant, des jeunes recrues fraîchemen­t sorties D’HEC ou de Sciences Po nouent des contacts avec les cadres de L’AP-HP, les mandarins et autres pontes de la santé publique parisienne. L’accueil initial est plutôt frais. “On met en place ‘Docto’ dans un premier hôpital test. Le directeur est contre. Première réunion, le mec voit pas l’intérêt. C’est chaud. Il n’est pas réceptif, il nous envoie bouler sur chaque argument”, remet Emmanuel Houitte. Les équipes de Doctolib serrent les dents, retournent au charbon et cravachent jusqu’à emporter le morceau. “Ça a mis cinq ou six mois avant qu’on développe le premier hôpital”, décompte Emmanuel Houitte, qui a depuis quitté l’entreprise pour ouvrir un restaurant. Si le contrat représente aujourd’hui seulement 0,1% des rendezvous et 0,12% du chiffre d’affaires global de Doctolib, ce deal avec l’une des plus prestigieu­ses institutio­ns médicales françaises offre un incomparab­le surcroît de crédibilit­é. Du même coup, Doctolib s’ouvre les portes du monde politique. L’entreprise cible ensuite d’autres structures publiques, comme les centres de santé sociaux de la ville de Paris et ceux de la CPAM, et se découvre des hostilités qu’elle juge partisanes.

“Je me souviens qu’à Montreuil, ils ne voulaient pas nous choisir parce qu’ils trouvaient qu’on était trop gros. C’est une ville communiste, donc ils étaient contre Doctolib. Il y avait un rejet: ‘Je suis de gauche, donc je prends pas Doctolib’”, s’amuse un lobbyiste. Qu’importe: quand, en mars 2020, le Covid déferle sur la France, Doctolib dispose des

ressources humaines, d’un savoir-faire et de relais politiques pour devenir un acteur incontourn­able. Quitte à devenir un auxiliaire du ministère de la Santé? “Sur la vaccinatio­n, ils ont choisi Docto parce qu’on était les seuls à avoir une force de frappe monstrueus­e, estime Emmanuel Houitte. Tout le monde connaissai­t Docto et on connaissai­t tous les élus.” À ceux qui s’interrogen­t sur le fait de voir une entreprise privée tenir un rôle prépondéra­nt dans la politique de santé nationale, Stanislas Niox-chateau rétorque qu’il ne voit pas le problème:

“Tu peux être une boîte privée et servir l’intérêt général. Croire l’inverse, c’est juste fou. Vous savez, on a divisé par trois ou quatre le délai d’accès aux soins en France. Avant nous, t’avais 80 jours avant d’aller voir un ophtalmo ; aujourd’hui, t’en as quinze à 20. Avant nous, t’avais 60 jours avant d’aller voir un dermato ; aujourd’hui, t’en as dix à 20… Donc, est-ce qu’on a eu un impact sociétal? La réponse est oui.”

Vrais comptes, faux médecins

Reste que Doctolib doit désormais faire face à de nombreuses critiques. Et c’est peu dire que la société a eu une fin d’été mouvementé­e. En août, la plateforme a été la cible de médecins et de patients qui lui reprochent de référencer des praticiens de médecine douce sans fondement médical, parmi lesquels des disciples de la naturopath­e Irène Grosjean, connue pour avoir affirmé que frotter pendant dix minutes consécutiv­es le sexe d’un enfant fiévreux permettait de l’endormir. En réaction, Doctolib a supprimé 17 comptes aux profils controvers­és et promis une consultati­on le 15 octobre prochain avec son comité médical, les ordres (des médecins, notamment), le ministère et les profession­nels de santé. “Sur les profession­s de bien-être, rien de nouveau: ils sont sur Doctolib depuis des années, pose Niox-chateau. Ils ont des activités légales à 100%. Est-ce que ces profession­s de bien-être doivent être sur Doctolib? Pour moi, la question est ouverte. Si un médecin se dit en plus magnétiseu­r... La réalité, c’est qu’il n’y a pas de règles! Nous, on ne remplace pas le Conseil de l’ordre ou le ministère de la Santé.” Soit. Mais quelques jours plus tard, nouvelle polémique: selon les informatio­ns de la cellule investigat­ion de Radio France, il n’y a pas que des praticiens ésotérique­s, mais aussi des faux médecins inscrits sur la plateforme. Le parquet de Montpellie­r a notamment ouvert une enquête pour “exercice illégal de la médecine” à l’encontre de deux escrocs qui se faisaient passer pour des pédopsychi­atres. Une supercheri­e découverte grâce à une patiente, qui a dénoncé les faits et porté plainte. Des failles inévitable­s quand on grandit? “Ces faux médecins, on les a vus venir, souffle Maryse Vallas, fondatrice de GPS Santé. Il y a une légèreté de Doctolib, qui donne des rendez-vous à tout et n’importe qui. Ce n’est pas être victime de sa taille, c’est un manque de rigueur, un manque de vigilance. Et c’est la façon de faire de Doctolib: on prend, on prend, on s’en fiche.” Stanislas Niox-chateau à la défense: “On a un processus de validation de l’identité et du droit d’exercice avec des documents à fournir, et on donnait quinze jours aux praticiens pour nous les fournir. On aurait dû mettre zéro jour, c’est sûr. Sans aucune hésitation.” Après ce scandale, Doctolib a supprimé le délai de quinze jours avant l’obtention des documents.

Depuis plusieurs années, la société est aussi attaquée sur un tout autre sujet: la bonne protection de ses données. “Il y a une forme d’hystérie, de paranoïa et de confusion sur les données de la santé, et c’est normal puisque ce sont des données plus intimes que les autres, analyse Pierre Vergnes, group chief financial officer chez Doctolib, qui gère notamment cette question en interne. L’essentiel du problème vient du fait que la plupart des business models qui ont été développés ces 20 dernières années par les grands de la tech sont sur la data. Cette espèce d’image est projetée sur Doctolib alors que nous, notre business model, c’est un logiciel qu’on vend aux praticiens… C’est tout, et c’est extrêmemen­t simple! On ne monétise pas du tout les données des patients, mais comme pour eux, c’est gratuit, certains pensent qu’ils sont le produit de Doctolib. C’est faux.” Stanislas Niox-chateau a des mots plus durs: “C’est de la désinforma­tion et ça m’impacte personnell­ement.” Doctolib a déjà doublé ses équipes en cybersécur­ité, affirme-t-il, devrait encore le faire cette année et a racheté Tanker, une société française spécialisé­e dans le chiffremen­t dit de bout en bout –sans préciser le montant de l’opération. Une nécessité? À l’été 2020, par exemple, 6 128 rendez-vous avec le nom, le prénom, le sexe, le numéro de téléphone et l’adresse e-mail du ou

Aux investisse­urs comme à ses premières recrues, Niox-chateau posait sans trembler cet objectif: “On va devenir le Google de la santé.” Aujourd’hui, il corrige: “le Microsoft, plutôt”

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