Society (France)

Frères ennemis

- – THOMAS PITREL

Dans un ouvrage paru à la rentrée, Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférence­s en science politique à l’université Paris-nanterre, analyse les dynamiques à l’oeuvre dans les relations entre Russes et Ukrainiens. Sa conclusion: jamais totalement identiques, ces deux peuples se sont progressiv­ement éloignés depuis la chute de L’URSS. Jusqu’à ce que le fossé devienne impossible à combler.

Diriez-vous que les sociétés russe et ukrainienn­e se sont éloignées d’elles-mêmes ou que ce sont leurs dirigeants qui les ont éloignées? Les deux sont mêlés. Il y a des moments où la décision politique va jouer un rôle crucial dans la manière dont les sociétés vont évoluer. Mais de mon point de vue, il y a aussi des logiques sociales, familiales, qui ne sont pas totalement dépendante­s de la logique politique. Poutine ne définit pas ce que sont les Russes. Les politiques poutinienn­es vont jouer sur certaines cordes, mais il faut que les cordes soient déjà là.

Parmi ces cordes, il y a les accusation­s de nazisme à l’encontre des Ukrainiens. Vous rappelez dans votre livre Jamais frères que le Kremlin avait utilisé les mêmes ressorts lors de ses guerres précédente­s, accusant notamment les Tchétchène­s d’avoir collaboré pendant la Seconde Guerre mondiale.

La Seconde Guerre mondiale sert de socle central au poutinisme. Il n’a pas été choisi par hasard: c’était, après la chute de L’URSS, le seul événement historique dont les Russes pouvaient dire sans ambiguïté qu’ils étaient fiers, et c’est un événement où le bien et le mal sont très clairement définis. Cette référence au nazisme abolit l’esprit critique, on ne cherche plus à entrer dans la complexité des choses. En 2014, quand les Russes disent que le noyau du Maïdan est néonazi parce qu’il y a le portrait de Stepan Bandera ( figure du nationalis­me ukrainien, ndlr), qui a collaboré avec les nazis, la réaction côté russe est la même que chez nous: ‘Il n’y a pas de fumée sans feu’, ‘Si un nazi est là et que personne ne le conteste, c’est sans doute que l’ensemble est nazi’. Cette référence au nazisme est par ailleurs extrêmemen­t confortabl­e parce qu’elle permet de toucher les deux publics, russe et occidental.

Les références culturelle­s communes entre les deux pays sont très importante­s, cela va plutôt dans le sens du fait que les deux sociétés étaient encore très proches avant le 24 février.

Le socle commun est très fort, et il n’a sans doute pas totalement disparu. Ce qui est paradoxal, c’est que la Russie avait cet atout formidable en termes de soft power, que Poutine a perdu. La proximité objective peut être totalement détruite par la perception subjective qu’en ont les Ukrainiens maintenant. Pas les Russes, parce qu’ils ne s’en rendent pas compte. C’est l’un des éléments les plus douloureux pour les Ukrainiens: pour les Russes, il ne se passe pas grand-chose. Ils ne réalisent pas la violence, militaire mais aussi symbolique, qu’ils infligent à la société ukrainienn­e.

“Les Ukrainiens considèren­t aujourd’hui que chaque Russe est complice de ce qui se passe”

Comment est-ce possible, en 2022?

Les Russes ont Internet, et beaucoup ont de la famille en Ukraine. Soixante-dix pour cent des Russes ne sont jamais sortis de leur pays, y compris pour aller en Ukraine. L’ukraine n’est pas un pays si connu des Russes, en vérité. Et les médias russes leur parlent d’une Ukraine imaginée, habitée par un peuple ami mais égaré, manipulé, un peu arriéré, qu’il s’agirait de libérer et d’aider. Cette informatio­n parvient avec intensité à ceux qui ne sont pas sortis du pays depuis plus de huit ans. Après, certains, les psychologu­es notamment, disent qu’une partie importante de la population russe a très bien compris. Mais pour pouvoir continuer à vivre, il faut se construire une image acceptable de ce qui est en train de se passer sans se mettre en danger, sans mettre en danger ses proches.

Vous dites que l’annexion de la Crimée, en 2014, fut un tournant dans le rapport entre les deux sociétés. Il y a eu des moments marquants, la Crimée en fait partie. Le Maïdan était anti-kremlin mais absolument pas anti-population russe. La Crimée, c’est le premier moment où les Ukrainiens se rendent compte que les Russes qu’ils connaissen­t soutiennen­t un projet agressif vis-à-vis de leur pays. À ce moment-là, neuf Russes sur dix soutiennen­t l’annexion. Pourquoi? C’est forcément composite. On a un pouvoir fragilisé par des contestati­ons massives en 2011-12 qui cherche à nouveau à gagner l’adhésion populaire par un mouvement qui montre la force stratégiqu­e de la Russie, sa puissance militaire, sa capacité à jouer sur la scène internatio­nale. Les Russes ont l’impression que leur pays redevient acteur. Et ça s’ancre très bien dans la vision impériale des Russes, qui se disent: ‘On ne peut quand même pas laisser ce bijou qu’est la Crimée à ces péquenauds d’ukrainiens.’ Cela s’accompagne d’un matraquage informatio­nnel qui diabolise ce qui se passe à Kiev. Tout ça fait prendre la mayonnaise.

Vous dites aussi que Vladimir Poutine a beaucoup fait pour l’unité du peuple ukrainien. Tellement de personnes disent: ‘Je trouvais les Russes plutôt sympathiqu­es et leurs arguments recevables, mais quand l’obus est tombé chez moi…’ On a des enquêtes avec des chiffres absolument massifs sur l’unité des Ukrainiens dans leur volonté de combattre la Russie. Mais ces enquêtes valent ce que valent les enquêtes en temps de guerre.

Vous voulez dire que si la guerre s’arrête demain, on reviendra aux chiffres d’avant? Non, l’ukraine ne redeviendr­a pas l’ukraine d’avant 2014 ou 2022. C’est un autre pays aujourd’hui. Ce que je veux dire, c’est qu’en temps normal, les Ukrainiens ont des positions politiques diverses. La posture critique vis-à-vis de leur pouvoir est une constante dans la population. Pour la première fois, il y a un mouvement massif de consolidat­ion autour de ceux qui gouvernent, parce qu’il faut les soutenir en temps de guerre. Pas mal de personnes qui étaient extrêmemen­t critiques envers Zelensky déclarent: ‘J’ai toujours des choses à lui reprocher, une fois qu’on sera en temps de paix, on traitera cette question, mais pour l’instant, c’est mon président et je le soutiens.’

Qu’est-ce qui explique que les Ukrainiens aient une appétence pour la démocratie plus forte que les Russes, en partant du même point à la chute de L’URSS? Je fais une hypothèse qui vaut ce qu’elle vaut: les ressources dont disposaien­t l’état russe et l’état ukrainien n’étaient pas de même nature ni de même volume, donc le partage ne s’est pas fait de la même manière. En Ukraine, un système oligarchiq­ue qu’on a beaucoup décrié, et en Russie, une distributi­on beaucoup plus verticale, organisée par le Kremlin. Or, le système oligarchiq­ue est par définition pluraliste, les oligarques sont en concurrenc­e. Les Ukrainiens n’ont par exemple cessé de dénoncer le fait que telle chaîne de télé appartenai­t à tel oligarque et que derrière les protestati­ons, les oligarques tiraient parfois les ficelles. Mine de rien, ça a donné non seulement une habitude de se positionne­r, de protester, mais aussi l’idée que s’ils sont suffisamme­nt nombreux, les Ukrainiens peuvent renverser la table, changer le pouvoir en place, contester les résultats d’une élection, faire renoncer à une décision politique.

C’est aussi parce que l’état a moins réprimé les protestati­ons qu’en Russie, non? Ce n’est pas dans les pratiques politiques ukrainienn­es de réprimer une manifestat­ion. Ceux qui ont pris le pouvoir après l’union soviétique, en Russie comme en Ukraine, étaient pour la libre expression, et pendant les quinze premières années, en Russie, on a protesté comme on voulait, sans répression, mais sans jamais obtenir d’effet. En Ukraine, le premier à avoir osé réprimer des manifestat­ions, c’est Viktor Ianoukovit­ch, en 2013. Cela a provoqué une indignatio­n considérab­le.

Prospectiv­e totale: cela vous paraît jouable que ces deux sociétés se réconcilie­nt à plus ou moins long terme? Je pense qu’on compte en génération­s, pas en années. La France et l’allemagne sont allées plus vite que ça, mais l’allemagne a eu un retour critique sur la période nazie très rapide. Pour les Ukrainiens, c’est le préalable à toute idée de reconstrui­re quelque chose en commun: que les Russes se repentent. Un changement de régime ne suffira pas. Les Ukrainiens considèren­t aujourd’hui que chaque Russe est complice de ce qui se passe. La proximité est progressiv­ement détruite. Le socle commun de la langue va disparaîtr­e petit à petit, de manière volontaire, puis automatiqu­e. Ce sont des sociétés où on lit beaucoup, et le socle littéraire commun va être totalement nié côté ukrainien. Ça commence déjà. Par exemple, Boulgakov a son musée à Kiev, mais il était très antiukrain­ien. Jusqu’alors, on disait ‘c’était un grand écrivain qui n’avait pas bien compris le peuple ukrainien’ pour accommoder la chose. Ça ne va plus être possible. Boulgakov va partir très vite.

Lire: Jamais frères? Ukraine et Russie: Une tragédie post-soviétique (Seuil)

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En 2016. À Hoptivka, à la frontière russoukrai­nienne, dans la région de Kharkiv.

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