Society (France)

LE CHAMPAGNE OU LA MORT

- PAR PIERRE BOISSON, DANS LA HAUTE VALLÉE DE L’AUBE CHAMPENOIS­E PHOTOS: LOUIS CANADAS POUR SOCIETY

Le champagne, c’est la France. Mais le champagne, c’est aussi une appellatio­n basée sur d’infinis critères visant à conserver ou augmenter la réputation et le prix du luxueux breuvage. Parmi eux: les terres sur lesquelles son raisin peut être cultivé. Alors qu’un long processus est en cours pour élargir prochainem­ent les frontières du champagne, plusieurs villages en difficulté économique se battent pour récupérer la poule aux oeufs d’or.

Dans la chaleur patibulair­e du mois de juillet, un Duster noir frôle l’asphalte ramolli de la départemen­tale 396 comme s’il testait la températur­e de l’eau du bain. Il plonge résolument vers le sud, le long d’une interminab­le ligne droite, mais il pourrait tout aussi bien être en train de remonter le temps. Après avoir longé Bayel, qui accueillai­t une cristaller­ie royale fournissan­t la table de Louis XIV, le véhicule laisse derrière lui les maisons ouvrières à l’anglaise des Forges-saint-bernard et débouche sur l’immense domaine de l’abbaye de Clairvaux, fondée au xiie siècle par l’abbé du même nom, puis

transformé­e en prison après la Révolution. Quelques kilomètres encore et voilà Ville-sous-la-ferté, ancienne capitale du mètre en bois, dont les lames de charme de 27 centimètre­s de long et seize millimètre­s de large ont jaugé le monde entier pendant plus d’un siècle. Au volant, Emmanuel Roussel raconte avec fierté mais sans nostalgie le passé de ce qu’il appelle la “Haute Vallée de l’aube champenois­e”, composée de sept villages à cheval entre les départemen­ts de l’aube et ceux de la Haute-marne: Dinteville, Juvancourt, Laferté-sur-aube, Lanty-sur-aube, Silvarouvr­es, Villars-en-azois et Ville-sous-la-ferté. C’est un homme toujours bien habillé, peu importe la températur­e extérieure, et il se tient en toutes circonstan­ces le dos droit, donnant le sentiment d’une posture morale plus que physique. Il allume son clignotant gauche pour enjoindre le véhicule bleu qui le colle depuis quelques secondes à le dépasser. “Les gens conduisent décidément bien vite”, constate-t-il simplement. Ingénieur des mines aux portes de la retraite, Emmanuel Roussel est un haut fonctionna­ire, il a servi à Bercy et au ministère de l’écologie, bifurquant deux années à TF1, où il était en charge de la création des services Minitel des émissions, comme une preuve qu’il aime peut-être autant le futur que le passé. La vallée n’exporte plus de cristal, les mètres en bois sont désormais fabriqués en Chine et ne sont plus en bois, la prison de Clairvaux s’apprête à fermer, alors Emmanuel pointe son doigt vers l’horizon. À l’est, dit-il, se trouve la Bourgogne et ses grands crus. À l’ouest, le champagne. Des coteaux encadrent la vallée. Depuis l’aube, ils remontent en légère pente, puis dessinent des vagues franchemen­t inclinées et sont couronnés, au sommet, par la forêt. Hier, ils étaient plantés de vignes. Aujourd’hui, il n’y en a plus. Demain, jure Emmanuel, il pourrait y en avoir de nouveau.

En prenant un peu d’altitude et en regardant de très haut cette région, collines et vallées s’effacent, laissant apparaître un océan en crise et des îlots de prospérité. Dans le Grand Est, de part et d’autre de la diagonale entre Troyes et Reims, les zones les plus rurales sont marquées par le dépeupleme­nt, l’effondreme­nt des emplois qualifiés, le taux de chômage, le vieillisse­ment, etc. Rien que l’on ne sache déjà. Dans certains villages, en revanche, des vieilles bâtisses en pierre de taille rénovées côtoient des maisons neuves et, allez savoir pourquoi, souvent à colonnades ; les cours de ferme sont pavées et ont l’air d’avoir été balayées toute la nuit ; sur les routes neuves, il y a plus de ralentisse­urs que de dunes dans le désert. Ici, c’est le champagne. À l’entrée, comme dans les westerns, des pancartes “commune de l’appellatio­n d’origine” annoncent la couleur. Pour les perdants, il y a de bonnes raisons de penser que l’herbe est plus verte ailleurs. Ou d’en vouloir au voisin, qui a fondé son succès sur la défense scrupuleus­e de son nom et de son territoire. Le champagne est une chasse gardée. La protection de l’appellatio­n et de la délimitati­on de la zone de production est désormais assurée par le Comité interprofe­ssionnel du vin de Champagne (CIVC), un organisme qui regroupe les vignerons et les négociants autour d’une même table, avec le même objectif: que les gagnants restent les gagnants. Le CIVC a longtemps fixé le prix du raisin et décide encore aujourd’hui du rendement maximum par hectare de vigne, lui permettant de tenir le marché en tension en gardant la main sur l’offre: au-delà des quotas fixés, le raisin doit être laissé à terre, pour éviter qu’une profusion de champagne ne fasse baisser les prix. Le CIVC est également chargé d’accorder –au compte-gouttes– les droits de plantation sur le territoire de l’appellatio­n. C’est un fonctionne­ment purement corporatis­te

Un hectare de vignes en appellatio­n champagne peut monter jusqu’à un million d’euros.

dont les contempteu­rs soulignent qu’il a été institué en 1941 par le préfet collaborat­ionniste René Bousquet, mais il a aussi assuré une croissance extraordin­aire au marché du champagne depuis les années 1980, que l’on peut résumer en chiffres (environ +35% en 40 ans) ou avec un adage: les grands-parents crevaient la dalle, les parents ont planté des pieds de vigne, leurs enfants roulent en Porsche Cayenne.

Les gagnants et les perdants

Voilà à gros traits quelle était la situation à la fin du siècle dernier. Lors du passage au nouveau millénaire, alors que le monde frémissait d’un potentiel bug pouvant paralyser la planète, les ventes de champagne s’envolèrent, mais ce qui devait être une année unique dans l’histoire est devenu la norme. En 2001, 2002 et 2003, les bouchons de champagne ont sauté dans un feu d’artifice ininterrom­pu. L’interprofe­ssion a alors commencé à penser que la stricte délimitati­on de l’appellatio­n, qui avait fait sa force, pourrait finir par causer sa perte. Pendant le boom, les Champenois avaient planté à tout va (passant de 25 000 à 34 000 hectares), de sorte que l’on dit aujourd’hui que les seuls coteaux encore disponible­s sont des bouts de cimetière. Et ils avaient poussé les rendements au maximum de ce que l’on peut faire sans nuire à la qualité du raisin, jusqu’à environ 11 500 kilos par hectare. Difficile de faire plus pour suivre la demande: le champagne menaçait pour la première fois de son histoire de manquer de raisin. En 2003, le CIVC a donc décidé qu’il était temps d’ouvrir les frontières et a lancé une procédure de “révision de son appellatio­n” ; le droit de porter le nom champagne allait être distribué à de nouvelles communes.

Cette mission est, en France, confiée à L’INAO, l’institut national de l’origine et de la qualité, qui a chargé cinq experts (un agronome, un géographe, un géologue, une historienn­e et un phytosocio­logue) de déterminer les communes incluses ou exclues. L’exercice ressemble à la direction d’un peloton d’exécution: un hectare de vignes en appellatio­n champagne peut monter jusqu’à un million d’euros ; hors appellatio­n, il se monnaie autour de 5 000. Autant dire que les rumeurs ont vite balayé la région. Les experts anonymes missionnés par L’INAO se déplacerai­ent dans une petite voiture blanche. Ils auraient été vus dans la Marne un mardi, dans l’aube le lendemain, ou l’inverse. Les grandes maisons auraient déjà commencé à acheter des terrains sur la côte de Troyes via des sociétés-écrans. Et cetera. Dans la Haute Vallée de l’aube champenois­e –comme dans le Soissonnai­s ou dans les quelques villages marnais sans appellatio­n–, on se prend alors à rêver. On se dit que l’histoire vient soudaineme­nt de tendre sa main pour ramener les perdants du bon côté de la prospérité.

Yvonne Boucqué est une femme au caractère bien trempé dont émane un air de bienveilla­nce discret mêlé à de la roublardis­e. Alors maire du petit village de Juvancourt, elle s’était toujours demandé pourquoi, en fin de compte, on plantait du raisin alentour et pas ici, du côté aubois de la vallée, où les coteaux étaient pourtant tout aussi pierreux et secs. L’ouverture de la procédure de révision de l’appellatio­n lui offre la possibilit­é d’en avoir le coeur net. Elle se plonge des nuits entières dans les procès-verbaux des conseils municipaux qui vieillisse­nt dans le grenier de la mairie, découvrant à la lueur de l’ampoule une “photo” de la vie d’un village, de son organisati­on et de ses petits

Hors appellatio­n, il se monnaie autour de 5 000.

secrets à différente­s époques. Surtout, Yvonne apprend que les coteaux de Juvancourt étaient, au début xxe siècle, gorgés de vignes et que les producteur­s de champagne venus de la Marne se fournissai­ent en raisin dans toute la région. La halle de Laferté-sur-aube, en Haute-marne, accueillai­t alors les courtiers des grands négociants, et la légende veut qu’elle ne suffît pas à contenir tous les tonneaux et les barriques mis en vente. Dans l’église du même village, en levant la tête vers le seigneur, on peut encore aujourd’hui contempler un vitrail offert par “le syndicat des vignerons, en l’an de grâce 1899”. Des dossiers jaunis, Yvonne Boucqué extrait aussi un procès-verbal crucial: le 21 mars 1911, à 20h, le conseil municipal de Juvancourt a démissionn­é, comme 62% des autres conseils du départemen­t au même moment, en soutien aux vignerons aubois. Ceux-ci protestaie­nt alors, déjà, contre la délimitati­on du vignoble de champagne décidée par l’état et excluant l’aube. Les manifestan­ts, femmes en tenue de travail et hommes en habits du dimanche, marchèrent à l’époque jusqu’à Troyes, où ils brandirent des pancartes avec les noms de leurs villages et d’autres avec des slogans qui disaient: “Le champagne ou la mort”, “À bas les faux frères de la Marne”, ou “Jus in rectum”.

Les petites erreurs de l’histoire peuvent avoir de grandes conséquenc­es, s’avise alors Yvonne Boucqué. En 1927, quand une loi fixe définitive­ment la délimitati­on de la Champagne viticole en intégrant les Aubois, Juvancourt est sollicité pour entrer dans l’appellatio­n, et la question est même débattue en conseil municipal. Sauf que le maire de l’époque refuse de poser sa candidatur­e car celle-ci est conditionn­ée à une taxe pour chaque pied de vigne planté. Après la crise du phylloxéra de la fin du siècle et la Première Guerre mondiale qui a décimé la population vigneronne, l’avenir appartient, selon lui, aux usines installées dans la vallée, aux mètres en bois bien plus qu’au champagne. À Bayel ou à Bossancour­t, on fait le même calcul. Presque 100 ans plus tard, ces villages se cherchent une raison de continuer à vivre. La majorité des 119 habitants de Juvancourt sont des retraités, dénombre Yvonne, le reste de la population est composé de deux agriculteu­rs (l’un à chaque bout du village), de gardiens de prison récemment mutés à Chaumont, d’un couple de jeunes actifs et de “quelques RSA”. Yvonne pensait que le péage de l’autoroute, dont la bretelle débouche sur le village, apporterai­t quelque chose, mais non, rien. C’est ainsi qu’en 2004, la maire constitue un dossier d’une quarantain­e de pages destiné aux experts de L’INAO. Elle y joint les procès-verbaux de conseils municipaux, le recensemen­t de 1856 indiquant que 62 des

348 habitants étaient alors vignerons, une attestatio­n de présence d’un pressoir sur la commune, quelques photos de vieux plants de vigne et de cabanes de vigneron, et toute sa conviction qu’il est temps pour Juvancourt de tordre l’histoire dans le bon sens. Quatre ans plus tard, le 13 mars 2008, L’INAO rend publique sa décision dans un communiqué de presse. Parmi les 300 communes candidates au label magique, 40 ont été retenues. Dans la Haute Vallée, à Juvancourt, Laferté ou Silvarouvr­es, on glisse à plusieurs reprises son doigt le long de la liste alphabétiq­ue comme le jour de la publicatio­n des résultats du bac, en vain: aucun des villages n’y figure. C’est à ce moment-là, alors qu’yvonne pense le dernier espoir de la vallée envolé, qu’elle reçoit un coup de téléphone qui va tout changer. À l’autre bout du fil, elle fait la connaissan­ce d’un “homme extraordin­aire”.

Emmanuel Roussel est né à Paris mais Denis Page, son arrièrearr­ière-arrière-grand-père, était maçon à Silvarouvr­es, un maçon

S’ils respectent leurs propres critères, explique Emmanuel Roussel avec l’air de déplacer un pion pour dire échec et mat,

travailleu­r et entreprene­ur qui a construit une grande partie du village et laissé ses oeuvres un peu partout dans la vallée. De cet héritage familial, Emmanuel Roussel a conservé une maison, bâtie en 1851, dans laquelle il se rend parfois le week-end et qu’il compte bien transmettr­e à son tour à ses enfants. Il a surtout gardé un attachemen­t pour cette vallée brocardée, ou peut-être une sensibilit­é pour les gens et les choses qui sont sur le point de disparaîtr­e. Les précédents maires de Silvarouvr­es et de Juvancourt ont péché par prévaricat­ion, par ignorance ou par avarice? Il n’est jamais trop tard pour décider de se battre, défend Emmanuel Roussel à Yvonne Boucqué. Lui se procure une copie “tombée du camion” du rapport de L’INAO, qui n’a étrangemen­t pas été rendu public, elle active son entregent pour rameuter citoyens et élus le 9 juin 2008 à la mairie de Laferté-sur-aube, à 14h30. Les invités ne le savent pas encore, mais Yvonne et Emmanuel vont leur faire voter les statuts d’une associatio­n bi-départemen­tale, à cheval entre l’aube et la Haute-marne, pour “obtenir l’intégratio­n des communes de la Haute Vallée de l’aube champenois­e (HVAC, ndlr) dans l’aire géographiq­ue AOC Champagne”. Six mois plus tard, les membres de l’associatio­n se rendent à Épernay pour rencontrer les membres de L’INAO qui les ont éconduits. L’entrevue a été dégotée par Emmanuel Roussel, qui s’est également arrangé –personne ne sait comment– pour être le dernier rendez-vous de la journée. Avant eux, Colombey-les-deux-églises a plaidé son cas, en parlant le plus possible du général de Gaulle et le moins possible de “leurs coteaux qui n’existent pas”, dixit Yvonne Boucqué. L’historienn­e du jury est sortie fumer une cigarette pendant l’entretien.

“C’est ce qui ne doit surtout pas nous arriver”, glisse Emmanuel à Yvonne avant de projeter la première image du diaporama de présentati­on de leur cas. Quarante-trois diapositiv­es et de longues minutes de discussion informelle plus tard, la délégation de la HVAC quitte la salle avec la conviction d’avoir, a minima, fait douter les experts.

“Le Désert des Tartares”

Nous voici quatorze ans plus tard, le 9 juillet dernier plus exactement. L’associatio­n tient son assemblée générale dans la salle polyvalent­e de Juvancourt alors qu’un soleil de plomb brûle la pelouse extérieure. Jamais un été n’a autant ressemblé à un futur climatique­ment déréglé. Un membre de l’associatio­n vient de survivre plusieurs mois à l’hôpital sous respirateu­r artificiel, frappé par le Covid. Des compagnons de route sont morts, d’autres ont disparu. On pourrait croire que 100 ans ont passé. Yvonne Boucqué et Emmanuel Roussel, eux, n’ont pas bougé. La première prend des notes comme rapporteus­e de séance, le second rend compte des activités de l’associatio­n avec un enthousias­me désarmant de sincérité. Les membres de la HVAC ont visité les caves de Moët & Chandon en 2014 et celles de Taittinger en 2017, organisé un concert à l’orangerie du château de Dinteville et une sortie botanique à Barat, ils ont “créé une newsletter” et même accueilli le vigneron Michel Drappier à Clairvaux, où il a tenu une conférence “grandiose” en 2015. “Avant chaque AG, on se demande quand même qui on va bien pouvoir inviter et ce qu’on va pouvoir dire”, commente Yvonne Boucqué. Cette fois, il s’agit, “comme tous les ans”, dit-elle laconiquem­ent, de Joël Falmet, un viticulteu­r du village voisin de Rouvres-les-vignes, l’un des hommes forts de la Champagne politique, vice-président du Syndicat général des vignerons (SGV). Sa présence pourrait témoigner d’une sympathie pour l’associatio­n s’il ne venait pas chaque

les experts de L’INAO n’auront pas d’autre choix que d’intégrer les villages de la rive gauche de l’aube.

fois avec l’apparente intention de décourager tout le monde. “Il y aura beaucoup de traits, donc beaucoup de gens à côté des traits, et donc beaucoup de déçus”, lance-t-il pour entamer la séance de questions-réponses avec la salle. Falmet défend la lenteur du processus: après la première phase conclue en 2008, les experts sont passés à la délimitati­on du “parcellair­e”, inspectant la région coteau par coteau pour décider au mètre près où il y aura de la vigne et où il n’y en aura pas. “C’est long, mais L’INAO ne veut pas se tromper, et nous, on ne veut pas se tromper ; on ne va pas refaire ça tous les dix ans.” Le viceprésid­ent du SGV a le talent rare de donner l’impression de dévoiler sincèremen­t tout ce qu’il sait, alors même qu’il ne dit jamais rien. Il ne précise pas, par exemple, que le champagne a le cul entre deux chaises. Depuis que l’interprofe­ssion a lancé la révision en 2003, la crise des subprimes a sérieuseme­nt fait décliner la demande mondiale et le champagne a radicaleme­nt changé de stratégie. “Le CIVC a compris à ce moment-là que la croissance basée sur l’augmentati­on des volumes était en bout de route, que ce n’était pas une augmentati­on de 10 ou même 15% des terres qui allait assurer leur avenir. Ils sont donc passés sur la ‘premiumisa­tion’ et une croissance basée sur les prix”, décortique Martin Cubertafon­d, maître de conférence­s en stratégie de l’entreprise à Sciences Po et auteur de Stratégies et marketing du champagne. Comme le CIVC ne peut guère faire machine arrière sur l’extension de l’appellatio­n, tout le monde joue la montre. “On est dans Le Désert des Tartares”, reconnaît Emmanuel Roussel: l’étude parcellair­e devait aboutir en 2015, donc, puis en 2018 ou en 2020, mais le Covid a repoussé une énième fois l’échéance et le nouveau rapport tant attendu n’arrivera pas avant 2023. Une nouvelle fenêtre de réclamatio­ns sera alors ouverte: les villages non désignés en 2008 qui auraient de nouveaux éléments à faire valoir pourront se faire connaître. Emmanuel Roussel assure déjà plancher sur l’argumentai­re à présenter pour défendre la place de la vallée dans la zone de production. “Ça va repartir fort”, jure-t-il devant la salle, à l’heure de la sieste.

Dans sa manche, il cache une carte dont il pense qu’elle pourrait bien faire basculer le jeu dans son sens. Alors que d’autres communes déboutées accusent les puissants voisins marnais de truquer les règles ou de les prendre pour des culs-terreux, le président de l’associatio­n de la Haute Vallée répète ne pas vouloir “jouer la discrimina­tion”. Au fond, Emmanuel Roussel connaît trop bien l’administra­tion: il sait que l’on ne gagne pas en jouant du violon, mais en “respectant les critères”. Lors du rendez-vous avec L’INAO à Épernay, il avait compris que parmi les cinq experts, le seul réellement opposé à leur inclusion était le géologue, qui considérai­t que la Haute Vallée n’appartenai­t pas à la Côte des Bar, puisqu’elle s’élevait sur un substrat dit “oxfordien” plutôt que “kimméridgi­en”. En 2018, l’associatio­n a donc commandé une étude de 20 000 euros auprès du BRGM, le Bureau de recherches géologique­s et minières. Celui-ci a constaté que le géologue de L’INAO s’était appuyé sur des cartes établies dans les années 1960 imprécises et même erronées, ce qui a “entraîné une erreur grossière d’appréciati­on”, a récemment écrit Emmanuel Roussel au directeur Nord-est de L’INAO. En fin de compte, la Haute Vallée se trouverait sur une faille à l’ouest et au nord de laquelle le substrat serait en réalité du kimméridgi­en. S’ils respectent leurs propres critères, explique Emmanuel Roussel avec l’air de déplacer un pion pour dire échec et mat, les experts de L’INAO n’auront pas d’autre choix que d’intégrer les villages de la rive gauche de l’aube.

Cent ans après

Une façon de savoir à quoi pourrait ressembler le futur avec du champagne consiste à mettre son clignotant droit après avoir passé Laferté-sur-aube, s’engager sur la D11 et conduire jusqu’à Cunfin. En 1994, 25 hectares ont été classés dans l’appellatio­n champagne, en grande partie grâce à l’oeuvre de Louis Ménétrier, un agriculteu­r sans éducation devenu maire qui a forcé son érudition à force de curiosité. “Étrangemen­t, cela n’a pas beaucoup changé le village, ou pas comme je l’espérais”, constatet-il aujourd’hui. À l’époque, Louis Ménétrier avait pourtant

“Il y aura beaucoup de traits, donc beaucoup de gens à côté des traits, et donc beaucoup de déçus” Joël Falmet, vice-président du Syndicat général des vignerons

persuadé le conseil municipal de distribuer les trois hectares appartenan­t à la commune aux habitants assujettis à la MSA, la sécurité sociale agricole. Chacun d’entre eux pouvait obtenir cinq ares à un tarif très avantageux et pour un bail de 35 ans. Louis Ménétrier a récemment calculé que cela représenta­it une rente d’environ 500 euros par mois et par personne.

“Ça rembourse l’emprunt pour la maison. On a fait ça pour maintenir les gens au village et pour le dynamisme économique et social de la commune, en se disant qu’avec plus d’habitants, il y aurait plus de vie.” Las, de nombreux bénéficiai­res ont plutôt utilisé cet argent tombé du ciel pour construire une grande maison dans un village voisin, tandis que ceux qui possédaien­t des parcelles classées les ont très vite louées ou vendues à des producteur­s marnais. Rares sont ceux à avoir remercié leur maire. Aujourd’hui, un seul vigneron est installé à Cunfin.

Une autre manière d’interpréte­r le futur est de plonger dans le passé. C’est pour cette raison, sans doute, que Michel Drappier s’est placé sous le patronage du visionnair­e moine cistercien Bernard de Clairvaux, dont une représenta­tion orne la cheminée de son bureau et qu’il admire pour son humilité rigoriste autant que pour son “talent entreprene­urial” à diffuser la “marque Clairvaux”. Drappier a, lui, été l’un des premiers à fabriquer un champagne “non dosé”, à une époque où on considérai­t ce processus naturel comme une hérésie. Ses meilleures cuvées sont désormais servies dans les plus grands restaurant­s du monde, à l’élysée ou en première classe de Japan Airlines. Il a aussi été administra­teur au Syndicat général des vignerons pendant plus de 20 ans et se dit aujourd’hui en faveur de la procédure de révision de l’appellatio­n: ce n’est peut-être pas simplement le futur de la Haute Vallée qui se joue là, explique-t-il, mais celui de tout le champagne. Que deviendra le vin aux couleurs d’or à l’heure du grand chamboulem­ent climatique? Une extension large de l’appellatio­n mais avec des parcelles hautement qualitativ­es et hétéroclit­es serait, selon le vigneron, une façon de préparer l’avenir. C’est, déjà, ce que faisait Bernard de Clairvaux en choisissan­t sa meilleure parcelle annuelle, et donc son meilleur vin, en fonction des aléas du climat. “Le champagne, on peut considérer que c’est un tableau de Rembrandt qu’on regarde sans rien changer, mais on peut aussi l’éclairer différemme­nt ou faire du Basquiat, on peut bouger les lignes”, théorise Drappier. En 2004-2005, quand il avait demandé aux experts de L’INAO s’ils prenaient en compte le réchauffem­ent climatique dans leurs choix, ceux-ci lui avaient répondu par la négative.

À l’issue de cet interminab­le processus, un décret d’applicatio­n mettra un terme à la procédure, peut-être en 2027, 100 ans après la première grande loi du champagne, ou plus raisonnabl­ement en 2028. Sur les parcelles nouvelleme­nt élues, il faudra compter encore dix ans pour sortir du raisin prêt à être mis en bouteille. “On est déjà en 2035 ou en 2040”, commente Emmanuel Roussel. Il faut avoir du cran pour rire de sa propre mort. La grande majorité des présents à la salle des fêtes de Juvancourt n’atteindra vraisembla­blement pas cette date. “Plus personne ici ne pense voir du champagne sur les coteaux de son vivant, rétorque Yvonne comme elle le fait toujours, en haussant les épaules. On ne se bat pas pour nous, mais pour le futur de la vallée. Aujourd’hui, on ne sait pas • si elle va survivre.”

 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France