MONARCHY IN THE UK
Depuis la mort d’elizabeth II le 8 septembre dernier, les hommages théâtraux se multiplient et des millions de Britanniques sont en deuil. Mais pas tous. À l’âge des banques alimentaires et des crises énergétiques, ils sont désormais nombreux à ne pas ressentir grand-chose ou à carrément désirer l’abolition de la monarchie. Et ce n’est pas l’accession au trône de Charles III qui devrait les faire changer d’avis.
“Il y a quelques instants, Buckingham Palace a annoncé la mort de Sa Majesté Elizabeth II.”
C’est avec ces mots sobres, prononcés par un présentateur grisonnant à l’antenne de la BBC, que de nombreux sujets britanniques ont appris le décès de celle qui était leur monarque depuis le 6 février 1952. À 350 kilomètres du palais, Robbie Daniels était assis à la table de la cuisine de son domicile de Childwall, en banlieue de Liverpool, devant une tasse de thé. “C’est un événement, réagit-il cinq jours plus tard. Elle était là depuis si longtemps. Une dame de 96 ans est décédée, je serais triste de la mort de n’importe quelle mère, grand-mère et arrière-grand-mère. Mais la reine n’a jamais eu d’impact sur ma vie. Elle n’a jamais rien fait pour la classe ouvrière de ce pays.” Autrement dit, Daniels s’en fout un peu. Et il est loin d’être le seul. En juin 2022, un sondage de l’institut Yougov révélait que 62% des Britanniques seulement pensaient que leur pays devrait maintenir la monarchie, contre 71% dix ans plus tôt, alors que 22% se prononçaient en faveur de la seule alternative offerte: élire le ou la chef(fe) d’état. Chez les 1824 ans, le match est encore plus serré: 33% pour un monarque de droit divin contre 31% pour un leader élu. L’affection pour la couronne varie également en fonction d’où l’on se trouve. Marquée par le conflit nordirlandais, une partie de la ville martyre de Derry a accueilli la mort de la reine avec un concert de klaxons. Dans un coin pauvre de Glasgow, des feux d’artifice ont éclairé la nuit morne. En 2019, une étude publiée par Unherd révélait que six des dix circonscriptions les plus royalistes se situaient dans le Sud-est de l’angleterre, coin le plus aisé du pays, alors que les circonscriptions écossaises figuraient parmi les moins monarchistes.
Cité portuaire penchant lourdement à gauche, Liverpool est souvent désignée comme la ville la moins royaliste du Royaume-uni. Lors de deux finales remportées face au club londonien de Chelsea, les supporters de la grande équipe de foot locale ont récemment sifflé God Save the Queen avant le coup d’envoi. “Mes voisins n’ont pas l’air très touchés non plus, assure Daniels. Là, je suis à un marché où l’on distribue à manger aux gens, personne ne m’a parlé de la reine. Ce qu’ils veulent savoir, c’est ce qu’on a à manger pour eux.” Ancien gérant de café, Daniels concentre aujourd’hui son énergie sur Fans Supporting Foodbanks, l’association qu’il a cofondée avec deux amis en 2015. À chaque match aux stades de Liverpool et d’everton, l’autre club de la ville, les bénévoles récoltent des vivres qu’ils acheminent ensuite aux banques alimentaires. Depuis 2021, ces foodbanks sont plus nombreuses que les enseignes Mcdonald’s, et l’initiative de Daniels s’est dupliquée dans tout le pays. Or, la mort de la reine a provoqué l’annulation de la journée de championnat suivante. En l’absence de
matchs, l’association de Daniels a dû faire avec une tonne de nourriture en moins. Littéralement. “Le club de Liverpool nous a donné des sandwichs qui auraient été servis dans les loges le jour du match, dit-il. Ils périmaient deux jours après. On est allés les donner aux sans-abri. C’est bien, mais au stade, on collecte des pâtes, des conserves de viande, de fruits et de légumes. Les banques alimentaires ont déjà du mal à nourrir tout le monde en temps normal…” D’autres associations ont manqué de vivres à Leeds, Londres, Glasgow ou Manchester, où le responsable des collectes expliquait que des enfants étaient allés à l’école le ventre vide. “Il y a près de cinq millions d’enfants en situation de pauvreté alimentaire dans ce pays, rappelle Daniels. Certains d’entre eux n’ont pas pu manger parce qu’une dame devait attendre douze jours pour être enterrée. C’est obscène.” Il enchaîne: “Et c’est nous qui payons ce spectacle, pour que des messieurs défilent avec des chapeaux ridicules et des collants blancs qui montent jusqu’aux genoux. Avec cet argent, on aurait pu reloger les sans-abri, mettre fin à la pauvreté énergétique et alimentaire. Quel incroyable héritage cela aurait été pour un monarque!”
Et nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la pertinence de telles célébrations. Sur Twitter, Sam Williams, un thérapeute du Devon, dans le Sud-ouest de l’angleterre, a généré beaucoup d’attention en suggérant que la monarchie demande au public de donner chacun 30 livres à une banque alimentaire au lieu d’acheter des fleurs. “Nous avons encore un roi parce que nous n’avons pas de vraie tradition de résistance, estime-t-il. Les vestiges du féodalisme et de la déférence sont encore ancrés dans notre conscience collective. On devrait au moins réduire la taille de la monarchie. Un seul château leur suffirait.” Le jour des obsèques étant déclaré comme férié, les écoles étaient fermées, des milliers de rendez-vous à l’hôpital annulés, ainsi que des avions et même des enterrements. Trois jours avant le décès de la reine, Chris Kaba, un homme de 24 ans, était abattu par la police dans le sud de Londres. Le mardi suivant, le 10 Downing Street refusait tout commentaire pendant “la période de deuil national pour la reine”. Durant la procession du cercueil à Edimbourg, un jeune manifestant ayant insulté le prince Andrew “s’est fait embarquer, rappelle aussi l’écrivain écossais
Craig Smith. Ailleurs, des manifestants se sont fait arrêter pour avoir brandi des pancartes antimonarchistes. Jusqu’à la semaine dernière, je ne faisais simplement pas attention à la famille royale. Mon grandpère a joué de la cornemuse à Balmoral. Maintenant, j’ai hâte qu’ils dégagent. On aurait dû faire comme les Français il y a bien longtemps”.
Tête coupée et hymne punk
Tout comme les Français ne se baladent pas en permanence avec un béret et une baguette de pain, les Britanniques sont loin de tous aimer le foot, la bière et leur monarque. Certains ont pleuré, d’autres ont manifesté leur mécontentement à l’égard du nouveau roi, beaucoup sont
“Le 11, j’ai couru un semimarathon. En préambule, ils ont joué l’hymne, il y a eu une minute de silence, puis c’était fini. Personne n’a chanté ou pleuré. Personne n’a rompu le silence. Rien de spectaculaire”
Peter Mitchell, auteur d’imperial Nostalgia
plus détachés de la situation. Comme à Newcastle, dans le Nord de l’angleterre. “Honnêtement, je ne saurais décrire comment la ville a réagi à la nouvelle, souffle Peter Mitchell, auteur d’imperial Nostalgia: How the British Conquered Themselves. Le 11, j’ai couru un semimarathon. En préambule, ils ont joué l’hymne, il y a eu une minute de silence, puis c’était fini. Personne n’a chanté ou pleuré. Personne n’a rompu le silence. Rien de spectaculaire.” Pour Mitchell, cette scène illustre mieux les sentiments ressentis depuis la mort de la reine que le mélodrame diffusé en continu à la télévision. “Nous fantasmons un monde sans monarque depuis toujours, comme tout le monde, assure-t-il. Nous sommes le premier pays européen à avoir eu une révolution bourgeoise et à avoir tranché la tête d’un roi, Charles Ier, en 1649.
Je pense qu’on l’a simplement fait trop tôt.” Le régime qui a ensuite remplacé la monarchie pendant onze ans, dirigé par le lord protecteur Oliver Cromwell, n’était en effet pas moins tyrannique que son prédécesseur, et Cromwell fit exécuter les leaders des Levellers, qui appelaient à l’instauration d’un gouvernement protégeant les droits et libertés de tous les citoyens. Inspiré par leurs idées, Thomas Paine, père du républicanisme moderne, poussera bien à la guerre d’indépendance
américaine et à la Révolution française. Mais il a dû fuir l’angleterre pour la France, où il fut membre de la Convention. Au crépuscule du xixe siècle, ses idées sont remplacées par les écrits de Marx et Engels chez les radicaux. Le grand ennemi à abattre n’est plus la royauté, mais le capitalisme. Fondateur du Parti travailliste en 1900, Keir Hardie, bien que républicain, préférait se concentrer sur l’acquisition de droits pour la classe ouvrière plutôt que sur l’abolition de la monarchie. En 1923, son beau-fils, Emrys Hughes, déposait une motion au Parlement appelant à l’abolition de la royauté qui, sans l’appui de son parti, échoua, tout comme l’amendement républicain qu’un élu essaya d’insérer au texte d’abdication d’édouard VII en 1936. Même après le couronnement de la jeune Elizabeth II, certains pontes du Parti travailliste continuèrent d’émettre des vibrations antimonarchistes, sans que cela passionne le grand public.
En mai 1977, c’est donc dans l’indignation que sortait le deuxième single des
Sex Pistols, God Save the Queen, parodie punk de l’hymne national décrivant la royauté comme “un régime fasciste” qui transforme ses sujets en débiles.
“À l’époque, tout le pays paraissait pro-famille royale, se souvient Dave Simpson, auteur de I Wanna Be
Me, livre traitant de l’impact du groupe sur l’adolescent pauvre qu’il était à leur apparition. Il y avait des drapeaux partout. On avait un mug du jubilé de 1977 à la maison.” Cette année-là, Simpson et ses potes organisaient même une street party, ces fêtes de rue qui inondaient les artères du pays lors des jubilés célébrant la reine. “Mais c’était plus une excuse pour faire la fête qu’une célébration de la monarchie.” La même bande contribua à propulser le morceau des Pistols, qui assurait que la reine n’était “pas un être humain”, à la deuxième place des charts britanniques. Avant cela, Simpson et des milliers de jeunes gens n’avaient jamais entendu les Royals être défiés de la sorte. “La chanson dit: ‘Nous sommes les fleurs dans ta poubelle’, poursuit-il.
Ce n’était pas une critique de la reine, mais de la monarchie et du système de classe en Angleterre. On a commencé à réfléchir autrement. La chanson n’a pas créé de républicains en une nuit, mais c’était le début du débat pour beaucoup.” Un débat qui ira jusqu’à toucher la seizième et dernière Première ministre à avoir fait des courbettes devant Elizabeth II.
Elizabeth the Last
Liz Truss n’avait pas encore 2 ans à la sortie de l’unique album des Sex Pistols. Sans avoir connu de période punk, la leader du Parti conservateur n’a pas toujours été une royaliste convaincue.
“Je n’ai rien contre eux personnellement. Je suis contre l’idée selon laquelle des gens puissent être nés pour régner, déclarait-elle au micro D’ITV News en 1994. Je trouve ça honteux.” Alors âgée de 18 ans, Liz Truss sortait d’une conférence des Libérauxdémocrates, son parti de centre droit d’alors, à Brighton. Plus tôt, elle racontait dans un discours jovial avoir demandé à des passants ce qu’ils pensaient de la monarchie. Réponse: “Abolissez-la! On en a marre!” En conclusion, elle estimait que “les déçus de Brighton devraient avoir le droit de voter sur cette question”. Plus tard, elle déclara avoir compris “presque immédiatement” que son antimonarchisme était une erreur, imputable à son jeune âge. En fouillant Internet, il est aussi possible de trouver un clip de Sir Keir Starmer, actuel leader du Parti travailliste, en train d’expliquer qu’il défendait, fut un temps, l’abolition de la monarchie. “Aujourd’hui, dire ceci constituerait un suicide électoral”, estime Ken Ritchie, cofondateur en 2011 de Labour for a Republic, un groupe de pression visant à faire réfléchir le parti de gauche à la question de l’abolition. Retraité à Blairgowrie, à une heure de route du château de Balmoral, la résidence secondaire où la reine a rendu son dernier souffle, Ritchie a aussi été membre du directoire de Republic, groupe de pression fondé en 1983. Durant le jubilé, Republic tapissait le pays de panneaux antimonarchistes exigeant la fin de la royauté après la mort d’“elizabeth the Last”, et suggérait que le prince Charles se soumette à des élections s’il voulait régner. “Mais au sein du Labour, on discute peu de la monarchie, reprend Ritchie, trois fois candidat travailliste dans les Midlands. On l’accepte simplement comme une partie de la société britannique.” En 2015, le vent républicain aurait pourtant pu tourner avec l’arrivée à la tête du parti de Jeremy Corbyn. Selon Ritchie, qui le connaît bien, “tout le monde savait qu’il était républicain”. En décembre 2019, Corbyn sera écrasé aux élections par Boris Johnson. “Le républicanisme est considéré comme antipatriotique, explique Ritchie. Beaucoup de gens aiment la monarchie parce qu’elle représente, pour eux, une forme de civilité, une partie de l’identité britannique. C’est un rappel que la Grande-bretagne a gagné la guerre, que c’est un grand pays dont l’empire s’étendait sur tout le globe.” En privé, Ritchie assure que maints élus parlent ouvertement de leurs convictions républicaines. Mais lorsqu’il s’agit d’en discuter en public, ils disent toujours: “Pas maintenant.
On ne peut rien faire tout de suite. On se ferait massacrer.” Il prend pour exemple le cas d’une élue qui s’était permis une blague sur le prince Harry lors d’une conférence du Labour. Le lendemain, son visage s’affichait en une d’un tabloïd. “Elle a eu besoin de protection policière, se souvient Ritchie. La hiérarchie du Labour a dit qu’elle ne parlait pas au nom du parti. Les tabloïds ne sont pas forcément fans de toute la famille royale, mais c’est un bon soap opera qui vend plein de papier.” Au Royaume-uni, même le Scottish National Party compte officiellement conserver la monarchie en cas de sécession. Hormis les séparatistes irlandais du Sinn Féin, qui refusent de siéger à la Chambre des communes, le seul mouvement politique conséquent à soutenir l’idée d’une république est le Green Party. “On préfère les élections à l’hérédité, explique Glyn Goodwin, membre de la branche des Verts de Wandsworth, un quartier en voie de gentrification du sud londonien. Comment peux-tu aller vers une quelconque forme d’égalité si des gens se placent au-dessus de tous les autres?”
Maints élus parlent ouvertement de leurs convictions républicaines. Mais lorsqu’il s’agit d’en discuter en public, ils disent: “Pas maintenant. On ne peut rien faire tout de suite. On se ferait massacrer”
La situation pourrait-elle évoluer avec le couronnement du nouveau chef d’état? Fin 2021, un sondage Yougov révélait que le prince Charles n’était que le cinquième membre le plus populaire de la famille royale. Depuis son intronisation, les images du septuagénaire perdant son sang-froid se multiplient. “Tout ceci expose à quel point sa mère était talentueuse avec les médias, juge Peter Mitchell. Comment sa façon de projeter son charisme et son autorité a permis à l’institution de perdurer. Le contraste est tellement violent qu’il pourrait pousser les gens à réfléchir à cette tolérance bénigne avec laquelle ils ont passé leur vie à observer les excentricités de nos propriétaires nationaux. Ils risquent de se rendre compte que la famille royale n’est rien d’autre que de grands propriétaires terriens qui ne paient pas leurs impôts.”
Ce mois-ci, il a déjà été rappelé que la couronne britannique possède plus de deux milliards d’hectares de terrain à travers le monde, plus que quiconque. Pourtant, le roi, à qui sa mère vient de léguer 370 millions de livres, n’aura pas à payer de droits de succession. En juin 2022, le Sunday Times, un journal conservateur, rapportait aussi que Charles avait reçu une donation de trois millions d’euros du cheikh Tamim ben Hamad Al-thani, ancien Premier ministre du Qatar, placés dans une mallette, un sac de sport et des sacs des grands magasins Fortnum & Mason. Et en novembre, sa popularité devrait encore chuter à la sortie de la saison 5 de The Crown, qui se concentrera sur les événements autour de la mort de la princesse Diana, “pour qui les gens étaient bien plus tristes que pour la reine”, assure Glyn Goodwin. Peter Mitchell pense de toute façon que Charles pourrait abdiquer et laisser la place à son fils, William, que beaucoup envisagent comme pouvant être le dernier roi du Royaume-uni de Grandebretagne et d’irlande du Nord. Tout le monde s’accorde en tout cas sur un point: l’abolition de la monarchie devra attendre. “Je me souviens d’une membre du Labour qui avait été questionnée sur le républicanisme, termine Ken Ritchie. Elle avait répondu qu’elle était évidemment républicaine, mais que l’abolition était à la 73e place de ses priorités. Elle avait raison. Entre la crise du service du santé, celle du logement et celle de l’énergie, on a des choses plus importantes à régler.”