Society (France)

Succession chez Big Pharma

- •PROPOS RECUEILLIS PAR PB Lire: L’empire de la douleur (Belfond)

Avec L’empire de la douleur, Patrick Radden Keefe consacre une somme à la famille Sackler, la dynastie américaine de l’industrie pharmaceut­ique responsabl­e de l’épidémie d’opioïdes qui s’abat sur les États-unis depuis 20 ans. Il nous raconte ce qu’il a trouvé.

La crise des opioïdes a provoqué près de 450 000 morts aux États-unis depuis le début des années 2000, et des sondages estiment qu’environ la moitié de la population américaine connaît quelqu’un qui a été dépendant aux opiacés. Un drame national causé en partie par la famille Sackler, qui, de la promotion du Valium à la commercial­isation de l’oxycontin, empoisonne l’amérique depuis des décennies. Et dont Patrick Radden Keefe raconte l’histoire dans son nouveau livre, L’empire de la douleur.

Qu’est-ce qui vous a motivé à démarrer cette enquête? Il y a dix ans, je travaillai­s sur les cartels de drogue mexicains et j’ai remarqué qu’ils envoyaient de plus en plus d’héroïne de l’autre côté de la frontière. La question était: pourquoi? Et bien sûr, la réponse était: la demande. Des gens qui prenaient des opioïdes, prescrits par ordonnance, commençaie­nt à se tourner vers l’héroïne. Le déclic a été d’apprendre que Purdue Pharma, qui commercial­ise l’oxycontin, l’un des principaux opioïdes, appartenai­t à la famille Sackler. Ce nom était toujours quelque part en arrière-plan. Je suis né à Boston et, à Harvard, il y a un musée Sackler. J’ai vécu à New York,

où il y avait l’aile Sackler au Metropolit­an Museum of Art. À Washington et à Londres, où j’ai aussi vécu, il y avait la galerie Arthur M. Sackler et la cour Sackler du Victoria and Albert Museum. J’ai voulu savoir à quel point cette famille était au courant des activités de l’entreprise pharmaceut­ique, quelle était sa responsabi­lité directe dans cette crise.

Vous avez démontré cette responsabi­lité dans un article paru dans le New Yorker en 2017. Pourquoi avoir décidé de poursuivre votre travail et d’en faire un livre de 600 pages? Quand tu écris un article, c’est comme quand Batman allume un signal dans le ciel. Tu dis à tout le monde: ‘Je suis là, je travaille là-dessus.’ Les gens peuvent alors sortir de l’ombre. J’ai reçu énormément de messages provenant de personnes qui ne lisent pas le New Yorker normalemen­t, et qui me disaient ‘mon fils est mort d’une overdose’ ou ‘ma soeur est en cure de désintoxic­ation’.

Toutes ces histoires intimes. Ensuite, des proches de la famille ont commencé à prendre contact avec moi. Beaucoup me demandent par exemple comment j’ai retrouvé le colocatair­e de Richard Sackler à la fac. Je ne l’ai pas trouvé, c’est lui qui m’a trouvé!

L’histoire des Sackler est, au début, un parfait exemple de rêve américain. Trois frères immigrés venus sans rien d’europe qui réussissen­t grâce à leur travail et leur talent. On ne parle pas de l’oxycontin avant la moitié du livre pour cette raison: je ne voulais pas écrire un livre seulement sur la crise des opioïdes, mais raconter une histoire intergénér­ationnelle et américaine qui parlerait d’ambition, de philanthro­pie, de crime et d’impunité, de corruption des institutio­ns, de pouvoir et d’appât du gain. Arthur Sackler, auquel est consacré le premier tiers du livre, meurt en 1987, avant même l’invention de l’oxycontin.

Et pourtant, c’est lui qui a pavé la route pour ce qui s’est passé après. Il a mélangé la médecine et le commerce, à tel point que les deux sont devenus inséparabl­es. La grande invention des Sackler n’est pas l’oxycontin, c’est le marketing appliqué aux médicament­s.

Arthur Sackler a fait fortune en faisant la promotion du Valium, un anxiolytiq­ue que les opioïdes sont venus remplacer. Cela dessine, en creux, un autre problème: l’anxiété de la société américaine, qui a créé un immense marché de la drogue, légale ou non. Dans les années 1940, les frères Sackler ont voulu apporter une réponse aux maladies mentales avec cette idée, très américaine, qu’il pouvait y avoir une pilule pour tout, que la solution se trouvait dans la technologi­e, l’innovation.

Je connais des gens qui prennent un comprimé le soir pour dormir, un pour se réveiller, une pilule pour sortir, une pour danser, une encore pour avoir une relation sexuelle, une pour perdre l’appétit et une pour stabiliser leur humeur. Sans compter les tonnes d’américains qui traitent leur anxiété avec la weed, qui est parfois légale, parfois pas. On en revient à mon point de départ: s’il y a une guerre de la drogue au Mexique et que plus de 100 000 personnes ont été tuées ou ont disparu là-bas, c’est parce que ce sont nos voisins. L’appétit des Américains est tellement démesuré pour tout! C’est vrai pour les antidouleu­rs, et pour les drogues.

L’histoire de la dynastie Sackler fait penser à la série Succession, qui révèle l’intimité très peu connue de ces grandes familles immensémen­t riches. Qu’est-ce que vous avez appris sur la manière dont ce type de famille fonctionne? On parle des Sackler comme si c’était un monolithe, mais la vérité, c’est qu’ils se détestent tous. Lors des conseils d’administra­tion, les employés font leur présentati­on et eux s’engueulent par-dessus la table sans rien écouter. Je voulais montrer cette absurdité, et notamment celle des deuxième et troisième génération­s, les Sackler qui n’ont jamais eu à travailler, qui sont totalement déconnecté­s de la réalité.

Quand une des héritières Sackler a un problème avec son ordinateur à la maison, elle appelle un technicien de l’entreprise. Les factures de téléphone de nombreux membres de la famille –des adultes, je précise– ont toujours été payées par Purdue Pharma. On pense que les gens très riches sont très bien conseillés, informés sur tout, mais c’est plutôt l’inverse. Vous êtes entouré de gens que vous payez et qui vous disent ce que vous voulez entendre.

Au fil des années, ça crée une sorte de folie ou de mirage. Il y a cette scène à la fin du livre, quand Kathy et David, deux des héritiers, sont forcés de venir témoigner devant le Congrès. Ils ont l’air d’idiots. Ils ne savent même pas comment faire semblant d’être concernés. Ils n’ont personne pour les conseiller de mimer la compassion!

L’un des facteurs responsabl­es de l’épidémie d’opioïdes est la confiance que les gens portent aux médecins qui leur ont prescrit ces médicament­s, comme s’ils étaient infaillibl­es ou incorrupti­bles. Arthur Sackler a été le premier à exploiter cette faille.

La manière dont les patients perçoivent les médecins, mais aussi la manière dont les médecins se perçoivent eux-mêmes, est très dangereuse. J’ai parlé à de nombreux praticiens, qui m’ont dit: ‘Tu ne pourrais jamais influencer mes prescripti­ons.’ Purdue Pharma dépensait neuf millions de dollars par an juste pour inviter les médecins à manger. Et l’entreprise savait qu’elle aurait un retour sur investisse­ment

pour chaque dollar dépensé. Personne n’est incorrupti­ble. J’ai grandi à Boston dans une famille religieuse, et je vois un parallèle avec l’église catholique. Quand les premiers articles sur les abus sexuels à l’intérieur de l’église sont sortis, ma tante, très croyante, disait: ‘C’est impossible. Un prêtre ne ferait jamais une chose pareille. Cela ne peut pas être vrai.’

Le Covid l’a montré: les médecins ne sont pas infaillibl­es et ils peuvent êtres mus par l’ego, la gloire ou l’argent. Et les pensées pieuses! Cette enquête m’a rendu bien plus cynique sur les médecins, leurs failles, et surtout sur la manière dont l’argent de l’industrie pharmaceut­ique corrompt le système. Qu’il s’agisse des instances de régulation, des médecins et même de la presse: en 2003, Purdue Pharma est allée voir le New York Times et a obtenu la tête de Barry Meier, le journalist­e qui bossait sur le sujet.

C’est choquant! Il s’est passé un truc bizarre pour moi lors de la sortie de L’empire de la douleur aux États-unis. Dans le livre, j’explique que Pfizer a été un client d’arthur Sackler dans les années 1950 et qu’elle a versé des pots-de-vin à la FDA (Food and Drug Administra­tion, institutio­n de régulation des médicament­s, ndlr).

Des gens m’ont interpellé lors des présentati­ons publiques: ‘Vous m’avez vraiment ouvert les yeux. Personne ne devrait se faire vacciner, n’estce pas?’ Moi, j’expliquais que je venais d’avoir ma première injection de Pfizer et que j’attendais avec impatience la deuxième! ‘Comment vous pouvez faire confiance à Big Pharma après avoir écrit ce livre?’ me répondait-on. Un extrême consiste à croire aveuglemen­t tout ce qu’on vous dit, que les industries pharmaceut­iques ne sont pas mues par le profit, etc. L’autre est, en réaction, de ne plus croire en la science, les experts, son médecin. J’essayais d’expliquer qu’on n’est pas obligé de penser blanc ou noir, qu’il existe toujours un entre-deux.

L’oxycontin a été approuvé par la FDA et le responsabl­e des médicament­s antidouleu­r, Curtis Wright, a quitté l’agence immédiatem­ent après. Un an plus tard, il a été embauché par Purdue Pharma pour 400 000 dollars par an.

Ce genre de faits est du pain béni pour les théories du complot. C’est le problème de cette histoire: aucun des remparts de sécurité du système n’a fonctionné. Curtis Wright a été entendu lors des auditions. Les enquêteurs étaient très suspicieux, ils pensaient qu’un accord avait été scellé entre Wright et Purdue, mais ils n’ont pas pu le prouver. Or, en l’état, ce qu’a fait Wright n’est pas illégal. Et cela continue de se passer: il y a quelques semaines, le New York Times expliquait qu’un des experts du tabac de la FDA, très impliqué dans la régulation des cigarettes électroniq­ues, a quitté l’agence pour travailler pour Philip Morris.

Ce qui me semble problémati­que avec ces exemples, c’est qu’un membre du gouverneme­nt ou d’une administra­tion, avant même d’avoir été embauché par une banque ou un fabricant de tabac, risque de se dire, dans un coin de sa tête: ‘Un jour, je voudrai peut-être quitter le gouverneme­nt et me faire plus d’argent. Un jour, ma femme et moi, on voudra une plus grande maison.’ J’aimerais penser qu’ils n’écoutent pas cette petite voix quand ils prennent des décisions, mais je ne crois malheureus­ement pas que ce soit le cas.

Comme vous le disiez précédemme­nt, la famille Sackler était surtout connue pour ses activités philanthro­piques. Qu’est-ce que ça lui a apporté? C’est une très bonne manière de se protéger. Pour prendre un exemple plus récent: Jeffrey Epstein.

Quand il a finalement été arrêté, on s’est demandé comment il avait pu s’en tirer pendant si longtemps alors que plein de gens étaient au courant. Une partie de la réponse repose sur le fait que Jeffrey Epstein donnait beaucoup d’argent à Harvard, au monde de l’art et des sciences, que c’était un ami de Bill Gates, etc. Quand vous prenez l’argent de quelqu’un, vous pouvez l’utiliser à bon escient mais vous devez avoir conscience que vous le protégez d’une manière ou d’une autre.

On parle aujourd’hui d’un ‘capitalism­e philanthro­pique’ où les fortunes privées, comme celles de Bill Gates ou George Soros, se substituen­t aux États.

Est-ce que l’exemple Sackler doit servir d’avertissem­ent, ou estce une exception? Oh, je pense qu’ils sont très représenta­tifs. Un des défis pour les institutio­ns qui ont effacé le nom des Sackler consiste désormais à regarder les autres noms qui se trouvent sur leurs murs. Beaucoup de gens louches donnent de l’argent aux musées et aux université­s. Vous n’êtes pas d’accord avec les Sackler, mais vous l’êtes avec les oligarques russes?

Où est-ce que vous mettez la ligne? Et il ne faut pas oublier que la philanthro­pie est aussi une manière d’éviter de payer des impôts. Mon collègue au New Yorker Malcolm Gladwell a récemment expliqué le problème sur son blog: quand vous faites une grosse donation, vous avez une déduction fiscale et votre nom sur le cadeau. On devrait, dit-il, repenser le système pour que vous puissiez avoir l’un ou l’autre, mais pas les deux. Si vous voulez votre nom sur le building, vous devez payer des impôts. Sinon, ce sera un don anonyme.

Maintenant que la responsabi­lité des Sackler dans la crise des opioïdes est connue, savez-vous comment ils vivent? Vous regardez Les Simpson? Il y a quelques années, il y avait un épisode avec Arnold Schwarzene­gger, avant qu’il soit gouverneur de Californie.

Un journalist­e lui demandait: ‘Vous avez joué dans tous ces films super-violents. Comment dormezvous la nuit?’ Et Arnold Schwarzene­gger répondait: ‘Sur un gros tas d’argent, entouré de femmes magnifique­s. Pourquoi posezvous la question?’

Vous avez travaillé pour rien, alors? Quand j’ai commencé à bosser sur ce sujet, les Sackler avaient une bonne réputation, ils n’avaient jamais été condamnés, c’étaient des héros pour le monde de l’art ou des université­s. Aujourd’hui, leur nom est toxique, il a été effacé du Louvre et de nombreux autres musées. Les Sackler ont été mis à l’écart à New York, une partie de la famille s’est réfugiée à Gstaad, en Suisse.

Et ils se sont engagés à verser six milliards de dollars pour remédier à la crise des opioïdes, même s’ils ont échappé aux poursuites pénales et qu’ils bénéficien­t d’une immunité pour d’autres poursuites au civil. Est-ce que c’est de la justice? Non. Est-ce que c’est assez? Non. Mais ça me donne quand même confiance en l’avenir: peu importe le pouvoir des gens mal intentionn­és, la vérité finit toujours par éclater.

“Les Sackler ont mélangé la médecine et le commerce, à tel point que les deux sont devenus inséparabl­es. Leur grande invention n’est pas l’oxycontin, c’est le marketing appliqué aux médicament­s”

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