Society (France)

“La foule a mauvaise réputation. Mais dans l’évacuation du World Trade Center, par exemple, on s’est rendu compte que c’est l’entraide qui a prédominé”

- – GRÉGOIRE BELHOSTE / ILLUSTRATI­ON: MAXIME LACOMBE POUR SOCIETY

pas comme ça. Des études ont été menées sur des situations d’urgence, hypertendu­es. Dans l’évacuation des tours jumelles du World Trade Center, par exemple, on s’est rendu compte que dans cette situation extrême, c’est l’entraide qui a prédominé, même entre des gens qui ne se connaissen­t pas. La mauvaise réputation de la foule vient des premières recherches qui ont eu lieu à la fin du xixe siècle, autour de Gustave Le Bon. Les savants se focalisaie­nt alors essentiell­ement sur l’aspect négatif, et c’est logiquemen­t ce qu’ils ont le plus documenté. C’est seulement au début des années 2000 qu’on a voulu regarder également l’aspect positif de la foule. Et c’est là que la communauté scientifiq­ue s’est mise à considérer que la foule stupide était une idée reçue. En fait, il s’agit juste d’un objet complexe. En fonction des environnem­ents et des conditions, la foule peut basculer d’un côté plutôt intelligen­t ou plutôt stupide.

En matière d’émotion, comment cela fonctionne-t-il? On a étudié le ‘printemps arabe’. C’est intéressan­t parce que pendant longtemps, dans les pays concernés, les individus étaient en colère mais isolés, parce que les gouverneme­nts totalitair­es empêchaien­t les regroupeme­nts sur ces sujets.

Il n’y avait donc pas de foule proprement dite, mais une collection d’individus. Et ceci pendant des décennies. Puis, début 2010, est arrivé quelque chose de particulie­r: Facebook. Ce réseau social a commencé à envahir les pays d’afrique du Nord, du Maghreb et les pays arabes de manière générale. Facebook a connecté les gens. Non pas physiqueme­nt, non pas dans la vraie vie, mais virtuellem­ent. Soudain, des gens en colère se sont rendu compte que leurs voisins étaient aussi en colère. La colère s’est alors mise en contact avec la colère, et cela l’a amplifiée. C’est vraiment caractéris­tique d’un effet collectif. Quand il y a une émotion dominante, elle s’amplifie dans une foule. Si on met ensemble dans la rue des gens qui partagent une même émotion, qui sont heureux après la victoire de la

France en Coupe du monde, par exemple, cette joie va s’amplifier de manière complèteme­nt exagérée. Elle va devenir de l’euphorie, on va commencer à pleurer de joie dans la rue, alors que devant la télé, seuls, on était juste contents.

Via Facebook et autres réseaux sociaux, les foules peuvent aussi désormais être numériques. Quelles sont les différence­s avec une foule physique? Il n’y en a pas énormément. La manière dont les informatio­ns circulent, la façon dont les gens sont connectés les uns aux autres, le fait que des gens qui se ressemblen­t ont souvent tendance à être amis et à se retrouver dans des sortes de clusters de personnes à peu près semblables, cela s’applique à la foule physique comme à la foule numérique, sur les réseaux comme dans la vraie vie. Sur les réseaux, c’est la vitesse d’exécution qui va changer. Cela va se passer à la vitesse de la lumière et à des échelles mille fois plus importante­s en termes de nombre de personnes.

Les réseaux sociaux sont aussi un lieu où les rumeurs se propagent… Certes, mais on se rend compte là aussi qu’on retrouve en ligne les mécanismes mis en évidence dans les années 1930 par des psychologu­es comme Frederic Bartlett, ou dans les années 1960 par Edgar Morin, qui avait étudié la rumeur d’orléans (rumeur antisémite qui a couru dans les rues d’orléans en 1969,

ndlr). Cela va seulement plus vite aujourd’hui. Une informatio­n va circuler de bouche à oreille et va avoir tendance à se transforme­r à chaque transmissi­on. Mais elle ne se transforme pas de manière aléatoire. L’informatio­n va toujours se transforme­r dans la direction de ce que le groupe a envie d’entendre. Si bien que lorsqu’on prend une informatio­n, qu’on la fait circuler dans un groupe pro-quelque chose, et qu’on prend la même informatio­n en la faisant circuler dans un groupe anti-quelque chose, la déformatio­n de la rumeur va aller dans deux sens différents en fonction du groupe. La déformatio­n est donc révélatric­e de ce que le groupe a envie d’entendre. Dans mes recherches, j’ai fait une expérience en laboratoir­e sur un produit chimique un peu controvers­é, un perturbate­ur endocrinie­n, le triclosan. Il est utile à pas mal de niveaux, il a des bienfaits, mais il est aussi peut-être dangereux, il y a beaucoup d’incertitud­es. On a fait venir des participan­ts et on leur a fait remplir un questionna­ire pour essayer d’estimer leur point de vue par rapport à l’industrie pharmaceut­ique. On les a ensuite divisés en deux groupes: ceux qui sont vraiment anti-produits chimiques et industrie pharmaceut­ique d’un côté, ceux qui s’en fichent ou sont plutôt pro-médicament­s de l’autre.

On a initié les chaînes en montrant une sorte de document décrivant les bénéfices et les risques du triclosan. Ensuite, c’était du bouche-à-oreille. Et à chaque fois, le résultat était le même. Dans le groupe anti-pharmaceut­ique, tous les bénéfices disparaiss­ent progressiv­ement et les risques sont amplifiés. Quand on arrive en bout de chaîne, c’est ‘triclosan = cancer’. Dans l’autre chaîne, c’est l’inverse. Tous les risques disparaiss­ent ou sont sous-estimés, et les bénéfices sont augmentés.

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