Society (France)

La république en marge

- PAR JEAN-VIC CHAPUS

Avec le collectif Astéréotyp­ie, l’éducateur Christophe Lhuillier s’est transformé en théoricien d’un rock vénère où les autistes hurlent “Aucun mec ne ressemble à Brad Pitt dans la Drôme”. Avec Brutpop, Antoine Capet a appris à faire des étincelles en frottant le monde du handicap à l’art contre-culturel. Des pionniers de l’inclusivit­é en mode punk? Si “la vie réelle est agaçante”, le meilleur moyen pour l’améliorer se trouve à la marge. Explicatio­ns.

AUsein d’astéréotyp­ie, les interprète­s sont mis en avant puisque ce sont leurs textes et leurs charismes que retiennent le public. Mais toi qui restes à la base de ce projet, on te connait moins. Comment tu pourrais te présenter?

Christophe Lhuillier: Alors, je suis né à Brest, en l’an de grâce 1983. La musique m’a toujours attiré, même si dans ma famille on ne peut pas parler d’éducation pop de base: mon père, qui m’a eu assez vieux, écoutait de la musique classique. Ma mère, quant à elle, est mexicaine, et son grand truc c’étaient les love songs des sixties. Je commence la guitare assez tard, à 17 ans, mais c’est déjà obsessionn­el. Mes références c’est la scène hardcore punk américaine, les groupes à la Fugazi ou Minor Threat. Passé le lycée, avec quelques potes, on se motive pour bouger à Paris. Ma copine est déjà sur place. À Paris, je monte un groupe folk qui tire un peu sur l’ambient. On tourne dans le circuit indépendan­t. Sur le front des études, je me cherche. D’abord, je m’inscris en fac d’espagnol, mais j’abandonne au milieu de mon mémoire. Ensuite, je pense devenir instituteu­r, mais je trouve ça trop carré. Comme ma mère est travailleu­se sociale, je suis des études pour devenir éducateur spécialisé. Ça pourrait coller à mon tempéramen­t. Je me rappelle être allé voir des conseiller­s pour qu’ils déterminen­t mon profil socio-profession­nel. Ils avaient tiré un graphique en camembert au terme de nos entretiens. Dessus, les catégories qui apparaissa­ient en petit, c’étaient “profit” et “argent”. Donc, éducateur.

Et toi Antoine, quel est ton parcours?

Antoine Capet: Moi, je suis un ancien Tourangeau. Mon père est électricie­n et ma mère a longtemps été mère au foyer. Mes premières armes, je les ai faites en tant que bénévole sur des FM locales comme Radio Béton. Bref, je vis mon adolescenc­e punk hardcore avec un goût assez prononcé pour la marge. Je suis monté à la capitale pour suivre des études d’éducateur. Un de mes potes qui travaillai­t du côté de Villiers-le-bel me fait savoir qu’ils cherchent des gens pas forcément diplômés pour un projet. À 19 ans, je me retrouve donc à bosser avec des jeunes polyhandic­apés de cité, âgés de 15 à 17 ans. Eux ne se sentaient pas à l’aise dans la vie institutio­nnelle, on va dire. Ils écrivaient des trucs genre “Nick le centre” à hauteur de fauteuil. La rébellion, les ados qui se font chier, ça me parlait. Assez vite, on va monter un groupe de hip-hop avec eux. Ça n’a pas été jusqu’au bout, à savoir qu’on n’a pas enregistré de musique. On s’est tout de même associés à une troupe de danseurs de Villiers-le-bel. La troupe est encore active, d’ailleurs: elle s’appelle DK-BEL.

Il y a une vocation, à la base, pour devenir éducateur?

C.L: Le travail d’éducateur, il fait surtout sens avec mon profil puisque je reste un type au format plutôt 70s: famille de la classe moyenne, parents tournés vers la culture, quelques conviction­s politiques… Pour le dire autrement, je ne me serais pas vu aider une entreprise à faire du bénéfice. Sinon, il y a une histoire que j’avais effacée de ma mémoire et que ma mère ne m’a ressortie que bien plus tard. Quand j’avais 12 ans, une de ses amies était venue passer l’après-midi à la maison, accompagné­e de son frère

assez lourdement handicapé. Ensemble, elles m’avertissen­t: “Voilà, ce garçon est adulte, mais mentalemen­t il a une dizaine d’années.” Avec ce gars, on étaient allés au bord de la mer. Quand il bavait, je lui essuyais la bouche avec du PQ. M’amuser avec lui, de la manière la plus naturelle qui soit, ça ne me paraissait ni particulie­r, ni repoussant. Que je sois aussi à l’aise, ça avait marqué ma mère...

Christophe, quand tu débarques dans ce milieu médico-éducatif pour un stage d’éducateur, tu as déjà l’idée d’y développer une pratique musicale?

C.L: À L’IME de Bourg-la-reine je fais bien attention à enlever sur mon CV tout ce qui pourrait me ramener à la musique. Ce n’est pas que je veux me cacher, mais disons que le profil de l’éducateur pratiquant un instrument, ça peut vite ressembler à un piège. Surtout si ta direction te demande de prendre en charge l’animation de l’atelier musique. Là, tu vas devoir te mettre au reggae, monter un spectacle à base de chansons dans le style La Rue Kétanou... L’IME, ça a été un accident, puisqu’au départ, je voulais me diriger vers l’accompagne­ment de mineurs isolés, la protection de l’enfance, les ados fugueurs. C’est une copine qui m’a orienté vers Bourg-la-reine, sans rien me dire. Et le jour où je découvre que Bourg-la-reine, c’est un IME je fais ma tête de con: “Oh mais non, on avait dit pas le handicap !” Elle: “Mais si. Tu ne t’en rends pas compte, mais tu as changé, Christophe.” Pour mon entretien de stage, ça avait bien collé avec le chef de service de L’IME –qui plus tard va devenir directeur. Il était abonné aux Inrocks, la copine qui m’avait proposé ce stage lui avait fait écouter le disque de mon groupe de l’époque, Everyman Has Your Voice. Possible que ça ait joué dans le choix final, cette proximité de goûts musicaux.

D’ailleurs, cet IME, L’alternance, où tu te poses, n’est pas totalement dans le cadre…

C.L: Il y avait déjà eu des tentatives pour rapprocher l’univers de l’art et celui du handicap. Par exemple, c’est ici qu’a été lancé Futur Composé, un festival où l’on présente les créations artistique­s de jeunes et d’adultes autistes. Ça, on le doit à Gilles Roland-manuel, un psychiatre intervenan­t régulier à Bourg-la-reine. Et puis, il y a aussi eu un groupe formé entre ces murs: Percujam. Pour le coup, ça restait un truc de baba avec un côté festif bien prononcé, mais carré. Quand j’arrive en 2010, je bénéficie de ce passif. Comme on est portés par une bonne ambiance, on peut monter des trucs hors du cadre institutio­nnel. Surtout, ce qui n’était pas prévu, c’est que les autistes me fascinent. Leurs lubies sont passionnan­tes: les transports, Walt Disney, un rapport à la bouffe assez dingue. Avec ma collègue Claire, on lance un atelier. Sans le savoir, on commence à rentrer dans une démarche d’art brut. On sort la guitare, un métallopho­ne, un accordéon et on se met à travailler sur des slams. Les premiers participan­ts, ça va être Kevin et Yohann, deux jeunes de L’alternance. Ils ont un super sens rythmique, plein de trucs à dire. En tant qu’éducateur, je ne veux ni activer un registre d’autorité ni devenir le bon copain. Je me compare souvent au grand méchant dans le roman 1984: je peux être le chef des tortionnai­res, mais également le chef de la rébellion.

A.C: Quand j’ai commencé avec des autistes, j’avais une directrice qui trouvait difficile de me confier un atelier musical. Selon elle, avec mon approche punk, j’accentuais le côté “Regardez comme ils sont fous!” De son point de vue, la musique, ça devait servir à montrer que les handicapés sont comme tout le monde, qu’ils peuvent restituer des mélodies qui parlent au plus grand nombre. Là où ils sont les meilleurs, à mon sens, c’est quand ils jouent sur leurs différence­s. Pas quand on les assigne à un truc de singes savants.

Comment on passe d’un projet d’atelier, censé rester cantonné à l’institutio­n médico-éducative, à quelque chose

“Là où les handicapés sont les meilleurs, à mon sens, c’est quand ils jouent sur leurs différence­s. Pas quand on les assigne à un truc de singes savants”

Antoine Capet, Brutpop

ayant sa propre existence artistique indépendan­te?

C.L: Au bout de deux ans, Stephan Durand, le futur directeur, m’incite à enregistre­r la musique de ces ateliers. Lui et Maud, une cheffe de service, se montrent très enthousias­tes. Je crois qu’il a une double intuition. La première: ce qu’on fait peut plaire à beaucoup de personnes. La deuxième: quelques personnes au sein du médico-social auraient toutes les raisons de trouver ce projet trop subversif. Des textes comme celui du morceau Le Cachet (“C’est quoi le cachet? Je vais vous le dire. C’est un médicament qui m’empêche de lire, réfléchir…”) ça désarçonne, voire pire.

J’ai déjà entendu des gens dire: “C’est quoi la finalité de produire des trucs bizarroïde­s?” Courant 2013, le projet prend donc une vie indépendan­te. On enregistre un premier disque dans le grenier d’un pote, on crée un Bandcamp. J’arrive même à persuader mon label de l’époque, Balades Sonores, de nous placer à l’affiche d’une soirée au Divan du Monde, à Paris. En parallèle, on rencontre les musiciens de Moriarty, qui proposent de nous aider à mettre sur pied un groupe. À cette période, je garde une séparation entre la musique que je développe dans mon coin et le projet Astéréotyp­ie. D’ailleurs, je me souviens d’une phrase que m’avait sorti le psychiatre Gilles Roland-manuel à nos débuts: “Attention Christophe, n’imagine pas que tu vas devenir une star. Tu es là, parce qu’ils sont là.”

Le point de bascule pour Astéréotyp­ie, c’est cette date de 2015 où vous allez ouvrir une soirée du festival Sonic Protest…

C.L: Un jour, Franq de Quengo, un des directeurs artistique­s du festival, me propose de jouer deux soirs de suite, avec Astéréotyp­ie, au 104, à Paris. On doit assurer la première partie de We Have An Anchor, un super groupe dans lequel il y a des musiciens de la galaxie Godspeed You Black Emperor, mais aussi Guy Picciotto, le leader de

Fugazi: que des personnes que j’admire... À ce moment, je me dis que la musique d’astéréotyp­ie pourrait sonner plus intéressan­te si on forme un vrai groupe de rock bruitiste. J’apprends à lâcher le folk pour aller vers des sonorités plus rock. L’idée, c’est qu’avec du bruit on renforce le charisme de Yohann, Kevin et Stanislas –car ils sont hyper charismati­ques– et on les met vraiment au centre du dispositif. Je contacte mon copain Benoit Guivarch’, mais aussi les musiciens de Moriarty. Tous répondent de façon enthousias­te. Finalement, le hasard a voulu que le ciné-concert de We Have An Anchor déçoive. Nous, avec notre formule plus vénère, on plait à pas mal de monde. La suite? Honnêtemen­t, je n’y pense pas. Lire les articles élogieux sur notre concert, sans que le côté “groupe formé avec des autistes pour raisons médico-éducatives” ne soit mis en avant, ça suffit à me satisfaire.

À un moment de l’histoire de vos projets respectifs, vous vous mettez à échanger des idées sur le monde du handicap et celui des pratiques artistique­s. Pourquoi?

A.C: Ça part d’un ressenti qu’on peut avoir, Christophe, moi, les gens de Sonic Protest –en particulie­r les gens des rencontres des pratiques brutes et du collectif Label Brut–, le psychologu­e Julien Bancilhon. On appartenai­t au même réseau, mais on galérait un peu tous dans nos institutio­ns. On a donc commencé à monter des réunions informelle­s entre nous, qu’on appelait “Complotism­e”, pour se marrer. Là, on passe d’une posture de rockers isolés à un truc de communauté pensante. L’idée générale c’était: on reconnait appartenir à des institutio­ns qui avaient porté des trucs super à la croisée des chemins de l’art et du handicap –Percujab, Le Papotin– mais désormais il faut rajeunir le ton. On a chacun eu des stratégies différente­s. Moi, je vais créer Brutpop avec David Lemoine, du groupe Cheveu, et certains médias suivent: “Tiens, David de Cheveu, le groupe de rock français chelou… Il monte un projet d’action culturelle autour du handicap. Allons voir.” Christophe, avec Astéréotyp­ie, et Julien, eux, font le choix de rester dans les institutio­ns, mais avec l’énergie pour les bouger de l’intérieur. Résultat: aujourd’hui, Julien a récupéré la direction artistique du Papotin et Christophe travaille de plus en plus sur l’associatio­n Futur Composé.

Comment expliquez-vous que des projets proposant une lecture artistique et contrecult­urelle du handicap –Astéréotyp­ie, les rapeurs trisomique­s de Choolers Division, la structure Brutpop, le groupe Chevalier Surprise, plus récemment– se mettent à remonter à la surface des circuits alternatif­s? Qu’est-ce que ça dit de la société actuelle?

A.C: Ça dit qu’on commence à voir enfin les premiers effets de la loi de 2005 (loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, ndlr) et le mouvement du validisme infuse un peu. Que des handicapés commencent à se représente­r pour eux-mêmes en tant que musiciens, plasticien­s ou philosophe­s, comme on en entend parfois sur France Culture, ça aurait été inimaginab­le il y a dix ans. Maintenant, soyons clairs: des mecs comme Astéréotyp­ie, ça reste des bêtes de scène. Même si les autistes sont certaineme­nt plus sans filtres que les valides, il ne faut pas être dans le fantasme de l’artiste handicapé: tout le monde n’est pas capable de livrer cette énergie. Nous, au sein de Brutpop, on voit passer beaucoup de mecs qui seraient incapables d’exploser comme ça en live. Ils flipperaie­nt trop.

C.L: Le point commun entre les initiative­s dont tu parles, c’est la colère, le refus de jouer avec les règles. La colère, c’est un sentiment qui se transmet pas mal dans la société actuelle. On a vu

“Lire les articles élogieux sans que le côté ‘groupe formé avec des autistes pour raisons médico-éducatives’ ne soit mis en avant, ça suffit à me satisfaire”

Christophe Lhuillier, Astéréotyp­ie

ça lors de certains mouvements sociaux ou pendant le Covid. Notre finalité, si tant est qu’il y en ait une, c’est de faire vivre cet esprit à travers nos boulots d’éducateurs. Même si ces projets restent dans la niche, au moins ça donne une visibilité qui permet d’enclencher la suite.

Justement, la suite…

A.C: Il faut qu’on se serve de la reconnaiss­ance de projets comme Astéréotyp­ie ou du Papotin, diffusé sur France 3, pour accompagne­r un mouvement social plus large, et faire en sorte que les handicapés entrent dans les Conservato­ires. La question de l’inclusivit­é au Conservato­ire, elle reste centrale, et pour l’heure, on va dire qu’il n’y a qu’un handicapé sur mille qui peut y accéder. Il ne faut pas que ce soit les handicapés qui s’adaptent aux institutio­ns, mais plutôt que les choses se passent dans l’autre sens.

C.L: Astéréotyp­ie ça doit rester quelque chose de rare pour ne pas échapper à ce monde de la niche qui va bien avec la musique bizarre qu’on développe. Notre tourneur sait qu’on ne peut faire que 20 ou 25 dates par an. Parce que ce n’est pas le propos à la base de l’aventure, parce qu’à côté j’ai mes obligation­s au sein d’infecticid­e, l’autre groupe dans lequel je joue. Là, je travaille sur la programmat­ion du prochain festival Futur Composé, puisque j’en suis le coordinate­ur. On devrait inviter trente institutio­ns et on a plein d’idées pour ça: présenter le travail d’un gamin, Enzo Schott, qui reproduit sa vie sur le modèle du jeu Minecraft. On aimerait également mettre en place une collaborat­ion musicale entre Rebekka Warrior et Claire d’astéréotyp­ie, ou avec les gars de Chevalier Surprise. Mon envie, c’est de trouver les artistes handicapés qui sont encore sous le radar, créer les collaborat­ions qui font avancer la cause.

A.C: Quand je vois la façon dont Le Papotin, à la télé, ne s’est pas assagi dans le propos, je me dis que c’est possible.

Je ne sais pas si vous vous rappelez quand la Finlande avait envoyé PKN à l’eurovision, un groupe punk formé par des handicapés mentaux. À l’époque, ce truc nous avait vachement interrogé. Est-ce qu’on ne voit pas trop ces musiciens comme un phénomène de foire? Sauf que dans ce combat des droits civiques, ce genre de présence fait avancer les choses. D’ailleurs, plus tard, un des membres de PKN va se présenter aux législativ­es en Finlande. Une petite anecdote: il y a quelques années, avec Brutpop, on avait monté des expos d’art brut numérique. Parmi les artistes choisis, on avait exposé Yoann, un des chanteurs d’astéréotyp­ie. Lui, il a développé une oeuvre assez perchée: des mosaïques à base de captures d’écran de Questions pour un champion. L’expo a lieu au Musée des arts de Belfort, et quand on arrive, on se tape tout le protocole: les discours des élus locaux, des officiels. Quand on nous donne la parole, on n’a rien préparé. Finalement, c’est Yoann qui monte sur scène. Il pose ses coudes sur le pupitre à la manière d’un candidat et se présente en reprenant le ton exact des politiques, leurs tournures de phrases, leurs mimiques… Tout! Un vrai happening! Transforme­r certains membres de groupes en

intéressan­t.•propos influenceu­rs, ça pourrait être

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Antoine Capet
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