Society (France)

La carte du Qatar

- – THOMAS PITREL

Alors que les critiques contre le Qatar se sont intensifié­es à mesure que la Coupe du monde approchait, une question se pose: pourquoi un pays aussi riche est-il allé se fourrer dans cette galère? Justement parce qu’il avait besoin de lumière pour survivre, répond Emma Soubrier, chercheuse associée à l’université Côte-d’azur de Nice et à la World Peace Foundation.

Quand le Qatar candidate pour organiser la Coupe du monde et est désigné en 2010, sait-on quel est son but ultime? Il y a deux choses: un désir de diversific­ation économique, et une volonté d’influence sur la scène internatio­nale, le fameux soft power. Ces dernières années, on a entendu parler du plan ‘Vision 2030’ annoncé en Arabie saoudite par Mohammed ben Salmane. En réalité, le Qatar, tout comme les Émirats arabes unis, avait sorti son Vision 2030 dès 2008, et le sport en était une des dimensions centrales. Ça intervient dans un contexte où, tout au long des années 2000, il y a une augmentati­on exponentie­lle des ressources que le Qatar tire du gaz. Arrive la crise de 2008, qui a joué un énorme rôle dans le début d’une influence planétaire du Qatar, car les économies occidental­es se sont retrouvées en manque de liquidités, et les pays du Golfe ont un peu volé à leur secours. Tout cela s’est conjugué et on a donc vu, à partir de 2008, se déployer encore plus la stratégie de rayonnemen­t du Qatar. Pour ne parler que du sport, en 2010, ils obtiennent l’organisati­on de la Coupe du monde, en 2011, ils achètent le PSG, et en 2012, ils lancent BEIN Media.

Aujourd’hui, presque quinze ans plus tard, on se demande pourquoi le Qatar a besoin de ça, il paraît immuable. En 2008, l’objectif était de protéger son existence? C’est vrai que la question du rayonnemen­t du Qatar a, à son origine, de véritables considérat­ions sécuritair­es. Et ce dès les années 1990. La stratégie dont on parle commence sous la houlette du précédent émir, Hamad ben Khalifa. Qatar Airways date de 1993 (deux ans avant la prise de pouvoir de Hamad ben Khalifa, ndlr), Al Jazeera de 1996, puis tout au long des années 2000, le Qatar se pose comme médiateur de conflits, ce qui façonne son image sur la scène internatio­nale. Comme les autres pays du Golfe, le Qatar vit alors encore avec le traumatism­e de l’invasion du Koweït par les troupes de Saddam Hussein en 1990. Le Qatar est un microscopi­que État entouré de très gros voisins qui pourraient avoir des appétits expansionn­istes, a fortiori vu les ressources sur lesquelles il est assis. La réflexion est donc la suivante: si le monde entier sait où est le Qatar, peut-être que les voisins y réfléchiro­nt à deux fois avant d’attaquer.

“Le Qatar découvre que plus l’événement qu’on organise est populaire, plus on s’expose à ce que les squelettes dans le placard soient exposés aux yeux de la planète”

Le Qatar a résisté au blocus de ses voisins entre 2017 et 2020. Cela veut-il dire que le pays a réussi à se protéger définitive­ment? Le blocus est la preuve que le Qatar fait bien de se dire qu’il a encore besoin de se protéger. Il y avait déjà eu une première crise en 2014 qui avait duré moins longtemps, était moins dramatique, mais était arrivée à ce moment parce que le nouvel émir (Tamim ben Hamad

Al Thani, ndlr) avait succédé à son père en juin 2013, et les voisins avaient vraisembla­blement dans l’idée que le Qatar était plus vulnérable. Finalement, la crise s’était résolue pacifiquem­ent, mais dès 2014, il y avait donc une véritable peur au sein du Qatar qu’elle puisse déboucher sur quelque chose de militarisé. C’est à ce moment qu’est discuté le premier contrat Rafale. Le Qatar a besoin de remettre une pièce dans l’industrie de défense des grands partenaire­s pour être sûr que s’il y a un problème, ces derniers voleront à son secours.

L’une des raisons pour justifier le blocus de 2017 était de dire que le Qatar soutenait le terrorisme. C’était une fausse excuse, ou il y avait un fond de vérité? Ce qui a été mis en avant, c’était le paiement d’une rançon pour libérer des otages quelques mois plus tôt, une trop grande proximité avec l’iran, et aussi le soutien aux Frères musulmans. Donc ça dépend beaucoup de quelle est votre définition du terrorisme. Les Émirats arabes unis, par exemple, incluent les Frères musulmans dans leur définition du terrorisme, mais l’arabie saoudite a elle aussi aidé des groupes rebelles, notamment en Syrie, qui se sont retrouvés à avoir des allégeance­s plus que douteuses. Et Oman était beaucoup plus proche de l’iran que le Qatar. Chacun des points mis en avant pour justifier la mise au ban du Qatar pouvait être appliqué à d’autres pays du Golfe. Mais pour beaucoup, il y avait une envie de faire rentrer dans le rang un Qatar qui prenait trop d’ampleur, et qui n’était pas directemen­t sur la ligne de l’arabie saoudite et des Émirats.

Il y a vraiment une histoire de rivalités d’influence et de puissance au coeur de cette crise.

Le Qatar a-t-il tremblé pendant cette crise? Il a tenu grâce au soutien de pays qui ont organisé des navettes aériennes pour lui envoyer des vivres, notamment l’iran et la Turquie. Ce qui a aussi beaucoup aidé le Qatar, c’est que la plupart des grandes puissances n’ont certes pas fait pression pour faire cesser l’embargo, mais ne l’ont pas appuyé non plus. Et l’événement a aussi soudé la population qatarie autour du nouvel émir. Ça a été une forme d’épreuve du feu qui a consolidé son pouvoir.

Le Qatar et les autres pays du Golfe continuent-ils de connaître une croissance exponentie­lle de leurs ressources, comme dans les années 2000? À partir de 2014, il y a eu un ralentisse­ment, et en 2020 et 2021, avec le Covid, les baisses de prix du pétrole et la chute du tourisme ont clairement fait piquer du nez leurs économies. Mais aujourd’hui, ils caracolent à nouveau avec la crise du gaz liée à la guerre en Ukraine. Depuis la fin des années 2000, cette manne est investie, notamment dans les fonds souverains. On a tendance à ne voir les stratégies d’influence que par le rayonnemen­t d’image, mais le capital investi dans des sociétés garantit aussi une influence, en même temps qu’un retour sur investisse­ment. On assiste peut-être moins à une diversific­ation économique qu’à une diversific­ation de la rente. Au lieu que leur rente soit uniquement issue du pétrole ou du gaz, elle se diversifie par le portefeuil­le d’investisse­ments. Cela ne mène pas nécessaire­ment à une économie productive, mais ça permet de garder ce modèle qui peut se permettre d’importer de la main-d’oeuvre en lui proposant un salaire un petit peu plus intéressan­t que ce qu’elle toucherait chez elle. C’est l’ultralibér­alisme fait État.

Le bon déroulemen­t ou non de la Coupe du monde va-t-il faire une différence pour le Qatar, ou le pays a-t-il déjà gagné quoi qu’il arrive en obtenant son organisati­on?

Ce que le Qatar découvre, c’est que plus l’événement qu’on organise est populaire, plus on s’expose à ce que les squelettes dans le placard soient exposés aux yeux de la planète. Beaucoup de ce qui se passe au Qatar, et qui est critiquabl­e vu de Paris ou de Washington, se passe dans l’ensemble de la région. Or, il n’y a pas eu d’appel au boycott lors de l’exposition universell­e à Dubaï l’an dernier. Il n’y a pas eu non plus énormément d’appels au boycott de la Formule 1 à Bahreïn. Le Qatar découvre que le foot est tellement plus populaire qu’il permet de mettre sur le tapis des questions qui ne lui plaisent pas en termes d’image.

Mais ces questions d’image gênent-elles tant que ça le Qatar, du moment où il est mis sur la carte et que cela ne change rien à sa vie économique? En réalité, elle a déjà un peu changé. De nombreuses associatio­ns ainsi que des chercheurs ont utilisé la Coupe du monde pour faire pression sur le Qatar au niveau des droits humains ou des conditions de travail. Et ça a vraisembla­blement permis d’accélérer le fait que le système de la kafala

(le parrainage obligatoir­e des travailleu­rs étrangers par des citoyens du pays, ndlr) a été abolie au Qatar en 2016, même si beaucoup de problèmes demeurent. Finalement, effectivem­ent, peut-être que les grandes entreprise­s ne vont pas se précipiter pour signer des contrats avec le Qatar pour l’instant, parce qu’il y a un coût ‘réputation­nel’ au moment de la Coupe du monde. Mais dans un an, on pourra en reparler. On a généraleme­nt la mémoire très courte.

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