Society (France)

DES VILLES SOUS INFLUENCE

En Afrique, et tout particuliè­rement au Togo, plusieurs projets de “ville intelligen­te” ont vu le jour depuis la pandémie, se basant sur L’IA et les algorithme­s pour régler les problèmes de la population. Pour le meilleur ou pour le pire?

- ROMUALD GADEGBEKU

Togo, printemps 2020. Dans un pays fortement dépendant de l’économie informelle, les restrictio­ns Covid paralysent tout un pan de la population, qui ne peut plus subvenir à ses besoins. L’état souhaite aider les plus pauvres, mais ne sait pas comment les trouver. Conseillé par les prix Nobel d’économie Abhijit Banerjee et Esther Duflo, il décide de consulter des chercheurs de l’université de Californie à Berkeley, spécialisé­s en intelligen­ce artificiel­le. Le laboratoir­e américain développe un algorithme utilisant des données satellitai­res et téléphoniq­ues afin de déterminer les population­s à aider. Pour ce faire, ils ciblent les habitation­s précaires, en prenant notamment en compte la qualité des toitures, et analysent les appels téléphoniq­ues, retenant celles et ceux qui passent peu de coups de fil ou ayant peu de crédit disponible. Au total, le programme détecte 566 567 personnes à aider (soit 7% de la population).

Les femmes reçoivent 12 250 francs CFA mensuels pendant cinq mois (soir un tiers du smic togolais) ; les hommes, 10 500 francs. L’argent est transféré sur leur téléphone via L’ONG américaine Givedirect­ly. Le programme, baptisé Novissi (“solidarité” en éwé, l’une des langues nationales), est salué à travers le monde. Lauréat d’un prix au salon de l’innovation SXSW à Austin, au Texas, le gouverneme­nt togolais est couvert de louanges.

Deux ans plus tard, à Lomé, la capitale du Togo, Sénamé Koffi Agbodjinou est sceptique sur cette initiative rentrant dans le champ de ce que l’on appelle aujourd’hui la smart city. “Cette technologi­e se nourrit de données problémati­ques, regrette l’architecte et activiste de 41 ans. Novissi observe tous les Togolais depuis l’espace. Et demain? On peut penser à des applicatio­ns plus gênantes. Tout cela n’aurait jamais pu être mis en place en Occident.” Un doute d’autant plus légitime que le Togo est une dictature, aux mains de la famille Gnassingbé depuis 1967. Autre source d’inquiétude pour l’architecte: le câble sous-marin installé par Alphabet, la maison mère de Google, en 2020, reliant le Portugal à l’afrique du Sud, et dont Lomé est la première station en Afrique. Celui-ci devrait être mis en route d’ici la fin de l’année. Baptisé Equiano, du nom d’un écrivain antiesclav­agiste nigérian, il doit augmenter puissammen­t la connexion des Togolais et améliorer celle des pays voisins, dont le Bénin, le Ghana et le Burkina Faso. Comme Novissi, Equiano, qui est censé créer 37 000 emplois d’ici 2025, a été accueilli à bras ouverts dans un pays où le taux de pénétratio­n d’internet ne s’élève qu’à 23%. Mais l’opération revient à déléguer une grande partie de sa souveraine­té numérique à un seul acteur privé étranger. Sénamé Koffi Agbodjinou estime ainsi qu’il est “dangereux que Google ait ce monopole”. “La donnée, c’est le nouveau pétrole, abonde Gilles N’goala, qui dirige la chaire Cit.us sur la smart city à Montpellie­r Management. L’enjeu, c’est le partage équitable de la valeur, pour qu’à la fin, on ne se retrouve pas avec des villes dominées par des géants du numérique.” Pour Agbodjinou, l’afrique et ses 1,2 milliard d’urbains à l’horizon 2050 peut devenir “un gros laboratoir­e de dystopie de technologi­e urbaine si ses population­s restent passives”. Autrement dit: si ce continent a été “choisi”, c’est aussi que, face aux géants de la tech, il est moins à même d’opposer une résistance que les autres.

Une smart city citoyenne

À Toronto, par exemple, Google a dû abandonner en 2020 un vaste projet de ville intelligen­te qui suscitait une vive opposition parmi la population. Ann Cavoukian, ancienne commissair­e à la protection de la vie privée de l’ontario, a travaillé avec Alphabet en tant que consultant­e: “Je leur ai dit qu’il fallait ‘désidentif­ier’ les données collectées, c’està-dire retirer tout ce qui était personnel. Ils étaient d’accord, puis ont changé d’avis. J’ai démissionn­é parce que ce projet dérivait vers de la surveillan­ce.” Shoshanna Saxe, professeur­e en ingénierie civile à l’université de Toronto, a un avis tranché sur la question. “La smart city est vendue comme moins chère, plus simple et plus rapide, mais c’est un mirage qui cache le fait qu’on investisse de moins en moins d’argent dans les services, les transports, le nettoyage, les routes. Ce dont on a besoin, ce sont des systèmes d’infrastruc­tures qui fonctionne­nt. La technologi­e peut-être la cerise sur le gâteau, mais certaineme­nt pas le gâteau.”

À Lomé, Sénamé Koffi Agbodjinou préfère croire à une smart city citoyenne. Si l’un des deux laboratoir­es qu’il avait créés en ce sens vient de s’arrêter, faute d’argent, le second vient de recevoir le soutien du fonds d’investisse­ment français 2050, qui défend la tech au service d’une transforma­tion durable de la société. Avec ce labo d’initiative populaire, installé dans un espace de 650 mètres carrés, l’architecte veut faire en sorte que les gens développen­t eux-mêmes la technologi­e destinée à transforme­r leur quartier: collecte des déchets, circulatio­n, livraisons, réseaux sociaux de proximité… Une monnaie digitale a aussi été créée pour payer les commerçant­s du coin. “On a un fort impact sur le terrain, une vingtaine d’enfants apprennent le code et plus de 100 personnes utilisent notre monnaie digitale, décrit-il. Avec l’aide de 2050, on aura un impact encore plus important.” Une initiative saluée par Michael Batty, urbaniste et géographe, lauréat du prix Vautrin-lud en 2013, qui prend l’exemple de Singapour, une “ville intelligen­te qui profite véritablem­ent à ses habitants”: “Avec l’open data, les données sont accessible­s à tous et sont utilisées pour optimiser l’utilisatio­n des transports, l’éclairage, gérer la pollution de l’air. Cette ville est un modèle qui montre que la technologi­e peut être bien utilisée, c’est une question de volonté politique, mais aussi de volonté des citoyens de prendre leur destin en main, analyse l’universita­ire britanniqu­e. En fait, il faudrait des citoyens intelligen­ts plutôt que des villes intelligen­tes.”

“Novissi observe tous les Togolais depuis l’espace. Et demain? On peut penser à des applicatio­ns plus gênantes. Tout cela n’aurait jamais pu être mis en place en Occident” Sénamé Koffi Agbodjinou, architecte et activiste

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