À bouffe que veux-tu
Manger avec quelqu’un, c’est bien plus intime que de faire l’amour avec lui », me certifiait, il y a quelque temps, une copine qui peut passer la nuit avec un garçon sans aucun vêtement puis être complètement paralysée devant la perspective de petit-déjeuner avec lui. Ce qui la terrifie, apparemment, c’est de devoir porter des aliments à sa bouche, de les mâcher puis de les avaler (manger quoi). Mais pas seulement: l’idée même de nourriture devient obscène dès lors que faire l’amour entre dans les activités communes. Avec ses amis, elle est prête à avaler une fondue ou un tourteau à pleines dents, mais devant un type qui lui fait de l’effet, rien que le mot choucroute la met mal à l’aise. Ce qui l’oblige, dans les premiers temps de la rencontre, à développer des stratégies incroyables pour ne jamais avoir à mâcher quoi que ce soit devant sa proie. Enfin ça, c’était avant de connaître Flavio. Un Italien que je soupçonne d’exagérer volontairement son accent et sa grossièreté pour maximiser son charme latin. Un stratagème qui a manifestement fonctionné au-delà de ses espérances avec mon amie qui semble désormais envoûtée par ce bon vivant très organique. Lorsque je le rencontre pour la première fois, il est évidemment ivre et se lance dans une diatribe contre la Bretagne « à qui la nature a tout donné, mais les hommes rrrrrrrrrrrien ». Galvanisé par son propre charisme, les yeux roulants, il éructe, une cuisse de poulet à la main, les lèvres grasses, parsemant son récit d’un gigantesque rire dévoilant des dents jonchées de salade dont la sauce est visible sur sa chemise en plusieurs endroits. Il est évident que ce garçon a érigé ses mauvaises manières à table (p. 44) en art de vivre. Mais il a beau m’agacer, je ne peux pas détacher mes yeux du spectacle qu’il m’offre. Un univers entre l’ogre de Goya et La Grande Bouffe. Où la nourriture devient la belle actrice qui donne la réplique au héros. Il la manipule avec aisance, l’avale, la rejette, plonge ses doigts en elle qui est son essence et son plaisir. Je me retourne alors vers mon amie qui observe son nouvel amant les yeux tellement brillants de joie qu’elle ne se voit pas tendre son assiette à la maîtresse de maison pour une deuxième ration.
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