L’I N D I G E S T I O N DU POUVOIR
Nos anciens Présidents n’y allaient pas avec le dos de la cuillère.
C’EST LA NOUVELLE RÉBELLION
Au début, ça paraissait une bonne idée mais là, on est bien obligés de reconnaître que la mutation healthy (vegan, no-gluten, etc.) et néo-bourgeoise (sortez les couverts) de la junkstreet-fast food va un peu trop loin. Entraînant un début de rébellion: «En réaction, on assiste à une nouvelle lecture de la table, moins normée», observe Kilien Stengel, auteur gastronomique et enseignant à l’université François-rabelais de Tours. Une revendication à disposer de son assiette qui dégouline sur les réseaux sociaux, ouvrant la voie à une nouvelle esthétique gastronomique crado-cool. Illustration parfaite du genre, le compte Instagram Hot Girls Eating Pizza et ses 20000 followers. Sous sa baseline «Cool girls andhot pizza», digne d’un porno mêlant des étudiantes peu farouches et un pizzaïolo se faisant payer en nature, il compile des clichés de jeunes et jolies filles s’empiffrant de pâte levée au fromage. Même ambiance sur le compte Girls with Gluten avec ses photos d’anonymes et de vedettes engloutissant des plats comme si le cholestérol était une légende urbaine. Un coup de gueuleton professé également par les mannequins Megan Fay et Tilda Lindstam, qui n’hésitent pas à se mettre en scène, affalée par terre, un ice sandwich dégoulinant aux commissures des lèvres pour l’une ou une tranche de jambon serrano à la main pour l’autre. Il ne s’agit pas seulement de manger mal, mais aussi de manière peu ragoûtante. Et quand Beyoncé a fait son coming out végétalien sur le propret plateau de Good Morning America en juin dernier, des fans déçus ont orchestré un vaste vegan shaming, à base de photomontages des clips où elle apparaissait en train de manger de la junk food et en pourrissant son Instagram d’émojis fritespoulet-burger. Le monde n’était pas prêt à voir sa Queen of Pop croquer délicatement dans une chips de kale avant de s’essuyer la commissure des lèvres. Manger sans se soucier de tacher son bustier, c’est la nouvelle fureur de vivre.
ÇA STIMULE LE POINT G
Bouffe et sexe ont toujours été copains comme cochons, ne serait-ce qu’au niveau lexical. (C’est qui qui passe à la casserole ce soir?) Et les manières à table sont souvent perçues comme un indice de la sensualité du mangeur. Dans Eva, son dernier roman, en lice pour le Goncourt, Simon Liberati raconte comment il a été d’emblée fasciné par la «manière gauche et sexuée d’occuper l’espace, de manger bruyamment» de sa compagne Eva Ionesco. C’est aussi à cause de sa façon de se nourrir (la bouche ouverte), qu’abdellatif Kechiche décide de prendre Adèle Exarchopoulos pour le rôle principal de La Vie d’adèle. «Elle a commandé une tarte au citron, et à sa façon de la manger, je me suis dit: “c’est elle.” Elle est “dans les sens”», expliquait le réalisateur dans le dossier de presse pour la Palme d’or. Un potentiel qui n’a pas échappé à l’industrie du sexe, qui commercialise depuis 2013 des préservatifs goût bacon ou encore des slips en viande séchée. Sur le Net, le Mukbang, l’art de se filmer en mangeant, est un sous-genre Youtube très lucratif. Les fans de la Coréenne BJ Wang Joo ne sont jamais aussi comblés que quand elle se filme en train de ronger un max d’os de poulet bien gras. Et le rappeur Action Bronson a son émission sur la chaîne food de Vice, Munchies. «Toute transgression est source de plaisir interdit, coupable, souligne Patrick Rambourg, historien de la gastronomie. Adopter de mauvaises manières, c’est une façon de s’émanciper.» Quand la générationy affirme à 92% «manger sainement… ou en avoir l’intention» (selon une étude menée sur des Britanniques par Elior, une entreprise de restauration rapide), le journaliste Quentin Girard, après un saut au Burger King, parle, lui, dans un papier publié en juin dans Libé, de «ce doux sentiment de s’être agréablement souillé le corps et l’âme». Comme pour le sexe, manger mal serait-il un acte libérateur? «On n’est plus dans les apparences, ni dans la théâtralisation», affirme Kilien Stengel. Bref, on est «vrai» comme dirait un candidat de téléréalité.
C’EST UN ENJEU DE POUVOIR
Comme un candidat de téléréalité ou un homme politique. En pleine campagne législative, au printemps dernier, les Britanniques se sont pris de passion pour la façon de se nourrir de leurs candidats. David Cameron, alors en difficulté dans les sondages, est devenu la risée du pays après avoir mangé un hot-dog avec des couverts lors d’un barbecue électoral où il était venu sans cravate – pour montrer sa proximité avec le peuple britannique. Au contraire, son rival travailliste Ed Miliband, qui s’était fait photographier quelques mois plus tôt mangeant salement un burger, avait reçu un soutien massif sur les réseaux sociaux. Pour répondre au Guardian qui l’avait accusé de ne pas avoir su rester digne en public, une pluie de selfies #IAMED, représentant des twittos mangeant le plus grossièrement possible, s’était abattue sur le Web. Pourtant, ce n’est pas de leur faute, les puissants seraient condamnés à se restaurer salement. C’est ce qu’affirme le psychologue Dacher Keltner. Il étudie, à l’université de Berkeley en Californie, les effets néfastes du pouvoir (hiérarchique, politique…) qui rendrait égoïste au point de ne plus prêter attention à son environnement. Parmi les symptômes de cette dérive, le fait de manger comme un cochon– remember Franck Underwood et ses ribs. «Les cadres ont peut-être les pleins pouvoirs mais mettez-les à table et ils se tiennent comme des mômes. Les personnes à des postes élevés ont tendance à perdre le contact avec leur environnement et deviennent plus impulsives, égocentriques, comme les victimes de traumatismes crâniens dont le lobe frontal a été endommagé (zone de l’empathie)», affirme-t-il. Vous savez ce qu’il vous reste à faire lors de votre prochain dej pro.