Mauvaise Habitude
e procès se joue, à huis clos, et en quelques secondes seulement. Tu n’as pas encore ouvert les yeux, tu gravites dans cet état intermédiaire, à la frontière entre le sommeil et le moment où tu es en retard pour te préparer. Tu allumes ton disque dur interne. Alors que ta conscience se remet lentement en marche, une voix te dresse un état des lieux. Bref récapitulatif de ce qui s’est passé la veille, mesure du taux d’angoisse, calcul des performances, cartographie des zones de stress. Puis un point rapide sur les tâches à effectuer en urgence, évaluation des possibles, risques de catastrophes plus ou moins naturelles, bilan anticipé. Le croisement de toutes ces données produit une humeur qui colorera l’ensemble de ta journée sans que tu n’y puisses rien changer. Si le résultat est négatif, les vingt-quatre prochaines heures seront dans le rouge. Ce matin, alors qu’un nouveau jour se lève, la voix dans ta tête te signale que tu dois «écrire ton billet hebdomadaire» et que «tu n’es pas très drôle en ce moment». C’est une remarque qui a été émise à la rédaction. En croisant ces informations, tu sais donc que ton programme se résume en une ligne: écrire un texte amusant. C’est le début d’un épisode de panique absolue. Comment faire pour être drôle sur commande? Doit-on céder à l’injonction proclamant qu’il faut rire de tout? Tu en doutes. Pour toi,
Lil n’y a rien de plus glaçant que l’humour lorsqu’on cherche désespérément à le produire. Tu as toujours le sentiment que le rire naît de la rencontre magique et aléatoire entre une situation et un trait d’esprit. À ce titre, tu n’aimes pas assister aux spectacles comiques. Tu es en empathie totale avec l’humoriste qui se démène pour aller chercher la bonne humeur au péril de sa dignité. Tu vis par procuration le suspense terrible qui vient ponctuer chaque réplique spirituelle et le couperet qui retombe quand la salle reste silencieuse. Mais où trouver l’inspiration? Là reste la question. Tu décides, assez judicieusement, de chercher la réponse ailleurs qu’en toi-même. Tu parcours les actualités. La nouvelle loi sur le travail fait rire jaune. Les rebondissements dans l’affaire Kerviel feraient certes une comédie, mais dans un genre dramatique. Trump président, peut-être, oui, une sacrée plaisanterie, si le risque de le voir vraiment élu n’était pas si réel. Les heures passent et tu sombres. Tu as l’impression d’être Gad Elmaleh dans une publicité pour la banque. Tu n’es plus dans le rouge, tu navigues sur les flammes de l’enfer. Vite quelqu’un, une blague. Deux filles sont sur un bateau, l’une n’est pas drôle, l’autre non plus. Qu’est-ce qui tombe à l’eau? Ta chronique. Voilà, tu auras réussi à rester fidèle à ta ligne directrice, écrivant sur l’humour un texte qui ne fera sourire personne. Bravo. Et à demain matin pour le prochain point.
“le rire naît de la rencontre magique entre une situation et
un trait d’esprit”