Stylist

Mauvaise Habitude

- Par Audrey Diwan

lle a une quarantain­e d’années, une certaine allure ; votre premier rendez-vous se déroule dans un restaurant, non loin de son bureau. Privilège de l’âge, c’est elle qui a fixé le lieu de la rencontre, ce qui lui confère déjà l’avantage du terrain. Vous allez peut-être travailler ensemble, tout dépend des minutes qui vont suivre. Non de ce qui se dira, les mots ne seront là que pour protéger les apparences, une illusion de bienséance. La vérité sur vos rapports s’établira dans le silence, en creux. Elle tiendra à quelques regards, une manière de s’asseoir, de se positionne­r, de prendre l’ascendant sur l’autre sans avoir l’air d’y toucher. L’heure à venir est un combat, un bras de fer, quelques instants de pure violence morale qui poseront à jamais les forces en présence et la nature de votre relation. Alors que tu t’assieds, elle appuie son menton dans le creux de sa paume et prend le temps de t’étudier. Une courte pause pour vérifier que tu n’as pas peur de t’offrir à son regard. Elle est d’abord d’une douceur perverse, d’une prévenance inquiétant­e. Elle a aperçu un paquet de cigarettes dans ton sac entrouvert et te demande si tu préfères t’installer en terrasse pour fumer. Dis oui, et tu fais l’aveu de ta nature addictive, exposes tes faiblesses ; refuse, et déjà

Etu te soumets à sa domination. Elle fait signe à la serveuse et commande de la nourriture en abondance et sans te laisser le choix, elle est prodigue, généreuse. En fait, elle veut savoir si tu as l’intention de lui manger dans la main. Et déjà, tu as envie de t’en aller, en courant, de partir loin. Tu réagis enfin, t’empares de la question et l’interroges sur son parcours. Elle manie à merveille l’autodérisi­on, se moque de ses premiers pas difficiles, elle tacle avec esprit la débutante qu’elle fut. Elle ponctue sa phrase d’un large éclat de rire. Elle a un rire profond, grave, entraînant. Et tu ris avec elle, sincèremen­t embarquée dans son récit. Puis au moment voulu, elle reprend son sérieux, balaie ce souvenir d’un revers de la main. Cette période est bien loin. Aucune chance de croiser, un jour, cette novice un peu gauche, elle est morte, enterrée sans la moindre larme, le moindre regret. Qui pleurerait cette fille sans avenir ? Elle plante son regard dans le tien. Changement de températur­e. Elle est plus froide encore que lorsque tu t’es assise. La serveuse apporte une farandole de gâteaux. Tu repousses ton assiette d’un geste poli et sec, définitif. Tu souris brièvement, ajoutes que tu n’as plus faim. Quand l’addition arrive, elle propose de partager à parts égales. Tu préfères régler seule, clôturer les comptes et annoncer, à jamais, la fin de la partie.

“L’heure à venir est un combat, quelques instants de pure violence morale”

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