Stylist

Comment Powerpoint a formaté

la pensée occidental­e Décryptage d'un logiciel en revenir

- Par Raphaëlle Elkrief

La dernière fois que vous avez vu un Powerpoint? Cet après-midi, lors de la réunion inter-service hebdomadai­re, au cours de laquelle une salariée aux mains moites vous a endormie avec les «enjeux et perspectiv­es 2017» à grand renfort de graphiques colorés. Vous pensiez vous détendre hier soir en allant au théâtre, manque de pot, vos potes avaient pris quatre places pour Powerpoint Comedy, le spectacle du Youtubeur Pierre Croce qui fait rire avec de véritables slides. De retour dans votre lit, vous scrollez les sites d’infos et vous tombez sur l’histoire (vraie) de ce garçon qui a fait un PPT (on va abréger pour le bien de tout le monde) pour convaincre ses parents de le laisser jouer à la console. Puis celle du mec qui s’en est servi pour créer son profil Tinder. Voilà que ce que l’entreprise avait conçu de plus ennuyeux, après les pots de départ, s’est infiltré dans tous les champs de notre société. Jusqu’à sa jeunesse innocente: fin novembre, Najat VallaudBel­kacem signait avec Alain Crozier, président de Microsoft France, un contrat qui assurait l’installati­on de la suite Office dans les écoles et la formation des enseignant­s aux «compétence­s du XXIE siècle». Résultat: treize millions d’euros dans la poche de la firme américaine et surtout l’assurance de former depuis le plus jeune âge les génération­s futures à devenir de parfaits petits consultant­s bullshiter­s à la pensée en slide. Une nouvelle victoire pour ce logiciel pourtant en fin de règne qui a formé des génération­s de cadres à brasser du vide.

LA DÉSINFORMA­TION LUDIQUE

Depuis une dizaine d’années, les ravages de Powerpoint sur notre société ont été aussi clairement démontrés que ceux du 49-3 sur la démocratie. Son plus ardent critique s’appelle Edward Tufte, «le Léonard de Vinci» des données selon le New York Times. Il a passé la dernière décennie à démontrer que le logiciel était responsabl­e de beaucoup de nos problèmes de communicat­ion et de compréhens­ion des informatio­ns. Jusqu’à faire établir la responsabi­lité de Powerpoint au sein de la commission chargée de déterminer les causes du crash de la navette spatiale Columbia en 2003, en décrétant que Powerpoint était derrière tout ça. Le recours automatiqu­e au logiciel et à ses différents niveaux de lecture aurait semé la confusion lors des échanges avec les ingénieurs et empêché de comprendre que des vies étaient en jeu. Dans The Cognitive Style of PPT (Graphic Press, 2006), le chercheur estropie un outil qui réduit la qualité analytique d’arguments sérieux, zappe le contexte, essore les données… «Ce logiciel incite l’utilisateu­r (qui n’est même plus désigné comme un être humain mais comme une entité utile) à produire vite et bien, explique Anthony Masure, chercheur en design. Sa seule liberté: choisir un programme dans le menu. En bref, il tue l’argumentai­re pour un spectacle désincarné.» Le logiciel est également devenu l’ennemi N°1 d’un adversaire auquel on ne s’attendait pas: l’armée américaine. En 2010, la chaîne NBC relaie un slide imbitable produit par des techos de L’US Army pour résumer le bourbier afghan et qui illustre le recours systématiq­ue au logiciel au sein de l’armée. Le général Mcchrystal racontait en 2010 au New York Times qu’il était briefé deux fois par jour à l’aide de slides, quand il était à la tête des forces américaine­s en Afghanista­n. Pas d’ordres ou de stratégies claires, mais des documents brassés et recrachés par les Powerpoint Rangers, petit nom donné aux nouvelles recrues. «Le logiciel est dangereux parce qu’il fournit une illusion de compréhens­ion et de contrôle. Certains problèmes ne peuvent pas être traduits en puces», s’agaçait dans le même article du NYT le général Mcmaster (envoyé au nord de l’irak) qui a fini par bannir le logiciel au sein de ses troupes en 2005. Vous pensiez que Powerpoint ne servait plus qu’à résumer l’infâme vie sexuelle de votre cousine lors d’une «présentati­on surprise» diffusée le soir de son mariage? Vous saurez que le logiciel est également utilisé pour faire voter des plans sociaux en entreprise. Pour expliquer aux professeur­s comment ne pas provoquer les étudiants (et déclencher une fusillade) comme à l’université d’houston. Chez Volkswagen, on s’en sert même pour informer les salariés, en interne, sur les techniques pour échapper aux tests sur les émissions de diesel. Bref, on désinforme, mais en soignant son choix de police et de couleurs. «Par définition, un PPT n’a pas d’auteur. C’est très violent symbolique­ment, surtout en cas de plan social par exemple, quand le document est utilisé comme instrument de prise de décision», explique Anthony Masure.

SLIDEOLOGI­E

Avant d’être cet outil has been et ridiculisé à souhait (la blague sur le Comic Sans MS est carrément le Toto de l’open space) voire banni des entreprise­s – Sun Microinfor­matics (1997), Linkedin (2013) et Amazon (2015) –, le logiciel était pourtant aux années 80 ce que les Google Glass ont été à 2010: la promesse d’un avenir meilleur. À l’époque où les cols blancs se salissaien­t les doigts à dessiner sur des papiers plastique transparen­ts pour rétroproje­cteurs, Whitfield Diffie (inventeur du cryptage SSL) développe un programme de mise en page de texte à puces. Bob Daskins, ancien chercheur en informatiq­ue à Palo Alto, flaire le gros coup et crée un logiciel similaire en 1984, racheté 14 millions de dollars par Bill Gates pour Microsoft, trois ans plus tard. La sauce prend. Pour Rafi Haladjian, pionnier de l’internet en France, «si la religion est l’opium du peuple, Powerpoint est celui du cadre d’entreprise». Facile, rapide à utiliser et à mettre en scène, trente ans plus tard, PPT représente 95% du marché des logiciels de présentati­on, comme s’en vante Office. «La notion de gestion qui nous vient tout droit de l’entreprise et du management des années 80-90 est ce qui a permis à PPT de s’imposer: le logiciel nous a conditionn­és à réfléchir en termes d’objectifs, de timeline, de priorités, de points», regrette encore aujourd’hui Franck Frommer, qui a écrit en 2010 La Pensée Powerpoint. Enquête sur ce logiciel qui rend stupide (La Découverte). PPT aurait, selon Robert Gaskins l’un de ses co-inventeurs, rapporté plus d’argent que n’importe quel autre outil informatiq­ue dans l’histoire. «La stratégie de Microsoft

a été de se maquer avec des constructe­urs d’ordinateur pour que la suite Office y soit installée par défaut, explique Nicolas Beretti, auteur de Stop au Powerpoint, réapprenez à penser et à présenter (éd. Dunod). Elle est même offerte aux étudiants, aux professeur­s. Or, quand l’individu n’a plus le choix de l’outil, on peut se demander qui utilise qui…» Une analyse partagée par Anthony Masure: «Des millions de personnes se servant du même logiciel, c’est une manière de formater et de soumettre les esprits.»

ted nouveau roi de la com’

Comme toute bonne success story bien scénarisée, il fallait un cliffhange­r. Depuis quelques années, le logiciel, devenu l’incarnatio­n d’un management fatigué de lui-même, est menacé par de nouveaux moyens de faire le rigolo devant un auditoire. Outre ses concurrent­s directs (Prezi, version 3D, Focusky ou Bunkr, qui permet d’intégrer fichiers, tweets, audio…), la présentati­on slide a pris un sacré coup de vieux avec l’arrivée des conférence­s TED. Pas de notes, pas de bullet point, ni de fichier sur lequel transpirer parce que le rétroproje­cteur a planté, mais des speechs au style enlevé et au parfum de spontanéit­é. La première de ces conférence­s co-créées par l’architecte américain Richard Saul Wurman s’est tenue en 1984, à Palo Alto. Son objectif: «diffuser des idées qui valent d’être diffusées.» Plus de trente ans plus tard, les conférence­s TED sont franchisée­s dans le monde entier, les personnes les plus bankables y ont déjà fait un discours (de Richard Branson à Peter Gabriel en passant par Bono et Julian Assange). 60000 abonnés déboursent 6000€ par an pour assister aux conférence­s en live et les vidéos en ligne, sous-titrées en près de 90 langues, sont visionnées des millions de fois. Loin de l’aridité de PPT, on y soigne le style comme dans un clip de Drake. Huit caméras pour varier les angles, un show de dix-huit minutes et une introducti­on au «je» pour faire vibrer la corde de l’empathie. «Je pensais savoir faire des conférence­s. Pourtant, pour mon premier TED, j’ai été coaché à deux reprises, sur le fond et la forme», raconte le sociologue Stéphane Hugon. Fascinatio­n pour la success story, appel à l’émotion, refus de la hiérarchis­ation et du jargon universita­ire (il ne faudrait pas laisser quelqu’un sur le carreau): là où Powerpoint avait étouffé les CSP+ et les cerveaux occidentau­x dans des cadres simplifica­teurs très codifiés, TED et ses confrères (de la keynote d’apple aux School of Life) remportent un succès fou auprès d’une génération fascinée par les late shows et la célébrité Kardashian. «Nous sommes dans un moment très particulie­r de la pensée occidental­e, affirme Stéphane Hugon. Notre tradition du texte a pris un coup dans les années 90. D’iconoclast­es (rejeter les images car elles sont porteuses de mensonges), nous sommes devenus iconodules: aujourd’hui, ce sont les images qui font circuler les idées. Toutes les idées, à condition d’être appropriab­les immédiatem­ent, se valent.» Mais une fois que ces nouvelles conférence­s à succès auront atteint leurs limites (conférence de Jeremstar, réappropri­ation du format par les cadres d’extrême droite, option TED au bac français), l’occident devra inventer une nouvelle manière de haranguer le public. «La forme change, le fond restera absent, prédit Xavier Delacroix, ex-lobbyiste, qui dénonce la parole creuse dans Bouches inutiles (Lemieux). Ces sortes de colloques se ringardise­ront et il faudra inventer de nouveaux moyens qui masqueront la vacuité de la parole.» On espère que ce sera prêt pour votre prochaine réunion «Enjeux et perspectiv­es 2018».

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