Mauvaise habitude n°118
Réagir dans l'urgence
“À la radio ce matin, tu as appris que Valls avait libéré
une raffinerie”
Le long du boulevard périphérique, une voiture bleue vient se garer derrière les autres, si nombreuses déjà. Il y en a pour des heures avant qu’elle atteigne la pompe. Le conducteur éteint son moteur et ouvre la fenêtre pour prendre la température. L’ambiance est chaude, ce soir-là, à la porte de Clignancourt. Un homme, en tête de file, vient de sortir un jerrican en plastique. Les autres automobilistes lui sautent à la gorge. Ils l’empoignent à pleines mains. Ça va pas, non? Et puis quoi encore! Ils lui arrachent le récipient, le jettent: il devra se contenter de ses quarante euros, comme les autres. Chacun ses quarante euros, la formule semble déjà rentrée dans les moeurs. Puis vient le terme qui t’interpelle. Rationnement. Il le sait, non, que l’essence est rationnée? Depuis plusieurs mois, le vocabulaire français a amorcé un virage. Le pays vit dans un état d’urgence et son champ sémantique imprime cette humeur. Progressivement, quelques expressions martiales ont refait surface, l’une après l’autre, passagères clandestines de la langue, colonisant petit à petit l’inconscient collectif. Le langage s’est mis à bouillir, expression manifeste d’un ras-le-bol imprécis encore. Il faut que quelque chose change, murmure le peuple. Tandis que le gouvernement se prépare à la lutte. À la radio ce matin, tu as appris que Manuel Valls avait libéré une raffinerie du Nord à coups de canons à eau. Il faut éviter la pénurie, clame-t-il. Et chaque fois qu’il prononce ces mots brûlants, le pays entier prend d’assaut ses stations-service pour s’approvisionner, provoquant la pénurie dont parlait le Premier ministre et qui peut-être n’existait pas avant qu’il l’ait évoquée. Tu as lu hier les mots de «prophétie auto-réalisatrice». Le pouvoir performatif de la langue. Sa fonction sur le réel, les phrases qui provoquent les actions répondant aux désirs inconscients de ceux qui les prononcent. Une idée qui te rappelle cette tirade que tu aimes tant, celle de Jean-pierre Léaud dans La Naissance de l’amour. «En réalité, on ne sait jamais ce qu’il se passe, on sait seulement ce qu’on veut qu’il se passe, c’est comme ça que les choses arrivent. En 17, Lénine et ses camarades ne disaient pas: nous allons faire la révolution car nous voulons la révolution. Ils disaient: toutes les conditions de la révolution sont réunies, la révolution est inéluctable. Ils ont fait la révolution qui n’aurait jamais eu lieu s’ils ne l’avaient pas faite et qu’ils n’auraient pas faite s’ils n’avaient pas pensé qu’elle était inéluctable, uniquement parce qu’ils la voulaient.» À la station Total, on crie de plus en plus fort. Le caissier a quitté sa baraque. Il ne sait plus comment calmer la foule impatiente. «On en a assez! Si ça continue, on va tout faire sauter»,hurle un jeune, descendant de son scooter. Et la voix de Jean-pierre Léaud qui répète en boucle, dans ta tête: «Personne ne sait ce qu’il va se passer.»