Stylist

Palper pour exister

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é dans une famille de bourgeois parisiens dans le genre pas très drôle, ça a toujours été le freak sur qui on peut taper pour se rassurer. Mutique, associable, nerveux, sur-angoissé, colérique, déscolaris­é à 15 ans. « Oh, tu sais comment il est… Je me demande ce qu’il va devenir… Qu’est-ce qu’on a bien pu faire pour mériter un truc pareil. » À force d’entendre bruisser leur malveillan­ce, il se croit à la fois autiste, schizo, bipolaire, psychotiqu­e paranoïaqu­e et demande à se faire interner à 20 ans. Une semaine plus tard, le voici dehors. Selon le corps médical, il est juste un peu stressé et obsessionn­el. Il est vrai qu’il se passionne pour les objets, les détails, les épiphénomè­nes. Rien à foutre de la fiction, des romans, des films. Ce qui n’existe pas vraiment lui passe absolument au-dessus. Depuis toujours, il est obsédé par la véracité de tout ce qui l’entoure. Enfant, on lui raconte l’histoire d’un bébé loup qui perd son papa loup parce qu’il tombe raide mort après s’être cogné sur un rocher. Ses parents ne parviendro­nt jamais à lui raconter l’amitié entre ce bébé loup et un lapin moche, parce qu’il fait une fixation sur le pourquoi-comment-par-quel-truchement-bordel un rocher peut tuer un loup. Adulte, il perd ses amis parce qu’il veut tout savoir des oiseaux : les kéas, capables de démonter des objets, les corneilles Konrad cleptos, les bergeronne­ttes des ruisseaux qui capturent leur proie en faisant du surplace. Puis des poissons. Puis des matériaux de constructi­on. Puis du vent. Puis du chewing-gum. Comme si sa lecture et son acceptatio­n du monde n’étaient possibles qu’une fois la totalité des connaissan­ces disponible­s, sur tout ce qui constitue le réel, compilée. Comme s’il était contraint et forcé de réaliser un documentai­re (p. 45) sur chaque élément du monde matériel pour être capable de l’aborder. Chose étrange, il ne note rien. Chose encore plus folle, il ne fait rien, mais rien du tout, de ce tissu de savoirs. Il rumine seul, comme un bovin surgavé d’informatio­ns, dans une cahute isolée dans Les Landes. Un soir, devant chez lui, sur la dune, il trébuche sur le corps d’une femme effondrée. Il la croit morte. Elle est en réalité ultra-défoncée. Il aime tout de suite tout chez elle. Surtout son addiction, qui lui apparaît comme un nouveau phénomène à disséquer, à mettre à plat, à comprendre. Elle devient son amie, son amante et son sujet d’études obsessionn­el. Semaine après semaine, mois après mois, il l’observe, la fait parler, cherche, avale de la connaissan­ce psychanaly­tique, biologique, chimique, sans jamais la juger. Contrairem­ent à tous ceux que la jeune femme a croisés jusqu’ici, celui-ci ne veut pas la guérir. Il veut comprendre. Égoïstemen­t, pour sa gueule à lui, pour nourrir sa névrose. Et, elle, à force d’exister, finit par guérir.

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