PARTIR GAGNANT
“en ce joli matin, tous les enfants sont joyeux et c’est ce qui te fait flipper”
Ils sont une vingtaine, se tenant par la main, deux par deux, en rang, et ils discutent. Ils sont tout juste assez grands pour apercevoir les visages faussement souriants, sur les affiches placardées face à la grande porte en bois. Ils ne les regardent même pas, en quittant l’école. Ils ont une sortie au musée et tu es ravie de les accompagner, de prendre l’air, de quitter le monde des adultes trois heures d’affilée comme une respiration. Mais, quand tu tends l’oreille, tu comprends qu’ils parlent tous, comme leurs parents, de l’élection à venir. C’est quoi exactement la politique à hauteur d’enfants ? Un moment d’appropriation. Ils répètent exactement le discours des adultes, avec la même exaltation sémantique que lorsqu’ils prononcent leurs premiers gros mots. Ils s’approprient des expressions de grands et dans ce cas précis, les grands les encouragent à agir par mimétisme sans trop se poser de questions. Parce qu’ils n’ont pas l’âge de s’inquiéter de l’avenir politique du pays et qu’il vaut mieux leur octroyer quelques années d’insouciance avant de leur faire un cours particulier sur le pouvoir croissant de l’extrême droite, parti négationniste, dans un pays qui a beaucoup oeuvré durant la collaboration. Toi-même, tu as souvent passé une main satisfaite dans les cheveux de ta fille. À chaque fois qu’elle a dit : «Tout, mais pas Marine Le Pen », jetant vers toi un regard en biais, regard qui attendait une forme de validation. Ce qui est en soi un début d’éducation, un peu léger, plaçant la présidentielle au niveau d’un poème de Jacques Prévert, c’est vrai. Mais, tu t’es toujours dit que c’était mieux que rien. Seulement voilà, en ce joli matin non pluvieux, tous les enfants sont joyeux et c’est ce qui te fait littéralement flipper. Car à eux tous, ils sont un petit sondage qui ne mentirait pas sur les réponses. Analyse de ton panel. Ils ont majoritairement grandi à Paris, habitent dans le coin le plus résidentiel du 18e arrondissement et fréquentent une école publique. À bien les regarder, tu dirais que plusieurs d’entre eux, à l’instar de tes enfants, ont des familles d’origine étrangère, immigrés de deuxième ou troisième génération. Et donc, ils sont TOUS de bonne humeur aujourd’hui. Ils sont de bonne humeur parce que Marine ne gagnera pas. Ils le disent comme doivent le dire leurs parents, avec la même confiance aveugle, l’ivresse de la certitude qui fait les meilleures gueules de bois. ILS N’ONT PAS PEUR. Parce que tout est déjà joué. Tu profites du pique-nique pour prendre en main un discours civique à hauteur des pâquerettes et rappeler que non, en fait, rien n’est sûr. Que partir gagnant, c’est risquer deux fois plus : perdre et s’en vouloir d’avoir perdu. Il faut aller voter pour consolider cette certitude. Tu n’es pas sûre que le téléphone fonctionne dans les deux sens et qu’ils répéteront bien ton discours à des parents qui se demanderont de quoi tu te mêles. Mais nous avons, en cet entre-deux tours, le devoir d’être inquiets, celui d’être conscients. Ce soir, tu parleras sérieusement à ta fille. Tu as eu tort sûrement, comme les autres. Il faut parfois se résoudre à faire peur aux enfants.