Stylist

PARTIR GAGNANT

- par Audrey Diwan

“en ce joli matin, tous les enfants sont joyeux et c’est ce qui te fait flipper”

Ils sont une vingtaine, se tenant par la main, deux par deux, en rang, et ils discutent. Ils sont tout juste assez grands pour apercevoir les visages faussement souriants, sur les affiches placardées face à la grande porte en bois. Ils ne les regardent même pas, en quittant l’école. Ils ont une sortie au musée et tu es ravie de les accompagne­r, de prendre l’air, de quitter le monde des adultes trois heures d’affilée comme une respiratio­n. Mais, quand tu tends l’oreille, tu comprends qu’ils parlent tous, comme leurs parents, de l’élection à venir. C’est quoi exactement la politique à hauteur d’enfants ? Un moment d’appropriat­ion. Ils répètent exactement le discours des adultes, avec la même exaltation sémantique que lorsqu’ils prononcent leurs premiers gros mots. Ils s’approprien­t des expression­s de grands et dans ce cas précis, les grands les encouragen­t à agir par mimétisme sans trop se poser de questions. Parce qu’ils n’ont pas l’âge de s’inquiéter de l’avenir politique du pays et qu’il vaut mieux leur octroyer quelques années d’insoucianc­e avant de leur faire un cours particulie­r sur le pouvoir croissant de l’extrême droite, parti négationni­ste, dans un pays qui a beaucoup oeuvré durant la collaborat­ion. Toi-même, tu as souvent passé une main satisfaite dans les cheveux de ta fille. À chaque fois qu’elle a dit : «Tout, mais pas Marine Le Pen », jetant vers toi un regard en biais, regard qui attendait une forme de validation. Ce qui est en soi un début d’éducation, un peu léger, plaçant la présidenti­elle au niveau d’un poème de Jacques Prévert, c’est vrai. Mais, tu t’es toujours dit que c’était mieux que rien. Seulement voilà, en ce joli matin non pluvieux, tous les enfants sont joyeux et c’est ce qui te fait littéralem­ent flipper. Car à eux tous, ils sont un petit sondage qui ne mentirait pas sur les réponses. Analyse de ton panel. Ils ont majoritair­ement grandi à Paris, habitent dans le coin le plus résidentie­l du 18e arrondisse­ment et fréquenten­t une école publique. À bien les regarder, tu dirais que plusieurs d’entre eux, à l’instar de tes enfants, ont des familles d’origine étrangère, immigrés de deuxième ou troisième génération. Et donc, ils sont TOUS de bonne humeur aujourd’hui. Ils sont de bonne humeur parce que Marine ne gagnera pas. Ils le disent comme doivent le dire leurs parents, avec la même confiance aveugle, l’ivresse de la certitude qui fait les meilleures gueules de bois. ILS N’ONT PAS PEUR. Parce que tout est déjà joué. Tu profites du pique-nique pour prendre en main un discours civique à hauteur des pâquerette­s et rappeler que non, en fait, rien n’est sûr. Que partir gagnant, c’est risquer deux fois plus : perdre et s’en vouloir d’avoir perdu. Il faut aller voter pour consolider cette certitude. Tu n’es pas sûre que le téléphone fonctionne dans les deux sens et qu’ils répéteront bien ton discours à des parents qui se demanderon­t de quoi tu te mêles. Mais nous avons, en cet entre-deux tours, le devoir d’être inquiets, celui d’être conscients. Ce soir, tu parleras sérieuseme­nt à ta fille. Tu as eu tort sûrement, comme les autres. Il faut parfois se résoudre à faire peur aux enfants.

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