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Espace temps

“IL S’EST MIS À CIRCULER D’UNE ÉPOQUE À L’AUTRE EN OUVRANT UNE PORTE, EN TRAVERSANT UNE RUE”

- Hugo Lindenberg rédacteur en chef adjoint

’ai rencontré Gabriel au lycée. À l’époque, il est obsédé par les voyages dans le temps et dévore les revues scientifiq­ues à l’affût de la moindre découverte qui pourrait lui offrir un aller simple pour le passé. C’est ça son truc. Les voitures qui volent et autres promesses vaporeuses de l’avenir, il s’en fout. Lui, ce qu’il veut, c’est vivre la torpeur pompidolie­nne d’un après-midi de 1969 et sentir les parfums pesants du coeur de Londres en 1896 (je le cite de mémoire). Des années plus tard, je le recroise par hasard. Contre toute attente, il n’est pas devenu astrophysi­cien, mais bosse dans la diplomatie. Quand je lui demande s’il a abandonné ses rêves de voyages temporels, il m’explique très sérieuseme­nt que l’obsession protocolai­re des ambassadeu­rs est le meilleur moyen de naviguer dans le temps. Le pouvoir et les rituels séculaires entretenus par les monarques de tous horizons forment des bulles qui les maintienne­nt à l’époque de leur apogée. Sans oublier la splendeur muséale des palais. Après avoir compris que le temps ne passait pas partout de la même manière, Gabriel s’est mis à circuler d’une époque à l’autre en ouvrant une porte, en traversant une rue. « Le passé c’est comme l’étranger, ce n’est pas une question de distance, c’est le passage d’une frontière », me dit-il. Comme je lève un sourcil perplexe, il m’explique que lors de ses nombreux voyages, il a découvert des lieux si parfaiteme­nt figés dans le temps qu’ils vous arrachaien­t au présent et à ses chevalets (p. 42). Il me parle d’un petit hôtel à Lausanne où le mobilier n’a pas été changé depuis les années 20. La propriétai­re, qui a repris le trois étoiles de ses parents, il y a un demi-siècle, passe des 75 tours sur un gramophone en servant des side-cars aux invités à l’heure du dîner. À Dublin, il connaît un pub crasseux dans lequel il oublie jusqu’à l’existence d’internet dès la première gorgée de Guinness. Au Japon, il fréquente un ryokan traditionn­el dont l'unique concession à la modernité est un téléphone fixe auquel seule l’okamisan a accès. Pour chaque décennie, il connaît une personne, un lieu, une ruelle. Avant de me quitter, il me propose de venir le voir dans son quartier en me disant : « J’en avais marre de 2017, j’ai déménagé rive gauche. »

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