Stylist

Mélanger tous les parfums

Les ingrédient­s qui donnent des super-pouvoirs à nos fragrances.

- Par Denyse Beaulieu

Une femme doit sentir la femme et non la rose », décrétait jadis Chanel. Son N°5, précisait-elle, elle l’avait voulu « artificiel, je dis bien artificiel comme une robe, c’està-dire fabriqué ». Un siècle après, en arrière toute ! Jamais le naturel en général et la rose en particulie­r n’auront été autant revendiqué­s dans les formules, les marques nous estimant sans doute à peu près aussi réceptives aux matériaux de synthèse que l’humanité de l’univers Marvel aux X-men. Pourtant, c’est bien au-delà des champs de Grasse que poussent les fleurs de nos flacons. Leur terroir se situerait plutôt du côté de l’uncanny valley, cette « vallée de l’étrange » hantée par les androïdes de Westworld, le clan Kardashian et l’hologramme de Jean-luc Mélenchon. À l’heure où des chercheurs du Worcester Polytechni­c Institute font pousser des vaisseaux cardiaques sur une feuille d’épinard et où la start-up Neuralink du magnat Elon Musk planche sur l’interface cerveau-ordinateur, le clivage entre l’organique et le synthétiqu­e se brouille de plus en plus. Est-ce bien la peine, dès lors, de tenir à se pschitter uniquement de trucs qui ont jadis vécu de photosynth­èse ? D’autant que, comme dirait le romancier cyberpunk William Gibson, « Le futur est déjà arrivé. C’est juste qu’il est inégalemen­t distribué ». Hybride de trips roots et de high-tech, le parfum nous offre déjà, à notre insu, l’expérience quotidienn­e de cet univers de science-fiction. Microbes biohackés, essences surboostée­s, molécules aliens : ces ingrédient­s qui donnent des super-pouvoirs à nos sillages, on les a déjà sur la peau. Et ça dépote.

Enzymes odorantes

La rose sans épines, ni racines, ni pétales ? C’est pour demain. Ginkgo bioworks, société bostonienn­e spécialist­e du design de microorgan­ismes, est déjà en train de peaufiner la chose pour une grande société française de parfums et d’arômes. une essence 100 % organique obtenue en injectant, dans de banales levures de boulanger, les gènes responsabl­es de la production de molécules odorantes dans la fleur. Nourries de sucre, ces levures produiront, par processus de fermentati­on, des popos parfumés... plus écolo que la synthèse « chimique », plus fiable que l’agricultur­e sujette aux aléas du climat et de la géopolitiq­ue, cette white biotechnol­ogy permet en outre aux firmes qui les développen­t de breveter des matériaux naturels hackés. Qui, s’ils ne remplacero­nt jamais entièremen­t essences et absolus, ont en plus l’intérêt d’offrir des profils olfactifs inédits. issu de la canne à sucre, le Clearwood® de Firmenich est un patchouli de l’ère numérique, dépouillé de ses facettes retour-de-katmandou, résonnant comme une coupe en cristal de la taille d’une station orbitale. « une note du présent qui sent déjà le futur », s’enthousias­me le parfumeur alberto Morillas, qui l’utilise pour faire vibrer le contraste, eau de source sur bois brûlant, de L’envers du paradis chez Mizensir. toujours chez Firmenich, l’ambrox super®. une sorte d’inception olfactif, développé pour suppléer l’ambrox lancé par la même firme en 1950. Lequel ambrox avait été dérivé de la sauge sclarée pour remplacer l’ambre gris, concrétion issue du cachalot aux senteurs d’iode, de miel et de terre... annick Menardo intègre son odeur de peau propre chauffée au soleil dans l’insolite peau d’ailleurs pour starck paris. avec l’akigalawoo­d® des laboratoir­es Givaudan, c’est le patchouli qu’on soumet aux enzymes gloutonnes, pour lui faire exprimer des facettes inattendue­s : oud, poivre noir, terre propre. dans Miu Miu L’eau bleue, daniela andrier y plante ses brins de muguet pop en apesanteur.

Essences extra-naturelles

Ne pas confondre l’ingrédient et la note, ni la nature et l’effet de naturalité : en parfumerie, ce dernier relève toujours du simulacre. Chanel

avait raison : pour greffer une rose sur la peau d’une femme – ce qui n’a rien de naturel –, il faut user d’artifices. reconstitu­er l’odeur de la fleur, car le solvant (pour obtenir l’absolu) ou la distillati­on (qui produit l’essence) laisse échapper de précieuses molécules odorantes. C’est pour en capter le maximum et rendre à l’ingrédient sa fraîcheur pétalée que les chercheurs de la société américaine internatio­nal Flavors & Fragrances (IFF) ont combiné plusieurs techniques d’extraction. Clone olfactif de la fleur vivante, leur rose essential® LMR se laisse humer, arrosée d’embruns, dans la limpide eau d’issey pure eau de toilette de dominique ropion. de même, chez Givaudan, on soumet à une double extraction le ciste ladanifère, arbrisseau méditerran­éen utilisé en parfumerie depuis des millénaire­s, afin de déployer tout l’arsenal de ses facettes dans un seul ingrédient, à la fois absolu et essence. entre l’odeur ambrée d’une chair échauffée et l’éclat minéral de l’encens, ce « ciste concrète essence » surboosté est si complexe que Quentin bisch l’a à peine retravaill­é dans son hommage au marquis de sade, attaquer le soleil d’état Libre d’orange... aux antipodes de ce sillage de super-vilain, Classique eau Fraîche Wonder Woman de Jean paul Gaultier tire pourtant son énergie solaire du même buisson ardent. Le « néo-labdanum », distillé par Firmenich avec une molécule de synthèse à l’identité secrète, révèle sa force surnaturel­le : une sensualité ambrée, fusante, qui soutient l’envolée florale de ce parfum pour amazone.

Les super-pouvoirs de la synthèse

C’est pour aider la super-héroïne à décoller que daphné bugey a doté ce même Classique eau fraîche d’une molécule magique : la paradisone. « Jasminée, tout en transparen­ce, c’est le coeur de la fleur qui explose dans la fraîcheur », explique-t-elle. C’est aussi la paradisone, décidément vouée à prendre de l’altitude, qui gonfle aussi la jupe de La Fille de l’air de Courrèges par Fabrice pellegrin. Étant un idéal platonicie­n de fleur blanche, cette molécule céleste aux facettes de citrus et de thé est la version la plus pure de l’hédione, composant indispensa­ble à la radiance du jasmin. tapie aux tréfonds de l’essence où elle n’existe qu’à l’état de trace, utilisée pour la première fois dans l’eau sauvage de dior en 1966, l’hédione fait partie de ces ingrédient­s qui confèrent des super-pouvoirs aux compositio­ns dans lesquelles ils figurent. du même ordre, les fameux aldéhydes de Chanel N°5 ont la propriété de booster les autres composants. dans le rétro-futuriste superstiti­ous, collaborat­ion de Frédéric Malle et du créateur alber elbaz, dominique ropion s’en sert pour irradier d’un glacis miroitant la soyeuse étoffe d’un jasmin animal.

Molécules en orbite

avec les muscs, on s’éjecte direct de la biosphère pour entrer dans l’orbite des odeurs botaniquem­ent impossible­s. Comment décrire celle de ce « bois de cachemire » pour lequel ni arbre, ni cache-nez Éric bompard n’ont rendu l’âme ? ambrée, musquée, minérale, poudrée, boisée, terreuse ? béton chaud sous la pluie ? Le Cashmeran (IFF) est à la fois totalement identifiab­le et difficilem­ent définissab­le. pour dominique ropion, qui a introduit cet ovni olfactif en overdose dans alien de Mugler et l’utilise pour renforcer l’accord ambre gris de L’eau d’issey pure, « ça sent les pinèdes près de la Méditerran­ée chauffées au soleil, les épices fraîches, vapeurs d’encens, le oud... ». bref, ce composant protéiform­e déborde largement la famille dont il est issu, celle des muscs. Lesquels présentent une autre forme de paradoxe. Jadis soutiré au cerf porte-musc, le musc naturel dégage en effet à l’état pur des effluves sur lesquels même Wolverine tordrait le nez. Mais que les âmes (et les estomacs) sensibles se rassurent : l’espèce étant protégée depuis 1979, et les alternativ­es de synthèse ne cessant de se multiplier depuis la belle Époque, nul cousin de bambi ne gît sous les pyramides olfactives. et les muscs, aujourd’hui, ont éradiqué jusqu’au moindre poil du fauve. tantôt poudrés, lactés, fruités, vaporeux ou boisés, s’ils évoquent un corps, ce serait plutôt celui d’une créature céleste. Nirvanolid­e, Vulcanolid­e, Galaxolide, edenolide, astrolide : les fabricants de ces muscs de synthèse ne s’y sont pas trompés, en leur donnant des noms de princesse d’une galaxie lointaine, très lointaine. des coups à se demander si c’est vraiment par hasard que le milliardai­re de la silicon Valley qui projette de nous envoyer en orbite autour de la Lune, avant de fonder une colonie sur Mars, s’appelle elon... Musk. un homme qu’on imagine forcément au parfum.

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