Stylist

MARQUAGE AU SOUS-SOL

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C’est le dernier. D’une famille bruyante, conflictue­lle et balek. Troisième jour de vie, à peine rentré de la clinique, on lui fait bien comprendre que le monde ne va pas se fouler pour lui faire une place. Comme il n’y a finalement que très peu d’espace pour un troisième enfant, le dernier tiroir de l’armoire de l’entrée fera un très beau berceau. Pour la suite, on verra. Il passe donc ses premiers mois à la même enseigne que les bottes en caoutchouc et les manteaux d’hiver. Au début, il se bagarre un peu, crie plus fort que les loups, jette des objets au visage de ses géniteurs, mais rien ne bouge. Enfin si, quand il grandit, on lui aménage « une chambre » dans un coin de celle des deux grands, à savoir un micro-couloir délimité par une cloison amovible Ikea. Sans fenêtres. Très vite, il n’en sort plus. Il y passe son temps libre à lire plus que de raison. Des livres sûrement trop grands et lucides pour lui. Dostoïevsk­i, à 12 ans, ça ne fait peut-être pas que du bien. Mais il tombe raide dingue du titre : Les Carnets du sous-sol. Il se sent tout de suite comme à la maison. Et se met à lire beaucoup de choses très sombres et à aller beaucoup mieux. Il a trouvé sa chambre à lui. Son espace vital (p. 48). Ses livres et son besoin de tracer une frontière entre lui et le reste du monde le suivent partout. Ce qui fait que, souvent, il s’installe sous la table lors de dîners familiaux interminab­les. Il n’a même pas besoin de déménager discrèteme­nt, sa présence physique étant absolument anéantie par la clameur des autres existences. Ce qui fait qu’à l’extérieur du foyer, la moindre intrusion le heurte avec la violence d’une voiture qui fauche un marcassin sur une route du Sud. Un jour d’avril, à la cantine, un garçon prénommé Serge, connu pour ses vannes pourries, vient s’asseoir à côté de lui. Il raconte sa dernière soirée en boîte à ses potes fascinés. Notre petit dernier a bien calé ses deux avant-bras le long des bords de son plateau pour ne pas se laisser envahir. Le coude de Serge vient l’effleurer une fois. Sa main le toucher. Et son épaule finit par définitive­ment entrer dans son espace vital. Tout se floute autour de lui, il attrape sa fourchette et hurle qu’il ne doit pas passer la frontière, merde. Sa raison l’arrête à temps. À la sortie des cours, il achète son premier cahier et le soir, dessine les premières vraies lignes de sa chambre à lui.

“LE DERNIER TIROIR DE L’ARMOIRE DE L’ENTRÉE FERA UN TRÈS BEAU BERCEAU”

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