Stylist

Être une fille bien

- Par Audrey Diwan

“LE MILIEU DANS LEQUEL TU T’ES CONSTRUITE A VOULU CETTE GÊNE”

Elle te parle d’un homme, puis d’un autre, puis d’un autre, puis d’un autre. À l’écouter, tu as presque le vertige, elle te fait rire, mélange les noms, les soirs, les anecdotes, les performanc­es, les singularit­és de chacun. Sur l’amour, elle n’a pas de dogme, pas de théorie, elle n’a pas peur de l’engagement, elle n’a pas une envie foudroyant­e de se mettre en couple non plus. Sur le corps, elle ne porte pas de jugement, ni sur le sien, ni sur celui de l’autre. Elle se contente de raconter avec une sidérante simplicité ce que ces corps font ensemble, le jour, la nuit, de manière plus ou moins cachée, s’exhibant un peu sur les bords. C’est fou la liberté avec laquelle ses mots envahissen­t l’espace, pleins d’audace, se moquant complèteme­nt de plaire ou de choquer. Et toi, écoutant C., tu mesures combien tu es coincée. L’expression est adéquate, car ton envie de dire est littéralem­ent bloquée dans ta gorge, l’oeuvre d’une belle éducation réactionna­ire. Tes parents n’y sont pas pour grand-chose. C’est le milieu dans lequel tu t’es construite qui a voulu cette gêne, qui l’a ancrée en toi. On t’a enseigné depuis le plus jeune âge ce que devait faire une fille bien. Ce qu’elle devait dire et ne pas dire. Accepter, encaisser et taire. On a établi pour toi une grille de lecture, un rapport manichéen au cul. Même quand tu écris cul, les lettres, sur le clavier, te brûlent les doigts. On t’a dicté ta conduite depuis le plus jeune âge. Tu es une fille, ma fille, comporte-toi bien. Ne couche pas avec n’importe qui. Et trouve-toi un mari. Sexe = reproducti­on, magnifique mantra judéo-chrétien. On t’a seriné mille fois ce genre de refrains. Dans ton quartier, l’intimité de chacune était l’affaire de tous, joyeux paradoxe. La bourgeoisi­e se chargeait de faire la police, la manière dont chacun regardait son voisin marquait une validation implicite ou une forme de jugement totale. Tu entendais au détour de conversati­ons récurrente­s : cette fille est une traînée. Un couperet qui tombait sur le cou d’une jeune femme. Seule comptait la réputation. Les rues étaient peuplées de corbeaux. Toi, tu es partie jeune, tu as fui, tu as lu Despentes. Tu as réussi à sauver ta peau en laissant d’autres la caresser, tu as même atteint une forme relative d’épanouisse­ment, parvenant à faire taire la fille bien, cette garce, qui tentait parfois d’élever la voix quand tu prenais du plaisir. Et pourtant, les mots ne sont jamais revenus, ta langue souffre d’un handicap sexuel. Ta langue, elle, est une fille bien, prude, inquiète de ce qu’on pensera d’elle. Tu avoues à C. cette particular­ité, la manière dont tu fuis discrèteme­nt toute conversati­on portée sur la chose. Elle sourit avec douceur quand tu formules l’expression « portée sur la chose ». Elle réalise à quel point ton cas est grave et te fait promettre que tu écriras cette chronique pour confesser au monde cette pudeur de gazelle et délier ta parole une bonne fois pour toutes.

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