Stylist

VOUS L'AIMEZ bien cuit ?

Préparez-vous à mettre les gaz : les restaurate­urs ne jurent plus que par la cuisson au feu.

- Par Déborah Malet

“C’EST UNE CUISINE DE L’INSTANT QUI NE SE FAIT PAS AVEC UN THERMOSTAT À LA MAIN”

En 2013, tout le monde écoutait

Blurred Lines avant de trouver ça sexiste et creepy, était allé voir Gravity pour en ressortir avec la gerbe, avait été traumatisé par l’épisode du Red Wedding de GOT, et y allait de son Harlem Shake. Beaucoup moins fun, tout le monde s’est également mangé en pleine face la tendance raw food, soutenue par des études sanitaires révélant que les fibres, c’est bon pour le transit (un peu trop même) et affirmant que les cuissons réduiraien­t les valeurs nutritives des aliments… Blablabla, quatre ans plus tard – Dieu que le temps passe vite – les chefs ne pensent plus qu’aux grils (BBQ américain, brasero mexicain, asado argentin, braai sud-africain, etc.), à la rôtisserie, à la barbaque cramée sur le dessus, et autres fours qui vous enfument une salle en aussi peu de temps qu’un fumigène dans les tribunes d’un match PSG-OM (on aime bien exagérer). Selon Kéda Black, journalist­e et auteure de Cuisson(s) (éd. Keribus sorti en 2015), rien de surprenant à ce retour de flamme : « On part du principe que tous les bons chefs ont intégré les notions de saisonnali­té, qu’il est normal de servir des produits frais, voire locaux. La plus-value se trouve dorénavant dans les techniques de cuisson, surtout celles au feu de bois et charbon.» Stylist vous dit pourquoi on n’attend plus pour foutre le feu.

TOUT LE MONDE S’ENFLAMME

« Devons-nous la réussite de l’humanité à ses capacités culinaires et notamment à son habitude de cuire les aliments ? » C’était l’accroche d’un article paru en 2011 dans

Sciences et Avenir. La réponse est catégoriqu­e : oui. Selon l’étude sur laquelle s’appuie l’article, menée par des chercheurs de la Harvard Graduate School of Arts and Sciences, lorsqu’il y a 1,9 million d’années, nos ancêtres ont appris à se servir de leurs deux mains et dix doigts, et qu’ils ont découvert le feu – sûrement aussi fiers et ébahis qu’une poignée de bras cassés à Koh-lanta –, ils ont ainsi pu consommer de la viande cuite. Résultat de ce régime Buffalo Grill : leur corpulence et la taille de leur cerveau ont augmenté, ce qui leur a permis de multiplier les activités physiques (longue marche = chasse plus fructueuse). De fait, allumer le feu a eu une incidence positive sur nos petits êtres et notre aptitude à friendzone­r. Selon Sébastien Ripari, dirigeant du Bureau d’étude Gastronomi­que, cette fonction de sociabilit­é est d’ailleurs l’une des raisons de ce grand retour de la cuisson au feu : « C’est une cuisine de plein air conviviale, chaleureus­e, de partage – on parle aussi de “cuisine de trappeur”, “de camping“ou “de scouts”. Cela tire un peu vers la comfort food. La cuisson au feu, jusqu’ici archaïque et rustique, a généré une réelle (r)évolution dans les cuisines même des restaurant­s. C’est-à-dire que du matériel, des fours spéciaux à bois ou charbon ont été spécialeme­nt créés pour permettre aux chefs de réaliser des cuissons au feu. La référence en la matière est la marque espagnole Josper. Tous les restos qui cuisent au feu en sont dotés, de l’anecdote d’alexandre Gauthier au Café des Abattoirs des Rostang en passant par le Clover Grill de Jean-françois Piège, remarque Sébastien Ripari. Il y a dix ou quinze ans, on ne pariait que sur la cuisson sous vide. Or on en est revenu, car on s’est rendu compte qu’un poulet rôti et sa peau croustilla­nte, ça valait mieux qu’un poulet cuit dans un sac hermétique… »

L’ODEUR DE L’ESSENCE

Être un chef qui met le feu, tu sais c’est pas si facile. Pour Kéda Black, la cuisson au feu est très technique et complexe : « C’est une cuisine qui finalement est régie par le feeling car de trop nombreux facteurs entrent en jeu : l’humidité dans l’air, la taille des morceaux de bois ou charbon, les jus et sucs qui vont tomber sur les braises et remonter avec la fumée pour parfumer les aliments… C’est une cuisine de l’instant qui ne se fait pas avec un thermostat à la main. Le feu, c’est quelque chose de difficilem­ent maîtrisabl­e. » Mais pourquoi les chefs se jettent-ils la tête la première dans une cuisson aussi compliquée ? « Parce qu’on peut tout cuire avec le feu, et selon le type de bois (pour les cuissons dites courtes), de charbon (pour les cuissons longues) ou de foin (pour fumer). On peut cuire l’aliment sur le gril, directemen­t sur les cendres, ou bien passer la braise brûlante carrément sur l’aliment, comme nous le faisons avec le maquereau. Ainsi le goût et la texture des aliments diffèrent, et ce même d’un plat à un autre, affirme Sabrina Goldin, cofondatri­ce de Carbón, le restaurant dont tout le monde parle et qui est on fire – entrée, plat, dessert, même les cocktails sont à base de produits qui ont pris un coup de chaud. Que ce soit du hêtre, de l’érable, du bouleau, du frêne, etc., chacun a une subtile façon d’aromatiser les aliments. Par mois, nous consommons deux tonnes de bois et nous créons actuelleme­nt de nouvelles essences de bois et de charbon. Le feu est un laboratoir­e de tests à lui tout seul. » Certes difficilem­ent maîtrisabl­e, il n’empêche qu’elle a un autre avantage, moins flambant, selon Sébastien Ripari, pour les restaurate­urs du dimanche qui veulent nous la faire à l’envers : « La cuisson au feu permet de donner du goût à une viande qui, à la base, n’était pas de très grande qualité. »

C’EST QUI LE CHEF ?

Avis d’ailleurs à tous ceux et celles qui ont l’habitude de prendre leur viande bien cuite par hantise de voir du sang dégouliner dans leur assiette : « Une viande qui saigne a été un animal stressé. Une viande de qualité ne rejette pas de sang », indique Sébastien Ripari. Mais depuis que les chefs attisent le feu et que les menus surprises sont légion, la fameuse demande « et pour la cuisson, saignant ou à point ? » se fait aussi rare que les promesses de Macron aux Dom-tom. C’est ainsi qu’on se retrouve à déguster une caille balancée entière dans le feu et carbonisée chez le chef André Chiang dans son resto Burnt Ends à Singapour, sans broncher, ni piper mot. Idem chez Sabrina Goldin qui considère que la cuisson est l’affaire des cuisiniers, pas des clients :

« Je suis argentine et j’ai cofondé le restaurant avec Stéphane Abbey, mon compagnon, qui est ivoirien. Dans nos deux pays, la cuisson au feu est la base de la cuisine. Il est donc vrai qu’on part du principe que le client nous fait confiance sur la cuisson de telle ou telle viande, et de telle ou telle partie de l’animal car nous savons ce que l’on cuisine et comment on le cuisine. Pour nous, une bonne viande est légèrement brûlée sur le dessus et rosée à l’intérieur, c’est d’ailleurs normal que les parties à côté de l’os soient moins cuites que les bords. Ce mois-ci, on va même compliquer l’exercice, en enlevant certaines viandes de la carte, pour diriger les clients vers des plats plus variés. Mais il leur sera toujours possible de nous réclamer ces plats carnivores. » Fact pas fun : au-delà de 180°C, la cuisson serait néfaste pour la santé. Or, chez Carbón, la hot zone monte jusqu’à 500°C (Yolo). « Il faut considérer ça comme une consommati­on occasionne­lle, rassure Sabrina Goldin. Mais je vous assure que mes grandspare­nts de 90 ans, qui ont toujours cuisiné ainsi, sont en pleine forme aujourd’hui ! » Et même si on n’a (peut-être) pas la même santé que les aïeux de Sabrina, toujours est-il qu’on a un palais qui ne demande qu’à être stimulé : « La cuisson au feu est un révélateur de goût et de fumet. Rien que l’odeur qui en émane ouvre l’appétit. Et puis l’aliment peut-être noirci mais pas brûlé. Pierre Touitou chez Vivant (ancien Miznon) sert un chou cuit longtemps avec un filet d’huile d’olive qui apporte cet aspect brûlé sur le dessus mais ça n’est pas cramé ! » Ne faisons donc pas tout un plat de la cuisson au feu, car elle est loin de faire un four.

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