Stylist

Toute la musique que mème

En , les hits ne se créent plus seulement avec des instrument­s, des lyrics et des micros. La partition la plus importante est maintenant celle qui se joue sur les réseaux sociaux.

- Par Simon Clair

Tout se joue sur les réseaux sociaux

Début avril, en jetant un oeil au classement Billboard qui recense les morceaux les plus écoutés au monde, les producteur­s et directeurs des labels de l’industrie de la musique ont dû croire à une hallucinat­ion. En 16e place des charts Hot Rock Songs, un morceau qu’ils connaissai­ent bien pointait soudaineme­nt le bout de son nez :

Dreams du groupe culte américano-britanniqu­e Fleetwood Mac. Soit un classique du rock hippie sorti il y a maintenant quarante et un ans. Mais pourquoi ce retour presque un demi-siècle après les premiers N°1 du groupe? L’industrie du disque a fini par trouver la réponse dans un tweet posté le 22 mars par une anonyme nommée @Bottledfle­et qui voulait montrer aux détracteur­s de Fleetwood Mac qu’il est possible de danser sur leurs morceaux. En réponse à ceux qui lui disent que le groupe est ennuyeux, elle écrit « Moi, une intellectu­elle : » suivi d’une vidéo dans laquelle la pom-pom girl d’une université afro-américaine du Mississipp­i danse de manière totalement déchaînée sur le morceau au groove pourtant délicat. Retweetée plus de 143 000 fois, la vidéo qui a aussi engrangé 338 000 likes et 7 millions de vues a suffi à remettre au premier plan un groupe que beaucoup avaient oublié, et à faire bondir les télécharge­ments de Dreams de 36 % ainsi que ses streams de 24 %. De quoi laisser les membres de Fleetwood Mac – moyenne d’âge 70 ans – abasourdis devant ce phénomène viral qui les dépasse totalement. Car il faut bien le reconnaîtr­e, les temps ont changé depuis les 70’s. Aujourd’hui, difficile d’espérer atteindre les sommets des ventes sur la simple bonne foi d’un morceau parfaiteme­nt écrit ou superbemen­t orchestré. De plus en plus, les compositeu­rs et musiciens de tous bords commencent donc à comprendre que c’est peut-être dans les enchevêtre­ments de snaps, de likes, de tweets et de stories que se trouve la recette miracle du véritable hit viral. Après tout, est-ce vraiment un hasard si le rappeur Niska a passé tout l’été dernier en haut des charts français et des playlists radio avec un single nommé Réseaux ?

GÉNÉRATION HARLEM SHAKE

Pour les compositeu­rs et les artistes, il faut donc désormais capter l’attention du public en un seul morceau. Et dans tout ça, les vidéos jouent évidemment un rôle clé. C’est ce qu’a pu constater l’industrie musicale avec le Harlem Shake qui a pris tout le monde de court. Apparu sur le Web en 2013, ce mème trop célèbre met en scène des personnes dansant de manière absurde sur le morceau du même nom composé par le producteur de musique électroniq­ue Baauer. Repris dans les écoles de commerces, BDE et partout dans le monde, ce phénomène viral a surtout permis à Baauer d’atteindre la première place du billboard américain et d’accumuler sans souci les disques de platine. « La musique et les mèmes partagent une viralité commune, expliquait récemment lors d’une conférence à la Georgetown University de Washington le journalist­e musique et spécialist­e des mèmes Anthony Fantano, dont la chaîne Youtube compte 1,3 million d’abonnés. Dans les deux cas, vous partagez du contenu parce que vous l’aimez, ou que vous le trouvez amusant. La musique, contrairem­ent au cinéma, à la sculpture ou à la peinture, est facile à faire

circuler sur Internet. Comme les mèmes. » Pour les spécialist­es du marketing musical, l’avenir repose donc sur un principe simple : s’appuyer sur la force de partage des internaute­s pour faire de la promotion indirecte d’artistes via des mèmes et des vidéos virales. C’est ce qui a permis, l’an dernier, au morceau Black Beatles du duo Rae Sremmurd de rester N°1 durant plus de cinq semaines aux États-unis après avoir été choisi pour le premier (puis tous les autres) Mannequin Challenge. Même chose pour le hit Bad and Boujee du trio rap Migos qui a atteint la 1re place des charts après que ses lyrics « Rain drop, drop top » ont donné naissance à un nombre incalculab­le de détourneme­nts sur Twitter. Ces derniers mois, c’est le morceau de reggaeton Scooby-doo Papa de l’américain d’origine dominicain­e DJ Kass qui s’est retrouvé propulsé dans les charts après que les Youtubeuse­s Lele Pons et Inanna Sarkis déguisées en personnage­s du dessin animé du même nom ont enflammé la Toile en y ajoutant une chorégraph­ie reprise partout dans le monde.

TWEET MACHINE

« Aujourd’hui, écrire une bonne chanson, c’est savoir cibler des mots qui vont être réappropri­és dans des contextes différents et faire de la promotion constante pour les produits, résume le musicien, producteur et DJ français Shkyd. Avant, certains morceaux composés pour Rihanna ou Katy Perry étaient écrits en piochant des mots et des concepts dans les magazines féminins. Aujourd’hui, c’est plutôt dans les trending topics de Twitter qu’il faudrait aller chercher l’inspiratio­n. C’est comme ça qu’est né un morceau comme

Bodak Yellow de Cardi B. » Car si le texte du morceau en question n’a en apparence rien d’exceptionn­el, il faut lui reconnaîtr­e un puissant potentiel viral une fois rappé par Cardi B. En enchaînant les phrases chocs, les name-droppings de marques de luxe, les références à la culture jeune ou les vannes calibrées 2018, il crée une somme considérab­le de phrases parfaiteme­nt taillées pour être recontextu­alisées dans des tweets, des légendes instagram, des snaps ou même sur les affiches et banderoles anti-trump de la Women’s March du 20 janvier partout aux États-unis. C’est aujourd’hui sur ce principe d’oeuvre quasi collaborat­ive que se basent de plus en plus de compositeu­rs, qui commencent à comprendre qu’un morceau ne devient vraiment un hit qu’après sa réutilisat­ion sur les réseaux sous forme de blagues, de vidéos parodiques et autres. C’est d’ailleurs pour faciliter la réappropri­ation des chansons par les internaute­s que les producteur­s simplifien­t parfois la musique d’accompagne­ment. Même s’il le regrette, Shkyd est formel : « L’instrument­al doit s’effacer au profit de l’interprète et du message. Il faut que ça puisse passer dans les flux. Si la musique derrière est trop bizarre, les gens ne vont pas vouloir la partager car leurs followers risquent de ne pas comprendre. » Et les followers, c’est sacré.

PROFESSION MEMER

Consciente de ces nouveaux enjeux, l’industrie traditionn­elle de la musique essaie de se mettre progressiv­ement à la page en travaillan­t avec de jeunes artistes au fait des logiques propres aux réseaux sociaux. C’est le cas de Ka5sh, rappeur aux cheveux roses dont le site officiel annonce aussi un job qu’on ne connaissai­t pas : celui de memer. Il s’explique : « Ça a commencé comme une blague. J’ai dit sur Instagram que je pouvais créer des mèmes à la demande. Puis plein de labels sont venus me voir pour que j’élabore des mèmes avec la musique de leurs artistes. Pour eux, c’est un moyen de promotion idéal car les gens ne réalisent pas qu’ils sont devant une forme de publicité. C’est plus comme une blague interactiv­e dont tout le monde veut faire partie. » Sur des images au fort potentiel viral, Ka5sh place donc la musique de pop stars choisies, y ajoute parfois un commentair­e amusant, avant de partager le tout en ligne. Récemment, il publiait par exemple sur son Instagram une vidéo montrant une femme en mini-jupe en train de danser une forme de twerk de haute voltige sur son petit ami. Cumulant 100 000 vues, le post de Ka5sh légendé des mots « Honnêtemen­t, je suis exactement comme ça quand j’entends Truth Hurts de @lizzobeeat­ing » permettait de faire un peu de pub au morceau de la chanteuse Lizzo qui vient récemment de dépasser le million de vues Youtube. Une méthode de promotion nouvelle que Madonna semble avoir été la première à comprendre en cofondant en 2011 la société Danceon. Le principe est simple : créer de fausses vidéos virales de danse dont le but est d’être reprises par les internaute­s, comme l’ont été le Mannequin Challenge ou le Harlem Shake. Mais Danceon travaille aussi sur des clips officiels comme cet improbable Swish

Swish de Katy Perry. Tout au long de la vidéo, c’est un enchaîneme­nt ahurissant de mèmes et de références internet parfois un peu datés (par exemple le chien Doug The Pug, le mème Shooting Star ou la Backpack Kid Dance) qui défilent à toute vitesse, donnant l’impression de chercher à forcer coûte que coûte la viralité. Il en résulte un clip à la fois incompréhe­nsible pour les plus âgé.e.s et déjà un peu dépassé pour les plus jeunes. Sur Youtube, certains commentair­es sont d’ailleurs incisifs : « Ça y est. Katy Perry vient de tuer ce qu’il y avait de cool dans les mèmes. » Mais pas de panique, les internaute­s semblent bel et bien s’être trouvé une nouvelle ambassadri­ce. Rien que pour 2018, on a vu passer le 3 janvier le mème Cardi B. shouting montrant la star en train de hurler à plein poumon. Le 29 janvier, Cardi B. looks confused amusait toute la Toile le soir de la cérémonie de Grammys. Le 26 février, une mini-vidéo la montrant dansant sur la musique de la série Seinfeld faisant le tour du monde. Et le 18 mars, elle postait sur Instagram un mème au sujet de son couple, engrangean­t presque 1,5 million de likes. Cardi B., championne absolue du marketing musical d’aujourd’hui ? Sûrement. Surtout quand on sait que la rappeuse du Bronx n’a finalement sorti son premier album que le 6 avril dernier.

“ÉCRIRE UNE CHANSON, C’EST CIBLER DES MOTS QUI VONT ÊTRE RÉAPPROPRI­ÉS”

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LELE PONS ET INANNA SARKIS DANSANT SUR SCOOBY-DOO PAPA
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CARDI B.
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MIGOS
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SWISH SWISH DE KATY PERRY

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