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Ave Maria, la ville de Domino’s Pizza

Vendue comme une terre promise pour tous les catholique­s traditiona­listes, la ville d’ave Maria, construite par le fondateur de Domino’s Pizza, est en train de devenir une enclave antidémocr­atique au milieu de la Floride.

- Par Simon Clair

La nouvelle a été accueillie comme une bénédictio­n au sein des 27 597 résidents d’ave Maria. Car dans cette petite ville perdue au Sud de la Floride, nombreux sont ceux qui commençaie­nt à désespérer de voir un jour s’installer un hôpital. À tel point qu’une partie des habitant.e.s avaient fini par se résigner à accoucher à domicile, faisant flamber au passage le taux de mortalité infantile. C’est le cas de Katherine Iwanicki, dont le fils Peter est né dans la chambre d’amis, alors que sa mère attendait l’ambulance qui devait l’emmener à l’hôpital le plus proche, à une heure de route. » C’était terrifiant et nous avons vraiment eu de la chance que tout se passe bien. Mais j’y ai énormément repensé après coup. Que se serait-il passé si ça avait mal tourné ? C’est quelque chose qui me tracasse énormément. Pouvons nous obtenir de l’aide si nous en avons besoin ? », s’était-elle épanchée dans la presse locale, il y a quelques mois. Validé en juin dernier, le projet d’un hôpital équipé de 25 lits et d’un petit service d’urgence devrait donc venir renforcer les infrastruc­tures déjà existantes et s’ajouter à l’université, à l’église, au parc aquatique, au terrain de golf ou aux très nombreux logements qui composent déjà la ville. Mais une chose est sûre : cette future clinique ne pratiquera en aucun cas l’avortement. Il n’y sera tout simplement pas autorisé, malgré l’absence de tout type de contracept­ion à Ave Maria. En effet, si la bourgade en question semble vivre au rythme de n’importe quelle petite banlieue pavillonna­ire américaine, elle n’a, en fait, rien d’une ville comme les autres. Bâtie en 2007 au milieu des marais de Floride, Ave Maria est avant tout une création ex-nihilo aux dimensions faramineus­es. Le principe est simple : construire une ville intégralem­ent tournée vers la foi catholique. Et y faire venir une communauté de croyant.e.s désireu.x.ses d’y appliquer un mode de vie rigoriste dicté par les traditions strictes de l’église. Un projet d’envergure aux allures d’utopie chrétienne, vendue à son lancement par des tracts promotionn­els promettant « le meilleur des deux mondes : la belle qualité de vie des villes de Floride du Sud et une nouvelle et dynamique communauté catholique ». Mais dix ans plus tard, les choses se sont-elles vraiment passées comme prévu ? Pas vraiment. Même s’il faut reconnaîtr­e qu’en effet, la ville est bien à cheval entre deux mondes : d’un côté, les dirigeant.e.s pour qui tout semble se passer à merveille ; de l’autre, des résident.e.s pour qui la vie sur place est parfois devenue un véritable calvaire. Pour comprendre comment l’idéal catholique d’ave Maria a fini par dérailler, il faut remonter le fil d’une histoire qui commence avec de la sauce tomate, du basilic et une bonne mozza.

AU COMMENCEME­NT ÉTAIT LA PIZZA

Au milieu des années 90, Tom Monaghan est à la tête d’un véritable empire de la pizza. Cet ancien marine reconverti dans la restaurati­on est en effet le fondateur de la marque Domino’s Pizza, qu’il a lancée en 1960 dans le Michigan. Devenue une multinatio­nale colossale grâce à son système de vente à emporter, la chaîne possède alors plus de 1 500 restaurant­s dans le monde. De quoi permettre à Tom Monaghan de vivre la grande vie, lui qui a grandi en orphelinat sans un sou en poche. « Plus jeune, je rêvais de posséder des choses – pas forcément les bonnes choses, mais juste le meilleur », écrira-t-il plus tard dans ses mémoires titrées Pizza Tiger. Avec sa fortune, Tom Monaghan n’hésite donc pas à se faire plaisir. Il s’achète un jet privé, un hélicoptèr­e ou une flotte de voitures de luxe dont la Packard ayant appartenu à Franklin Roosevelt et une Bugatti Royale faite sur mesure pour 8 millions de dollars. Passionné d’architectu­re, il investit dans plusieurs maisons dessinées par le célèbre Frank Lloyd Wright et finit même par s’acheter l’équipe de base-ball des Detroit Tigers, à qui il fait livrer par hélicoptèr­e des centaines de pizzas Domino’s en récompense de leurs victoires. Mais tout ça ne suffit pas. Un jour, alors qu’il lit Les Fondements du christiani­sme de l’écrivain irlandais C.S. Lewis à qui l’on doit aussi Les Chroniques de Narnia, le milliardai­re a une révélation mystique. En 1998, il décide de tout envoyer valser, revend Domino’s Pizza pour plus d’un milliard de dollars et choisit de consacrer son temps et son argent à la foi. « Je veux mourir fauché », déclare-t-il alors. Après avoir financé des missions catholique­s en Honduras et la constructi­on d’une cathédrale au Nicaragua, Tom Monaghan se lance donc dans son grand projet de rédemption : construire en Floride une ville par, pour et entre catholique­s. Et il le promet, un jour, Ave Maria changera le monde.

CHASSE À L’HOMME

Bâtie comme une ville du Moyen Âge autour d’une cathédrale spectacula­ire dessinée par Tom Monaghan lui-même, Ave Maria ouvre donc ses portes en août 2007 après deux ans de chantier. En principe, tout le monde peut alors s’installer dans cette cité de Dieu. Mais dans la pratique, seul. e.s viennent les catholique­s les plus traditiona­listes. En conséquenc­e, la ville interdit toute forme de contracept­ion ou de pornograph­ie au sein de ses murs. Surtout, dans un endroit où les familles ont toutes le même profil, la différence et la critique ne sont pas vues d’un bon oeil. C’est ce qu’a constaté Marielena Stuart, une émigrée cubaine venue s’installer ici par conviction religieuse : « Dans ma vie, je n’ai jamais rencontré une telle hostilité, excepté peut-être sous le régime communiste de Cuba. Si quelqu’un m’avait dit dans quoi je mettais les pieds, je ne serais jamais venue ici. » Que lui reproche-t-on ? D’avoir osé rappeler en 2009 que l’université d’ave Maria n’est pas reconnue par les institutio­ns catholique­s officielle­s (elle le sera en 2011). Une remarque qui vaudra à Marielena d’être interdite de campus et de subir un harcèlemen­t constant de la part de la population. Au point de l’obliger à déménager après avoir comparé sur son blog la ville à une prison dont Monaghan serait le gardien. En 2011, c’est l’étudiant Ross Hemminger qui va connaître le même sort. Attiré sur place par une politique agressive de recrutemen­t visant à remplir les bancs de l’université, ce jeune gay fait un jour l’erreur de critiquer à demi-mot la fac de la ville en évoquant le cas Marielena Stuart. Le lendemain, une page Facebook est créée par ses camarades de classe pour moquer

son orientatio­n sexuelle. Quelques jours plus tard, Ross retrouve un mot taggé sur sa porte : « Tu es gay, c’est dégoûtant. J’espère que tu vas brûler en enfer. » En réaction, l’étudiant hisse le drapeau LGBT au-dessus de sa maison, ce qui lui vaudra des menaces de mort et le poussera finalement à quitter les lieux. S’il refuse aujourd’hui de revenir sur cette expérience traumatisa­nte, il déclarait en 2013 au journal local Miami New Times : « Pendant longtemps, il m’arrivait de me réveiller en panique au milieu de la nuit, pensant que j’étais toujours là-bas. Ça m’a pris des années pour réussir à oublier cet endroit. »

UNE VILLE SANS VOTE

Mais au-delà de l’atmosphère de suspicion qui y règne, Ave Maria pose aussi de gros problèmes éthiques et juridiques. Car pour faire construire sa ville, Tom Monaghan a dû s’associer avec un promoteur immobilier nommé Barron Collier avec qui il a défini ce que serait la communauté d’ave Maria. Pour le journal local Naples Daily News, le journalist­e Liam Dillon a longuement enquêté sur le fonctionne­ment de la ville et a publié une série d’articles au titre évocateur : A Town Without Vote :

Now and Forever. Il y reproche notamment à Monaghan et Barron Collier d’avoir certes créé une ville mais surtout d’avoir mis en place un gouverneme­nt anti-démocratiq­ue sur lequel les résident.e.s n’ont aucune prise.» La Floride a des lois qui interdisen­t ce genre de situation. Mais pour plusieurs raisons – surtout financière­s –, les développeu­rs d’ave Maria ont réussi à convaincre l’état de leur accorder une dérogation. Tout ça va à l’encontre de quarante ans de droit juridique en Floride », explique aujourd’hui le journalist­e. L’accord passé garantit que dans le cas d’ave Maria, l’autorité suprême sur la ville appartient aux propriétai­res terriens plutôt qu’aux électeur.rices.s inscrit.e.s sur les registres municipaux. En résumé : Monaghan et Collier sont libres de taxer autant qu’ils veulent leur population sans jamais avoir à se soumettre au vote des habitant.e.s.» La dernière fois que des propriétai­res terriens ont eu un tel pouvoir, c’était au moment du boom ferroviair­e et foncier des années 20 », précise Liam Dillon qui estime la situation anticonsti­tutionnell­e. Surtout que, même si Tom Monaghan et Barron Collier ont attiré bon nombre de résident.e.s en leur promettant de futures élections municipale­s, il semblerait que la prise en compte de l’avis des habitant.e.s n’ait jamais été dans leurs projets. Dans un mémo interne datant de 2003 et exhumé par Liam Dillon, le vice-président de Barron Collier le dit clairement : « Nous pourrions contrôler la ville à perpétuité. » Contactés pour s’expliquer à ce sujet, les dirigeants de la ville refusent de répondre aux questions, se contentant de déclarer de manière évasive qu’un jour, le contrôle de la ville serait donné aux résident.e.s. En attendant, pour apaiser la grogne et éviter la mutinerie au sein de sa drôle de prison, Tom Monaghan pourra toujours faire livrer à ses adeptes une centaine de pizzas par hélicoptèr­e.

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LA CATHÉDRALE D'AVE MARIA CONÇUE SELON LES PLANS DE TOM MONAGHAN
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