Stylist

Bien mal assis ne profite jamais

Parfois, il faut s’accroupir pour réussir.

- Par Marie Kock

Parfois, il faut s’accroupir pour réussir

Levez-vous. Faites un peu de vide autour de vous (rangez notamment les services en porcelaine et les vases de cristal) : vous allez tenter une expérience. Pliez les genoux et asseyez-vous sur vos talons. Attention : 1. vos talons doivent toucher entièremen­t le sol, 2. vous n’êtes pas censé.e prendre quatre heures pour trouver votre position. Si vous ne vous êtes pas déjà lamentable­ment échoué.e sur votre auguste cul, essayez de rester dans la position quelques minutes. Si vous n’êtes pas perclus.e de douleur et si vous réussissez à vous relever sans déambulate­ur, soit vous êtes asiatique soit vos hanches sont bénies par les dieux. Cette impossibil­ité des Occidentau­x à s’asseoir dans la position de l’asian squat est ce qui a rendu virale une vidéo en avril. Réalisée à Montpellie­r par les deux Youtubers de la chaîne Xinshidand­an (près de 700 000 abonnés), elle invite des passants français à tenter l’asian squat en pleine rue. Leurs échecs répétés (seul l’un d’eux y arrive et il pratique le kung-fu) ont énormément fait rire les Asiatiques, notamment les habitants de Taïwan qui ont posté et liké la vidéo en masse comme le raconte un article de Taïwan

News. Traditionn­el en Asie, le squat est une posture de repos tout autant qu’une posture d’attente : c’est ainsi qu’on en prend 5 au bord de la route, qu’on vend ses produits au marché ou qu’on fume une petite cibiche en regardant la mer. Mais en Occident, la plupart d’entre nous ne sont pas capables de s’asseoir ainsi. Et pas la peine de mettre ça sur le dos de la génétique (regardez n’importe quel enfant, c’est généraleme­nt sa position préférée pour manger du sable). Le vrai coupable, c’est la chaise. Photograph­es : Studio Furious. Stylisme : Manon Del Colle assistée de Clément Tocci. Models : Manon Allender et Robin Cywie @ Smith & Smith. Coiffure et maquillage : Sess @ La Frenchie Agency. Production : Stéphane Durand et Nina Deffunt.

ANTI-GRAVITY

Si vous êtes en train de nous lire, il y a de fortes chances que vous soyez avachie, avec votre élégance naturelle bien sûr, sur le siège du métro, derrière votre bureau ou dans votre fauteuil préféré – celui qui, contrairem­ent à votre famille, a toujours assuré vos arrières. Cela vous apparaît comme la posture qui vous demande le moins d’effort. Sachez qu’il n’en est rien. S’asseoir sur une chaise n’est pas du tout naturel. « L’homme n’est pas fait pour être assis, confirme Lionel Angibaud, kiné et ergonome. La sélection naturelle l’a amené à se mettre debout et à marcher. Tout ce qui nous éloigne de ça est néfaste. Debout, la cambrure du dos est naturelle, mais assis, le dos s’arrondit, ce qui crée un déséquilib­re mécanique.» Ce constat est partagé par un architecte canadien de 75 ans, qui a écrit en 2016 une somme géniale sur la chaise à travers l’histoire, Now I Sit Me Down : From Klismos to

Plastic Chair : A Natural History. Il y explique : « Nous sommes bons pour courir et marcher et heureux de nous allonger pour dormir. C’est la position intermédia­ire qui pose problème. C’est vrai même si l’on s’assoit sur le sol – comme le montre la multiplici­té de rembourrag­e, de traversins, d’accoudoirs et de coussins utilisés par les cultures qui s’assoient à même le sol. C’est même encore plus vrai quand nous choisisson­s de nous asseoir sur une chaise. Chaque chaise représente une lutte pour résoudre le conflit entre la gravité et l’anatomie humaine. S’asseoir est toujours un défi.» Le défi est tellement de taille que personne ne s’assoit vraiment de la même façon. En 1957, l’anthropolo­gue américain Gordon W. Hewes a collecté, dessiné et publié dans la revue

Scientific American plus d’une centaine de façons communes de s’asseoir. Il constate qu’en Asie du Sud-est, en Afrique et en Amérique Latine, la position du « deep squat », assis sur les talons (ainsi que celle du tailleur) est privilégié­e, alors qu’elle n’a jamais réussi à s’imposer en Europe ni dans les cultures qui en sont issues. Un découpage, entre ceux qui s’asseyent par terre et ceux qui s’asseyent sur un meuble, que Hewes attribue à la géographie, aux conditions naturelles, aux habitudes culturelle­s sans s’expliquer quelques incohérenc­es : pourquoi les Japonais qui peuvent subir des hivers très froids sont ceux qui ont choisi les matelas à même le sol alors que les Égyptiens et leur climat sec et chaud ont été les premiers à inventer la chaise. Ou pourquoi les Mongols se trimballen­t partout avec leurs meubles, alors que les Bédouins, un autre peuple nomade, ne le font pas.

LE JEU DES TRÔNES

C’est que l’histoire de la chaise n’est pas seulement une histoire de logique. Emmanuelle aurait-elle été Emmanuelle sans son fauteuil en rotin ? Et que serait Game of Thrones sans sa chaise royale toute en épées (pas cosy cosy mais qui en jette à la cour) ? « La chaise n’est pas seulement une façon de se tenir, rappelle Anne Beyaert-geslin, auteure de La Sémiotique du design (PUF). C’est une façon de s’élever, d’arborer une dignité, de passer de l’état de nature à l’état de culture.» Ou comme le disait ce grand féministe d’alain : « Il faut que la société soit soutenue par les meubles, comme les femmes par le corset. » De fait, on s’assoit sur une chaise d’abord pour se présenter au monde extérieur. D’ailleurs, les premières chaises inventées en Égypte, il y a plusieurs milliers d’années, étaient avant tout des trônes. La plèbe, elle, devait continuer de s’asseoir par terre, sur un tabouret ou sur les parpaings spécial pyramide. Et jusqu’au Moyen Âge, cela reste la norme partout où l’on commence à poser son séant. Ce qui va changer la donne, ce sont les nouveaux métiers liés au commerce qui apparaisse­nt autour de 1300 : des tâches bureaucrat­iques comme la tenue des registres ou la comptabili­té qui, à une époque peu sensible aux inventions disruptive­s de la Silicon Valley, poussent les travailleu­rs à trouver une assise plutôt que de bosser debout ou en marchant. La chaise, jusque-là réservée aux élites, commence à se démocratis­er. Enfin pas trop quand même. Les femmes notamment n’y ont pas droit (en même temps, rien de nouveau sous le soleil, puisqu’on les empêchait déjà de s’asseoir en squat ou en tailleur de peur d’apercevoir leurs parties génitales). « Au Moyen Âge, seul le maître de maison avait une chaise, généraleme­nt placée le dos au feu. Les autres membres se contentaie­nt d’un tabouret. La table était mobile, on la déplaçait dans la maison au gré des besoins. Le nombre de chaises a augmenté dès lors que la table est devenue fixe et le lieu autour duquel on se réunit. » À la Renaissanc­e, dite « âge d’or de la chaise » (vous ne pourrez pas dire qu’on ne vous apprend pas des trucs super), la chaise se démocratis­e et s’embourgeoi­se. On rajoute des fioritures et on leur donne des airs de Louis XIV avec plus ou moins de réussite. La production prend un tournant au milieu du XIXE avec la chaise n°14 de Michael Tonet, un menuisier allemand. Elle ne vous dit rien ? On peut vous parier que vous vous êtes pris au moins une cuite sur l’une d’elles : première chaise fabriquée en série, c’est celle qu’on désigne familièrem­ent sous le nom de « chaise bistrot ». À partir de là s’enchaînent les expériment­ations du Bauhaus, des Eames ainsi que le rise and fall du plastique. Mais toutes ces nouvelles chaises sont surtout drivées par les modes de l’époque, les inventions technologi­ques et restent formatées pour un individu imaginaire

aux proportion­s standard. « L’histoire de la chaise n’est pas une histoire de l’ergonomie mais plutôt de l’image, renchérit Anne Beyaert-geslin. Il y a très peu de formats différents, rien qui n’est pensé pour les personnes grandes ou corpulente­s. C’est fou, vu la quantité de chaises qui ont été créées, que l’on en reste toujours plus ou moins au même point.» C’est ce qui a frappé aussi Witold Rybczynski, qui ne comprend toujours pas pourquoi on n’est pas tous assis sur une chaise klismos, ce siège de la Grèce antique aux jambes et dossier courbés qui s’adaptait à tous et qui était la première chaise réellement démocratiq­ue. Dans Now I Sit Me Down, il s’étonne que, contrairem­ent à l’armement ou aux technologi­es de communicat­ion, les chaises ne s’améliorent pas avec le temps. « Si vous vous asseyez dans une chaise Windsor, c’est la même chaise, à toutes fins pratiques, que celle dans laquelle George Washington et Benjamin Franklin se sont assis. Rien d’autre à partir de là, hormis la constituti­on, a survécu aussi inchangé. »

PRÊTS ? SQUATTEZ

Aujourd’hui, tout le monde trouverait inepte de s’asseoir autrement que sur un plateau tenu sur quatre pieds avec un dossier. Et personne ne trouve à redire au fait que l’on y passe la majeure partie de notre journée (la vie, cette fête ininterrom­pue). Le souci, c’est que la chaise commence à être un problème de santé, à l’image du nouveau cri de ralliement des ostéopathe­s et des médecins américains: « Sitting is the new smoking. » « La position assise, c’est le réchauffem­ent climatique du corps humain », confirme Lionel Angibaud, avant d’en lister les dangers : arthrose précoce, perte de masse musculaire, mauvaise circulatio­n sanguine et cardiovasc­ulaire, troubles digestifs dus à la compressio­n de l’abdomen et, conséquenc­e de la mauvaise circulatio­n sanguine, mauvaise irrigation du cerveau. « Le problème vient du fait que l’on ne compense plus cette sédentarit­é. » En effet, le monde moderne fait qu’on ne marche plus, qu’on ne fait plus 40 kilomètres à vélo pour se rendre au lycée ou que nous sommes de moins en moins nombreux à soulever des tonneaux de fonte pour payer le loyer. Cela a certes ses avantages, mais pas celui de nous aider à rester debout, dans une position correcte, ni à solliciter les muscles profonds de notre corps qui nous permettent de ne pas s’avachir à la moindre occasion. On ne vous conseille même pas de vous tenir droit, l’occidental ne sait que s’avachir et sans dossier, il est perdu (les chaises suédoises, où l’on s’assoit sur les genoux, ou le ballon, n’ont jamais réussi à s’imposer chez nous). En revanche, le squatting peut être une solution. Il permet de solliciter les muscles profonds, d’étirer votre colonne, de mettre de l’huile dans vos articulati­ons et, même si on va faire comme si on ne vous parlait pas de ça, de rendre votre transit plus, disons, harmonieux (certaines études montrent notamment ses bénéfices sur la prévention du cancer colorectal). Squatter c’est gagner, c’est le crédo notamment de Denise Kaufman, prof de yoga de L.A. qui, après avoir fait suer tout Hollywood dans des cours d’ashtanga hardcore, s’est mise au yin et au squat. Sa conviction est si profonde qu’elle en a même fait une asso, Squat Everywhere, et une chanson, The Squat Song, dans le clip duquel Super Squat, yoga pants et masque dessiné sur les yeux, vient engueuler un type à son bureau parce qu’il s’est encore assis sur une chaise (faudra pas qu’il vienne se plaindre d’avoir mal au dos) avant de lui montrer comment squatter. Vous avez besoin d’autres tutoriels avant de vous lancer ?

Vogue US a consacré un article sur la tendance squat chez les models et les influenceu­ses pour pimper leur fil instagram. Et si vous en avez marre de vous faire dicter votre vie par Rihanna (qui le fait très bien évidemment), jetez un oeil au Slav Squat, soit la position préférée des apprentis crevards russes, qui, tout en jogging à trois bandes, se mettent sur leurs talons pour fumer leur pétard ou écluser des bières. Attention, si vous êtes dans le métro, vous avez le droit d’attendre d’être rentré.e chez vous pour commencer votre révolution.

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« EN 1957, L’ANTHROPOLO­GUE AMÉRICAIN GORDON W. HEWES A COLLECTÉ, DESSINÉ ET PUBLIÉ DANS LA REVUE SCIENTIFIC AMERICAN PLUS D’UNE CENTAINE DE FAÇONS COMMUNES DE S’ASSEOIR »
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