Emballé par du film alimentaire
Si vous allez voir des films asiatiques, c’est qu’ils parlent d’abord à votre ventre.
Si vous aimez les film asiatiques, c’est parce qu’ils parlent à votre ventre
Seul défaut : on est affamé tout le long » ; « Une fête pour les yeux et les papilles » ; « Une bonne vingtaine de repas en tout » ; « Prévoir de manger asiatique ensuite »… Non, vous n’êtes pas en train de rôder dans les couloirs de Tripadvisor, mais dans ceux, moins branchés food, d’allociné. Plus exactement, dans les critiques presse et spectateur.ice.s de Notre petite soeur d’hirokazu Kore-eda, dramédie familiale auréolée en 2015 d’un beau succès international et dont, curieusement, certain.e.s ont moins retenu l’histoire (les retrouvailles de quatre soeurs venant d’enterrer leur père) que les nombreuses et alléchantes scènes de bouffe. 2018 est l’occasion de leur rafraîchir leur mémoire. Car le même Kore-eda a, en mai dernier, décroché la Palme d’or pour son nouveau film, Une affaire de
famille. Il y est à nouveau question d’une fratrie (des miséreux à tendance chapardeuse), on y filme à nouveau un quotidien ponctué notamment par le rituel du repas, et il n’est pas impossible qu’à la sortie en décembre prochain de ce sésame, pardon, de cette palme, vous entendiez à nouveau parler de cuisine à l’huile. Car à force de constituer L’ADN du cinéma asiatique ou, du moins, d’être perçue comme telle, la gastronomie est devenue ces dernières années son argument de vente numéro un. Et si ces food porn movies vous donnent de plus en plus faim, ce n’est pas parce que vous êtes un.e obsédé.e de la fourchette : c’est parce que leur meilleur moyen de rivaliser avec les Avengers est de vous mettre l’eau à la bouche. Alors, allez-vous aimer les films qui filent la dalle ?
OUI, PARCE QUE VOUS RISQUEZ DE VOUS RESSERVIR Il y a quelques années, c’est peut-être le seul nom d’eric Khoo qui aurait pu vous faire vous ruer sur son nouveau film – le cinéaste jouissait dans les années 2000 d’un petit succès d’estime, célébré à Cannes, et depuis lors plus ou moins passé au second plan. Mais aujourd’hui, l’envie de cinéma viendra d’un élan plus trivial : un certain appel du ventre, réveillé par un simple titre, et fleurant bon le bouillon. La Saveur des ramen (en salles cette semaine) raconte le retour du jeune chef japonais Masato dans son Singapour natal, à la recherche d’une origine familiale perdue de vue. À chaque étape de son histoire, c’est la cuisine qui sert d’illustration : Masato a oublié le goût du bak kut teh, la soupe de porc singapourienne, pour consacrer sa vie aux ramen. « Le titre original,
Ramen Teh, reprenait le mix culinaire et culturel proposé par l’intrigue, mais pouvait sembler obscur, nous explique Éric Le Bot, qui distribue le film via sa société Art House. J’ai choisi pour la VF de miser sur le goût du public français pour le Japon. Le ramen a explosé ici ces dernières années. » Il n’a pas tort – et quitte à vendre le film comme une version celluloïd de la soupe de nouilles, autant s’associer à un restaurant. Ce sera Ryukishin, enseigne raffinée présente à Osaka, Kyoto, Milan ou New York, récemment implantée à Paris par son réputé chef Tatsuji Matsubara, qui nous dit « réfléchir à l’invention d’une recette spécialement inspirée du film ». Pour compléter le programme, le film sort en pleine Semaine du Goût® (du 8 au 14 octobre) – « un hasard », nous assure Le Bot, mais un hasard heureux qui augure une multitude de collaborations : « Des animations avec les scolaires, ou des tarifs réduits proposés dans les restaus partenaires sur présentation du ticket de cinéma. » Certes, le cinéma d’asie a toujours eu un frigo bien rempli, que ce soit dans le Japon middle-class de Yasujiro Ozu (Le Goût du
saké, ressorti cet été en salles avec plusieurs autres films du même réalisateur), les beuveries coréennes de Hong Sang-soo (In Another Country), ainsi qu’ailleurs en Chine continentale (Le Sorgho rouge de Zhang Yimou), à Taïwan
(La Saveur de la pastèque de Tsai Ming-liang) ou au Vietnam (L’odeur de la papaye verte de Tran Anh Hùng). Mais parfois, c’est au distributeur de forcer le trait, s’il veut vraiment mettre l’eau à la bouche de potentiel.le.s spectateur.rice.s, et ceux.elles qui l’ont compris ces dernières années savent de mieux en mieux en faire commerce. OUI, MAIS ATTENTION AUX INGRÉDIENTS SURPRISES Marion Tharaud dirige le marketing chez le distributeur Haut et Court. Elle se souvient de la campagne consacrée aux Délices de Tokyo de Naomi Kawase (2016), l’histoire d’un homme aigri dont la boutique de dorayakis, des pâtisseries japonaises à base de haricot rouge, connaît une nouvelle jeunesse le jour où il recrute une mystérieuse cuisinière à l’âge aussi avancé que ses mains sont expertes. « On a mis le paquet sur le titre car on savait que le public français, qu’on espérait bien aller chercher sur ce terrain, ne comprendrait pas le titre d’origine, An, qui désigne la pâte de haricot. » Nouveaux petits noms envisagés : La Petite Boutique de dorayakis, Les Merveilleuses Pâtisseries de madame Toku, Madame Toku et ses délicieux gâteaux. Finalement, ce sera le plus sobre
Les Délices de Tokyo. Car ce jeu de com est une recette bien dosée qui répond aussi à une logique de frugalité. « Pour l’affiche, on s’est rendu compte qu’on ne pouvait pas trop en faire, montrer par exemple quelqu’un en train de manger : le résultat ressemblait à un menu.» Tharaud retire toute référence culinaire du visuel et opte pour trois portraits des personnages, chiffon de cuistot dans les cheveux, découpés sur un fond de cerisier en fleurs. La bande-annonce, en revanche, y va plein pot : pâtes dorées, marmites fumantes de vapeur, gestes adroits de découpe et de préparation. Vu le sujet du film, les plans étaient là, clé en main, mais il y avait un autre aspect beaucoup plus embarrassant du scénario qu’il a fallu, au contraire, occulter : la lèpre dont est secrètement atteinte la cuisinière. Impossible de le savoir sans aller voir le film de ses propres yeux : « On a choisi de le gommer totalement de la bande-annonce et du synopsis.» Inutile de couper l’appétit des futurs spectateurs. Carton plein du côté des retombées presse : en plus des médias culture traditionnels, le film s’invite dans les colonnes du Fooding, de Marmiton, de 750 g : « On a noué des partenariats assez inhabituels pour un film, genre Elle à table. Certain.e.s ont publié la recette des dorayakis.» Tharaud raconte avoir écoulé cette petite galette sucrée à base de haricot par camions entiers, de Cannes aux avant-premières parisiennes. « Pour un congrès où j’espérais convaincre des dizaines de salles, j’ai fait venir un stock énorme, et me suis rendu compte au dernier moment que tout était périmé d’un jour. Pas d’autre choix que d’arracher les étiquettes, en priant pour ne pas avoir empoisonné la moitié des exploitant.e.s français.e.s…» Mais heureusement, elle tombe sur un crack : le pâtissier Romain Gaia qui, par un heureux hasard, lance au même moment Tomo, son salon de thé spécialisé dans les dorayakis. S’il a autant donné de lui-même pour la promo, c’est notamment parce qu’il savait dans quel sens irait l’ascenseur ensuite: «J’ai régulièrement des clients qui entrent parce qu’ils veulent goûter quelque chose qu’ils ont vu au cinéma. Les oeuvres japonaises exportées jouent un rôle décisif dans la diffusion de la gastronomie en France : celui de créer le désir pour passer du bas de gamme au haut de gamme.» Au même titre qu’on trouve de mauvais croissants dans tous les hypermarchés du monde, on trouvait des dorayakis industriels en France avant 2016. Depuis, les dorayakis traditionnels, préparés à la minute, se trouvent chez Tomo et ailleurs – et notamment parfois chez mk2, comme un reste des soirées événement organisées par Tharaud. Bref : un film a lancé une pâtisserie sur le marché français. Avec 370 000 entrées,
Les Délices de Tokyo est de très loin le plus gros succès en France de son auteur. On ne saurait l’attribuer aux seuls dorayakis, aussi délicieux soient-ils. Mais l’effet sur le box-office de ce qui relève de la cuisine n’est plus un mystère. En mai dernier, Art House (la société qui distribue La Saveur
des ramen) rassemblait contre toute attente 100 000 spectateur.ice.s devant Senses,
“UN FILM A LANCÉ UNE PÂTISSERIE SUR LE MARCHÉ FRANÇAIS”
un film de 5 h 17 d’un auteur jamais distribué en France auparavant, Ryusuke Hamaguchi. Morgan Pokée, programmateur du ciné Le Concorde (La Roche-sur-yon) et sélectionneur à la Quinzaine des réalisateurs, se souvient : « Sur un mois d’exploitation, j’ai fait plus de la moitié de mes entrées en une seule journée marathon où je proposais un buffet pendant les entractes.» Avec peut-être un coup de pouce du titre (rebaptisé pour la France : au Japon, il s’appelait Happy Hour – on partait sur d’autres types de buffets), en mesure d’attiser les « sens » des cinéphiles, et pas juste la vue – même si la cuisine est très peu au centre.
NON, PARCE QUE TOUT N’EST PAS COMESTIBLE
Les Délices de Tokyo, La Saveur des ramen… au Japon, cette appétence peut lasser : Clément Rauger, programmateur à la Maison de la Culture du Japon à Paris, raconte l’agacement suscité par les critères d’exportation du cinéma local. « On me demande parfois pourquoi la France sort inlassablement les films de Kawase et de Kore-eda. Je comprends mais je balaie : ces films ne prennent la place de personne. Ils correspondent au goût d’un certain public pour le “cinéma du milieu”, au même titre que les réalisateur.rice.s français.e.s qui marchent à l’étranger, comme François Ozon ou Olivier Assayas.» Ils ne prennent la place de personne, mais certains qui ne remplissent plus les critères ont tout de même une peine grandissante à trouver un créneau. En atteste le désamour fulgurant de Takeshi Kitano, personnage fantasque alternant la réalisation de polars, de drames auteurisants et de comédies, parallèlement à une carrière de simili Vincent Lagaf’ à la télé nippone. « Il y a vingt ans, ses variations sur le film de yakuza (Sonatine,
Hana-bi, NDLR) étaient très appréciées du public occidental. Aujourd’hui, les épisodes de sa trilogie
Outrage sont peu à peu passés de la salle à la vidéo à la demande, pour finir par ne pas être diffusés du tout. » En cause, pas seulement la cuisine, mais peut-être une non-conformité plus générale aux clichés du cinéma de l’archipel. Clichés que Rauger connaît bien : « Le temps long de la narration, le rapport animiste entre l’homme et la nature. » Le goût du bizarre, de la fantasmagorie japonaise s’est rétréci : « Il correspond désormais à un public de niche, qui va le découvrir par pelletées à L’étrange festival. » La comédie, par exemple, reste encore bloquée hors des salles occidentales (avez-vous déjà vu une comédie nippone ?) : « Alors qu’elle a pourtant une bonne place au Japon. On peut même y voir des films de repas de famille, des genres de versions locales de Barbecue… » Peut-être un filon à creuser ? D’ici là, inutile de voir dans le phénomène une révolution copernicienne : il n’est jamais que l’extension au cinéma d’un des piliers de la mondialisation asiatique. L’historienne Liêm-khê Luguern, spécialiste des immigrations asiatiques, le rappelle : « La restauration a été une source majeure à la fois d’activité et de survie sociale pour les premiers arrivants en Occident.» Des entreprises familiales, offrant à la fois du travail en cuisine aux parents ne parlant pas la langue d’accueil, en salle aux enfants la maîtrisant mieux pour le service, ainsi qu’un lieu de rendez-vous pour les communautés immigrées. «Je ne suis pas certaine en revanche que cela soit, comme on l’entend parfois, un vrai pont de rapprochement des cultures, ajoute Liêm-khê Luguern. Les Français.e.s ne se sont pas ouvert.e.s massivement à la civilisation vietnamienne en mangeant des nems.» La question est maintenant de savoir s’ils.elles s’y ouvriront en regardant des films sur des gens qui en cuisinent.
“LES FRANÇAIS.E.S NE SE SONT PAS OUVERT.E.S À LA CIVILISATION VIETNAMIENNE EN MANGEANT DES NEMS”